Demi-tour, camarade ! La fin du monde est devant toi… Jérôme Leroy ne manque pas d’air. Ce prof récemment défroqué « pour se consacrer à la littérature, l’alcoolisme et le mauvais esprit » s’attaque ici à un sujet tellement balisé qu’il a engendré un genre à part entière – et pas toujours pour le meilleur… Mais si la qualité d’un roman apocalyptique se mesure à l’aune de l’angoisse qu’il suscite chez ses lecteurs, alors La minute prescrite pour l’assaut (titre extrait d’un vers d’Apollinaire) est une pleine réussite. Le monde en perdition de Leroy, ravagé par la maladie, la folie, l’avidité et la guerre nous fait peur parce qu’il fait salement penser au nôtre. Tout est vraisemblable ; tout est déjà presque vrai.
Drôle de zigue ! Si le sens des mots ne s’était perdu dans le brouillard sémantique de l’époque, on dirait volontiers de cet amateur de langue classique et de pop déjantée, lecteur de Philippe Muray, Léon Bloy et Karl Marx, qu’il est réactionnaire. N’a-t-il pas signé, il y a quelques années, de fort réjouissants articles dans Immédiatement, étonnante revue « monarchiste tendance Chevènement » où j’eus moi-même le bonheur de sévir?
Cela n’empêche pas Jérôme Leroy de souffrir de fortes pulsions révolutionnaires qu’il se refuse obstinément à soigner. Ainsi appartient-il encore et toujours à cette espèce menacée (et même pas protégée !) que constituent les communistes-maintenus. Question d’élégance – on sombre avec les siens. Car l’ami Leroy ne se la raconte pas, pas trop, et encore moins à nous : pas d’avenir radieux en perspective, encore moins d’au-delà. Après la chute finale, ni résurrection, ni rédemption, ni trampoline, rien !
Leroy n’invente pas ; il se contente de pousser l’époque dans ses retranchements « pour en libérer toutes les potentialités », comme on dit. Catastrophes écologiques en chaîne, terrorisme nucléaire, villes anéanties, englouties, désertées, exodes massifs, disparition de la loi, fragmentation des territoires : il suffirait que toutes ces bombes à retardement explosent simultanément pour que l’existence devienne, comme dans le livre, une fuite éperdue vers nulle part.
Un virus nouveau et intéressant ramène le redoutable Ebola au rang d’aimable grippe. Des enfants rendus fous par un jeu vidéo se muent en tueurs en série. Des flics surarmés instaurent une terreur d’Etat. À Oissel, près de Rouen, des insurgés établissent une république islamique. Et dans la périphérie de Roubaix les « quartiers chauds », devenus autonomes, sont livrés à la loi de barbus qui s’empressent d’imposer la burqa aux femmes et de trancher la main des voleurs.
Ce n’est pas pareil, dira-t-on. De fait, ce n’est jamais pareil. Les « Zatoc » (Zones d’autonomie temporaire d’organisation communautaire) du roman n’ont rien à voir avec la ZEP de Roubaix où Jérôme Leroy a enseigné durant 18 ans. Ce monde rendu fou par la consommation et le profit, ce monde « de halls d’aéroports, de galeries marchandes pour peuples sans mémoire » n’est pas celui où, malgré tout, nous continuons à vivre. C’est juste la porte à côté.
Dans ce chaos où les humains retournent vers l’animalité en ordre dispersé, les héros de Leroy se repèrent aisément : ils lisent de vieux livres, aiment le bon vin, l’amour et les longues discussions (bref, des survivants de l’ancien monde). Il est fort tentant de se reconnaître en eux. Tentant, et illusoire : comment résister quand on patauge dans un « blob » intellectuel où tout le monde se dit – voire se croit – résistant ?
Après nous avoir minutieusement désespérés, Jérôme Leroy aurait pu se dispenser de lancer à ses lecteurs, in fine, cette bouée-canard qui ne les sauvera pas du naufrage général. Mieux vaut regarder la réalité en face : ces post-humains qui ont réinstauré la loi de la jungle, c’est nous.
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