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L’étrange postérité de Lovecraft


L’étrange postérité de Lovecraft

Lovecraft

De l’anniversaire d’Howard Phillips Lovecraft, HPL pour les intimes, maître américain de littérature fantastique, né il y a cent vingt ans, le 20 août 1890, à Providence, Rhode Island, vous n’entendrez pas parler.

Pourtant, l’œuvre de HPL est l’objet d’une vénération mondiale constante depuis des décennies. Voilà un type qui, à lui tout seul, a réinventé la littérature fantastique et lui a ouvert des horizons infinis. Rompant avec le bestiaire classique des spectres, vampires, horlas et autres sorcières, Lovecraft a imaginé des univers parallèles merveilleux et des entités inter-dimensionnelles inquiétantes, sortes de dieux protéiformes indescriptibles, amorphes et amoraux. Ces choses somnolent aux limites du réel, réalisant des incursions dans notre dimension et nos rêves avec l’aide d’adorateurs fanatiques ou de scientifiques trop curieux. Lovecraft a ainsi créé un véritable panthéon, une cosmogonie totalement originale à la fois terrifiante et métaphysique[1. Une large sélection commentée des œuvres de Lovecraft est éditée en français chez Robert Laffont, collection Bouquins, en trois volumes.].[access capability= »lire_inedits »]

L’imagination et le style lovecraftiens, après avoir fasciné de son vivant et après sa mort de nombreux auteurs, inspirent encore aujourd’hui toutes sortes de créateurs dans des domaines allant du cinéma aux jeux vidéos en passant par le rock, le cinéma ou la sculpture.

Quel est, en effet, le point commun entre les écrivains Stephen King[2. Stephen King a préfacé en 2005 une réédition de l’essai de Michel Houellebecq consacré à Lovecraft.], Brian Lumley, Michel Houellebecq[3. Michel Houellebecq, HP Lovecraft, contre le monde, contre la vie, Editions J’ai Lu, 1999.], les cinéastes John Carpenter et Guillermo del Toro, Les créateurs de BD Philippe Druillet, Alberto Breccia et Corbeyran, le plasticien HG Giger[4. Créateur du monstre de la saga Alien.] et le groupe Metallica ? Tous, et bien d’autres, ont croisé le chemin de Lovecraft. Tous ont reçu un jour la « baffe » à la lecture des nouvelles horrifiques et des poèmes envoûtants du « reclus de Providence ». Tous en ont été marqués, à des degrés divers. Même le lecteur lambda est touché : l’adjectif « lovecraftien », chez les initiés, désigne tout paysage ou architecture réelle « faisant penser aux descriptions de Lovecraft ». Le lire forge ainsi une véritable sensibilité esthétique.

Pourquoi tant de silence ? C’est qu’HPL était un WASP réactionnaire

Si tant d’importance, pourquoi alors tant de silence, alors même que les littératures de genre gagnent peu à peu leurs galons de respectabilité grand public (Seigneur des anneaux, Harry Potter et tutti quanti) ?

La réponse tient en grande partie au côté sulfureux du personnage.

Si comme le veut le poncif, « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », on peut dire que Lovecraft a fait de l’excellente littérature ! Son génie créateur a puisé dans à peu près toutes les valeurs, les sentiments, les opinions morales et intellectuelles aujourd’hui condamnées par la société ouverte : haine, peur, racisme, passéisme, conservatisme, puritanisme.

Lovecraft se situe en effet, comme l’a très bien montré Houellebecq, à l’exact opposé de toutes les valeurs cardinales de notre modernité. Notre époque valorise le nomadisme, la mobilité ? Lovecraft n’a jamais quitté le sol américain, et très peu sa région natale. Notre époque valorise le « vivre-ensemble », la diversité culturelle ? Lovecraft fut un WASP (White Anglo-Saxon Protestant) réactionnaire qui bascula dans la peur raciste au contact du creuset new-yorkais des années 1920. Notre époque aime le cul et revendique la parité ? Il n’y a pas de sexe dans les histoires de Lovecraft. Et les rares personnages féminins qu’il fait intervenir ont plutôt le mauvais rôle. Notre époque place l’argent et la réussite au-dessus de tout ? Lovecraft n’a jamais su même chercher du travail, et a vécu dans une gêne proche du dénuement.

Ce tableau peu engageant peut expliquer le destin irrémédiablement underground de son œuvre, déjà « plombée » par une absence totale de toute concession commerciale : contes noirs et pessimistes, ne se terminant jamais bien, absence de personnages marquants, d’enjeux de pouvoir, rareté des dialogues…

Le mystère reste donc entier. Pourquoi cette œuvre noire d’un auteur aussi « antipathique » exerce-t-elle malgré tout une influence aussi durable sur tant de créateurs et de lecteurs ?

D’abord parce que le tableau doit être nuancé. D’origine WASP ? Mais Lovecraft n’était pas croyant et méprisait les religions. Raciste et conservateur ? Il a épousé une juive divorcée et a soutenu le New Deal de Roosevelt. Sombre et solitaire ? Il avait de nombreux correspondants et amis.

Ensuite, parce qu’il faut bien se rendre à l’évidence : en littérature, le génie excuse tout. L’émerveillement et la terreur ressentis à la lecture de Lovecraft sont une sorte de cadeau au lecteur qui, en remerciement, « passe l’éponge » sur le reste. Peut-on admirer un écrivain qui, par ailleurs, fut raciste ? Pourquoi pas, si c’est l’écrivain qu’on admire, et non le raciste ?

Les communautés de fans[5. Pour le Web francophone, l’incontournable forum www.hplovecraft-fr.com], les colloques[6. H.P. Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, actes du Colloque de Cerisy, Editions Dervy, 1995.], les documentaires[7. Le documentaire « Le cas Lovecraft », de Patrick Mario et Pierre Trividic, datant de 1998, est disponible en DVD et VOD chez Arte Vidéo.], les rééditions, les BD qui se réclament de lui montrent que l’œuvre de HPL a sa dynamique propre. Les années qui viennent seront peut-être celles d’une reconnaissance par le grand public : le cinéaste Guillermo del Toro semble avoir convaincu James Cameron de produire l’adaptation de l’une des meilleures nouvelles de Lovecraft : Les Montagnes hallucinées[8. Interview récente de James Cameron sur le webzine spécialisé Shock till you drop.] . Au cinéma et en 3D, l’Amérique va peut être enfin rendre un hommage mérité à l’un de ses écrivains les plus passionnants.[/access]

Octobre 2010 · N° 28

Article extrait du Magazine Causeur



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