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Jouir et laisser mourir


Jouir et laisser mourir

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Il y a quelque chose de cassé dans la République de France. Les « élites » − comme l’on dit hypocritement en régime démocratique pour masquer le fait qu’une caste dominatrice, privatisant les leviers du pouvoir, empêche tant qu’elle peut une autre élite potentielle de la concurrencer sur le champ idéologique −, les « élites » donc, frappées d’une cécité connaturelle à leur fonction recluse, ont failli. Comme jadis au Divan, les eunuques se sont emparés du pouvoir, des eunuques intellectuels qui ont peu à peu abdiqué toute capacité de résistance devant un vent de l’Histoire qui a noms « marchés », « Bruxelles », ou « avancée des mœurs ».
Tout cela est connu. Reste cependant à se demander comment cela a pu arriver, et à comprendre que, dans ce mouvement de liquéfaction, nul n’est tout à fait innocent. Il n’y a pas, face à des élites corrompues, un peuple blanc comme neige que l’oligarchie aurait pillé, ou détruit par des moyens coercitifs. Il y a eu une collusion générale, un aveuglement collectif pour accoucher de cette déchirure interne.
La grande bourgeoisie de droite qui n’a eu de cesse d’envoyer ses rejetons dans les écoles de commerce apprendre à faire du fric ; l’antique aristocratie qui a oublié ses humanités, abandonnant aux branchés ce que l’on appelle salement la « culture » et qui, quand elle est fabriquée par des succédanés de Jack Lang, donne vraiment envie de sortir son flingue ; les petits professeurs de la République qui ont abondé dans le sens de la nouvelle pédagogie, détruisant du même coup deux générations d’élèves et leur outil de travail ; l’immense majorité de ce peuple enfin, petit ou grand, qui a consenti à dresser depuis quarante ans un autel à Dame Télévision au centre de son foyer parce que ça l’arrangeait de ne plus penser, ce peuple qui a porté au pouvoir Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande, ces hommes immenses, et ne pourra continuer longtemps de feindre la stupeur devant ce qui lui arrive ;[access capability= »lire_inedits »] l’extrême droite aussi, traditionaliste ou démagogue, qui rappelle aujourd’hui de ses vœux l’État protecteur que son anticommunisme a si bien aidé à détruire ; l’extrême gauche encore, qui a accompagné l’antiracisme simulé jusqu’à devoir aujourd’hui négocier avec les barbus dans ses banlieues rouges d’antan ; la démocratie-chrétienne, qui a préféré Monnet à Schuman et se tient au garde-à-vous devant une Commission de technocrates dont elle tente − ou feint désespérément − de croire qu’elle incarne la grande idée européenne ; les gaullistes aussi qui, après avoir industrialisé à tour de bras, se réveillent effarés et cherchent en tâtonnant un peuple ; le socialisme enfin qui, comme son nom ne l’indiquait pas, s’est voué plus que personne à l’entreprise édifiante de l’individu-roi ; et last but not least, les écologistes politiques qui ont trahi, au nom d’une libération des mœurs toujours recommencée, leurs vagues idéaux.
Pas un de nous, de gros Robert de Maubeuge devant son verre de rouge matinal au haut fonctionnaire précieux de la rue de Varenne, qui n’ait apporté sa contribution à la fin d’un monde. Ce monde devait peut-être finir, et il était certainement branlant pour avoir si vite chu. Mais la question qui demeure pendante est celle des instruments qui ont précipité cette fracture générale. Le mal est dans l’homme, et il n’est certainement pas plus puissant aujourd’hui qu’hier. Ce sont donc les moyens dont un peuple a disposé pour les retourner contre lui-même qui ont changé. Ces moyens ont été nommés depuis un bon demi-siècle et il est pas plus lassant de les répéter que de constater que nul n’a jugé bon de s’employer à les neutraliser : ce sont d’abord la technique et la marchandise, dont l’alliance renvoie − c’est rageant − au concept debordien de « Spectacle ». Il est impossible de faire comme si l’immense sidération devant les prodiges de l’argent et de la science avait été critiquée réellement – c’est-à-dire comme si cette critique avait franchi les barrières du cœur de l’homme français. Cette critique a échoué pour cette raison principale que la pensée debordienne croyait pouvoir faire l’économie d’une éducation morale du peuple et que le simple écroulement de ce système sur lui-même suffirait à nous en débarrasser. Il n’avait pas vu que le système était bâti pour se reproduire.
Morale donc est la question, et c’est un gros mot pour la pensée post-marxiste. Mais les hussards noirs de Ferry avaient moins de scrupule, eux, à appliquer leur morale, et c’est sans doute ainsi qu’ils réussirent à reforger un peuple. Pourquoi une éducation morale ? Parce que la puissance de jouissance contenue dans le Spectacle est aujourd’hui si grande qu’elle ne se peut combattre ni seulement par des digues infrastructurelles ni seulement par une résistance personnelle. Elle ne peut être réduite que par la conjonction des deux, c’est-à-dire qu’elle réclame une vertu publique qui ne soit pas la pétition de principe d’une élite hypocrite mais qui soit enseignée aussi généralement que possible.
Notre époque possède bien évidemment une morale – qui n’en a pas ? – mais cette morale repose uniquement sur une préoccupation de décuplement de la jouissance dont elle fait croire qu’elle n’a pas de négatif. Or, neuf fois sur dix, la jouissance d’un individu s’exerce, quoi qu’il en ait, aux dépens d’un autre. C’est la grande loi naturelle que nous avons oubliée. La technique et l’argent coalisés ont tenté de nous faire croire que la jouissance pouvait croître pendant que diminuait la souffrance générale. Rien de plus faux. Comme le savait déjà Bernanos dans son Monsieur Ouine, on peut faire disparaître les lois morales d’un peuple, on peut même lui ôter toute culpabilité, tout souvenir de vie décente, la souffrance demeurera tout de même dans son intérieur, et une souffrance d’autant plus violente qu’elle n’aura pas de nom, qu’elle ne sera que la souffrance d’une réalité perdue, sans cause.
Aussi, la fracture contemporaine est-elle générale et touche autant le bas peuple que ses élites. Nous ne croyons pas qu’il y ait d’un côté des exploiteurs et de l’autre un prolétariat, mais plutôt une servitude volontaire de tous. S’il n’y a plus d’adéquation de ce peuple au réel, ce n’est pas tant pour ces raisons particulières dont chacun, selon son humeur, tente de donner une explication holiste : l’immigration, le capital prédateur, l’Europe, le racisme, la réaction ou le fascisme. Ceux-là, quand ils existent ne sont que des conséquences de la grande fracture intérieure qui parcourt tout le pays. C’est l’« Après-l’Histoire » de Muray, si l’on veut. C’est aussi une incitation à comprendre qu’il n’y aura pas de sauveur demain, qu’il faudra bien trois siècles pour construire un nouveau lieu habité par des hommes neufs, et que seuls des moines obscurs d’un autre type, proches de ceux que l’on vit au Haut Moyen Âge, y réussiront.[/access]

*Photo : kumasawa.

Février 2013 . N°56

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste.

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