La leçon de Nadine


La leçon de Nadine

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On ne peut pas tout lire, et c’est bien dommage. Ainsi dois-je confesser n’avoir jamais ouvert un livre de Nadine Gordimer, la grande dame des lettres sud-africaines, morte dimanche dernier à 90 ans. J’aurais pu, pourtant : j’avais souvent croisé son nom pour des raisons plus politiques que littéraires, notamment au moment des grandes manifs anti-apartheid organisées par le PCF dans les années 80, quand un coopérant  français, Pierre-André Albertini, Haut-Normand comme moi,  avait été emprisonné en Afrique du Sud pour avoir aidé l’ANC. Mais, dois-je le préciser, je n’ai jamais confondu le talent d’un écrivain et ses engagements et je suis d’un laxisme scandaleux aux frontières de ma bibliothèque, véritable espace Schengen littéraire, puisque je laisse s’y réfugier des romanciers collabos, des surréalistes trotskystes, des cryptofascistes italiens, d’anciens terroristes et même des pédophiles russes qui écrivent en américain. C’est vous dire si, en la matière, je ne me fie qu’aux impulsions de mes goûts. Donc, le fait que Nadine Gordimer ait été une combattante inlassable d’un régime raciste ne suffisait pas à priori à en faire un grand écrivain et je me méfie du politiquement correct qui consiste à trouver bons ceux qui adoptent les bonnes causes. Mais je crois pourtant que je vais tout de même la lire, Nadine Gordimer, après avoir découvert les deux pages nécrologiques que lui a consacrées Libé et notamment la reprise d’un portrait  de 2002 sous la plume de Natalie Levisales.

Bien sûr, j’ai souri d’aise en découvrant Nadine Gordimer, à l’époque âgée de 79 ans,d’une élégance parfaite dans le genre broussarde chic, prendre son whisky vespéral en déclarant : « Je suis une gauchiste, et membre de l’ANC » tout en complétant par un délicieux : «Le marxisme est encore utilisable. » Mais encore une fois, ce n’est pas cela qui m’a donné envie de la lire, mais bien plutôt la définition qu’elle donne du métier d’écrivain, et qui me semble une des plus justes qui soit : « Les vrais écrivains sont androgynes. Je suis une femme dans mon corps et mes préférences sexuelles. Mais en tant qu’écrivain, je peux avoir n’importe quel âge et n’importe quel sexe. Pour moi, l ‘écrivain qui a écrit le plus intimement du point de vue d’une femme, c’est Joyce, dans le soliloque de Molly Bloom. ». Elle a évidemment tout compris : les vrais écrivains sont ceux qui refusent toutes les assignations de sexe, de genre (y compris de genre littéraire), toutes les convocations idéologiques, non pas forcément dans leur vie, mais au moment même où ils écrivent. C’est pour ça, en général qu’on les déteste, qu’on les fusille, qu’on les embastille, qu’on les estrapade. On invoque pour les martyriser ou les silencier des prétextes politiques, souvent, ou moraux, parfois : Brasillach est fusillé parce que c’est un salaud qui balance des enfants juifs  – ce qui est vrai – et Flaubert  est condamné par le procureur Pinard parce qu’il est obscène – ce qui est faux. Mais à la limite, quelle importance ! La vraie raison est ailleurs.

Les grands écrivains ne s’y trompent pas  : ce que toute une société ne leur pardonne pas, c’est cette possibilité d’identités multiples, vécues plus intensément que personne ne les vivra jamais. Ne pas comprendre autrement, par exemple, le « Madame Bovary, c’est moi ! » de Flaubert ou Céline dans la préface à une réédition du Voyage : « Vous me direz : mais c’est pas le Voyage ! Vos crimes là que vous en crevez, c’est rien à faire ! c’est votre malédiction vous-même ! votre Bagatelles ! vos ignominies pataquès ! votre scélératesse imageuse, bouffonneuse ! La justice vous arquinque ? Zigoto ! Ah mille grâces ! mille grâces ! (…) C’est pour le Voyage qu’on me cherche ! Sous la hache, je l’hurle ! c’est le compte entre moi et « Eux » ! au tout profond… pas racontable… On est en pétard de Mystique ! Quelle histoire ! » Ça rend fou, ce dernier espace d’une liberté totale, et ça rendra de plus en plus fou à une époque de quadrillage généralisé accru, de vie unidimensionnelle obligatoire, d’évasion dépressive dans le virtuel. L’écrivain, lui, sans rien demander à personne devient comme disait Apollinaire « l’enchanteur qui sait varier ses métamorphoses ». Et pire que tout, il le devient sans avoir besoin de machines compliquées dans un monde où l’on ne révère plus que la technique et dans la solitude alors qu’il faut désormais appartenir à une tribu et surtout rester joignable, au garde-à-vous de toutes les sollicitations familiales, professionnelles, amoureuses. Lire Nadine Gordimer, donc, ne serait-ce que pour la remercier de ce salutaire rappel et surtout parce qu’un écrivain qui a compris ça ne peut-être qu’un grand écrivain.

*Photo : ANDERSEN ULF/SIPA. SIPAUSA30064289_000003. 



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