L’antiracisme peut-il être de banlieue?


L’antiracisme peut-il être de banlieue?

Marche de la Dignité

Octobre répond à octobre, janvier est l’écho de juin et la réplique d’avril. Au 17 succède un autre 17. Entre ces mois, entre ces dates, des années ont passé, parfois des décennies. Mais, pour les organisateurs, en l’occurrence des organisatrices, de la « Marche de la dignité », samedi à Paris, un même fil conducteur : les « violences policières », le « racisme d’Etat ». « Un mort tous les mois [en France] entre les mains de la police », affirme au micro, sûre de son fait, la fondatrice du collectif « Urgence notre police assassine », Amal Bentounsi. Elle est la sœur d’Amine Bentounsi, tué d’une balle dans le dos par un membre des forces de l’ordre, le 21 avril 2012 à Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis. La victime était un délinquant multirécidiviste, abattu alors qu’il était recherché pour n’avoir pas regagné sa cellule au terme d’une permission de sortie. Fin 2014, le tribunal de Bobigny renvoyait l’auteur du coup de feu mortel devant les assises, pour « violence volontaire ayant entraîné la mort sans intention de la donner », un grade en dessous du chef de mise en examen, « homicide volontaire ».

Avant Amine Bentousni, il y avait eu Wissam el-Yamni, un chauffeur routier décédé le 9 janvier de la même année à Clermont-Ferrand après une interpellation policière, et avant encore, le 17 juin 2007, c’était la mort de Lamine Dieng, dans un fourgon de la police, à Paris, où il avait été placé suite à une dispute avec sa petite amie. Des « collectifs vérité et justice » se sont constitués après ces drames pour demander réparation. Ils ont défilé samedi jusqu’à la Bastille, partis de Barbès, quartier historique de l’immigration, en l’espèce plutôt algérienne, foyer de nostalgie qui compte toujours son lot de damnés de la terre. L’icône Frantz Fanon était de la marche, pancartes en noir et blanc comme au temps des rassemblements pour les droits civiques aux Etats-Unis, portées çà et là dans la petite foule – environ 5000 personnes – bien moins nombreuse que ne l’espéraient les initiatrices du mouvement. On avait là, regroupés sous une même bannière, la répression sanglante du 17 octobre 1961, les émeutes des banlieues de 2005 et tous les faits divers censés témoigner d’une dérive « raciste ».

C’est donc, principalement, conscients d’une « continuité historique » entre ces « crimes d’Etat » inspirés par une « politique coloniale et néo-coloniale » qu’ils dénoncent, que beaucoup ont pris part à cette marche. Un « appel » avait été rédigé par un « collectif » de femmes, signé, notamment, par l’Américaine Angela Davis, « marraine de la Marche », et le théologien musulman suisse Tariq Ramadan. La « Marche de la dignité » se veut l’héritière, 32 ans après, de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, dite aussi « Marche des beurs », restée célèbre et d’où naquit, dans les ors de l’Elysée, SOS Racisme« SOS merguez », comme l’appelait avec mépris une manifestante, samedi.

Marche de la Dignité

La marche du 31 octobre 2015 se veut en « rupture » avec l’antiracisme « institutionnel ». « Aujourd’hui je vous le dis, annonçait Amal Bentounsi aux manifestants : si vous êtes noirs, arabes, roms, zadistes, eh bien vous pouvez mourir entre les mains de la police. Aujourd’hui, vous ne ferez plus sans nous, mais avec nous. » « De Zyed à Rémi, désarmons la police », invitait une banderole, qui tissait un lien politique et comme fraternel entre la mort de Zyed Benna, l’un des deux adolescents décédés dans l’enceinte d’un transformateur électrique au terme d’une course-poursuite avec la police à Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005, et celle de Rémi Fraisse, le jeune opposant au barrage de Sivens, blessé mortellement le 26 octobre 2014 par une grenade offensive lancée par un gendarme mobile.

Par ailleurs, mais tout est lié, tenants d’une laïcité dite inclusive et soucieux d’apparaître à la page des comportements sociétaux, ces nouveaux marcheurs combattent non seulement le « racisme » et l’« islamophobie », mais aussi l’« homophobie », cherchant ainsi à briser le cliché de la banlieue culturellement hostile aux homos. « Voilées, non voilées, solidarité ! », « Ici, il n’y a pas la beurette émancipée et la voilée rétrograde ! », « Ecole publique, choisis pas ton public ! », envoyait la sono. Et quatre ou cinq jeunes hommes venus du Brésil, dont un peut-être transgenre, disaient par la voix de Fabio, installé à Toulouse, participer « à des mouvements transféministes en France », sous l’égide d’un mouvement intitulé « trans-pédés-gouines ».

De Toulouse aussi, Yamann, jeune femme voilée de 26 ans, déjà mère de trois enfants, racontait s’être mariée très tôt. A l’orée de la 6e, elle n’alla plus à l’école en raison de la loi y interdisant le port de signes religieux ostensibles. « J’ai été déscolarisée », dit-elle sur un ton fataliste, gardant le sourire. Ses parents, qui l’accompagnent à la manifestation et se tiennent main dans la main, le père étant européen, ne l’ont pas forcée à porter le hidjab à l’adolescence, assure-t-elle. Depuis, elle a créé une toute petite entreprise, un dépôt-vente. Les femmes voilées qui connaissent comme elle des difficultés d’accès à l’emploi, ou qui s’en tiennent à l’écart, sont toujours plus nombreuses à se lancer dans l’auto-entreprenariat. Yamann milite dans le mouvement BDS, « Boycott, désinvestissement, sanctions », dirigé contre Israël et dont les actions sont à ce jour illégales en France.

Continuité historique et continuité géographique, car la lutte des marcheuses et marcheurs de samedi ne connaît ni ne reconnaît de frontières légitimes. De Ferguson aux Etats-Unis à Ramallah en Palestine, en passant par les 4000 à La Courneuve ou le Mirail à Toulouse, l’injustice est pour ainsi dire la même, car procédant généralement, dans leur esprit, d’un même oppresseur, en l’occurrence « blanc » et « sioniste », deux faces d’une même pièce, monnaie d’une domination kif-kif. Si l’on entendit des « Israël, casse-toi, la Palestine n’est pas à toi », on précisera que les manifestants n’ont pas fait assaut de termes racialisants. Même le Parti des indigènes de la République, le PIR d’Houria Bouteldja, qui d’habitude ne se prive pas de piques anti-blanches, l’avait mise momentanément en veilleuse. Mais le soir, place de la Bastille, arrivée des Etats-Unis où la figure du Blanc est traditionnellement associée à la « domination », une Américaine noire a déclaré : « Nous devons être unis contre la suprématie blanche, le capitalisme et le sexisme. »

Marche de la Dignité

La présence du PIR parmi les organisateurs de la Marche de la dignité, d’un collectif comme « Urgence notre police assassine », des termes ou expressions telle que « racisme d’Etat » dans l’appel, avaient convaincu certains qu’ils n’avaient pas ici leur place – entre autres, le Parti socialiste, de toute façon indésirable, et, ce qui est déjà plus embêtant, la Ligue des droits de l’homme (LDH) et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples. Présents, le Front de gauche et les Verts n’ont semble-t-il pas signé l’appel, à l’inverse du NPA, affirme l’ex-candidat à l’élection présidentielle Philippe Poutou, toujours employé en Gironde dans une usine Ford de fabrication de boîtes de vitesse, dont « l’avenir n’est pas assuré », mais ses collègues et lui se sont « battus pour qu’elle ne ferme pas ».

Continuité des causes, mais rupture dans la forme et l’incarnation de l’action. Du moins est-ce là le vœu des instigateurs de cette marche, qui, pour leur malheur peut-être, n’a pas fait le plein (il aurait fallu au moins 30.000 participants). Mais enfin, la volonté existe de représenter en France l’« antiracisme légitime » et la « nouvelle laïcité », contre les « illégitimes » Caroline Fourest et Elisabeth Badinter – elles n’ont pas été nommées, mais elles sont fréquemment décriées sur les réseaux sociaux par ceux-là-mêmes qui défilaient samedi. L’objectif est de « ne plus laisser d’autres (les mêmes Fourest et Badinter, ndr) parler à notre place ». Il en va de « notre dignité » – le mot moral au centre de tout.

Cette aspiration à devenir maître du jeu antiraciste oblige en principe à lisser son discours pour être entendu du plus grand nombre – les néo-marcheurs sont encore très éloignés de ce but, si c’en est un pour eux, mais peut-être préfèrent-ils inspirer une certaine crainte pour être « respectés » des politiques. Il n’empêche, les attentats de janvier commencent à faire leur office. Si la ligne dieudo-soralienne, notoirement antisémite, continue d’inspirer une partie de ce public-là, la curie pro-palestinienne, maîtresse du jeu idéologique en banlieue, a prononcé l’excommunication du duo diabolique et traque ceux qui osent s’en réclamer encore publiquement.

*Photo : Antoine Menusier.



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est journaliste.

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