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Henriette


Henriette

Normalement, tous les ans, on va passer Noël à Cap-d’Ail, c’est là où ma maman est née au bord de la Méditerranée. C’est très joli et que même des fois, on se baigne en hiver dans la mer car ma maman c’est une sirène dauphin qui sait très bien faire les crêpes. Mais cette année, on reste à Besançon parce que mon grand-père Achille est malade et ma maman ne veut pas laisser Henriette toute seule même si elle a cinquante ans. Henriette, elle est grande et toute maigre et son papa et sa maman, ils sont morts quand elle avait huit ans. Ses frères aînés qui avaient déjà la majorité, ils ont dit au juge qu’ils allaient la garder et s’en occuper aussi bien que si elle était leur fille. Ils devaient avoir une drôle de notion de la famille car ils l’ont enfermée dans un placard et ils ne la sortaient que pour lui faire faire le ménage ou la violer. Ils habitaient une ferme dans le Haut-Doubs et là-bas, à part de la neige en hiver et des mouches en été, vous avez beau crier, personne ne vous entend jamais. C’est joli le Haut-Doubs, mais c’est très froid comme région et comme gens. C’est bien simple, les paysans, ils s’occupent de leurs vaches et c’est tout. Et le soir, ils mangent de la saucisse de Morteau avec de la cancoillotte ou du comté, puis ils vont se coucher à la même heure que leurs poules. Elles sont comme les bœufs, elles pondent leur lait très tôt. Henriette, elle a eu une vie horrible.

Quand elle a eu quarante-cinq ans, un de ses frères est mort et elle a pu s’échapper. Elle a couru très loin jusqu’à Pontarlier et elle s’est cachée derrière des poubelles remplies de papiers cadeaux et d’emballage de foie gras. C’était le jour de Noël et tous ces restes de fête, ça lui a fait un peu comme un réveillon. C’est l’assistance des hôpitaux qui l’a trouvée. Elle était recroquevillée à même pas savoir pleurer puisqu’elle n’a jamais eu quelqu’un qui l’ait consolée.

Quand elle s’est réchauffée, elle a commencé à travailler chez mon grand-père Achille qui était veuf. Mon grand-père, il est très gentil. Un jour, il lui a demandé si au lieu de faire le ménage, elle ne préférait pas plutôt jouer aux dames et comme elle a accepté, il l’a épousée. Mon papa, le jour du mariage, il a fait la tête. Ma maman avait beau lui expliquer qu’Achille épousait Henriette uniquement pour que plus tard quand il sera mort, elle puisse bénéficier de sa retraite de douanier, il avait du mal à accepter, alors qu’à la maison, il en fait des vertes et des pas mûres et même avec des femmes qui ne sont pas ma maman. Et quand ma maman elle l’apprend, elle lui crie dessus en le traitant de Matou de Montrapon. Montrapon, c’est le quartier où l’on habite à Besançon. Puis elle découpe sa tête de toutes nos photos de famille qui sont posées sur l’étagère à côté du téléphone et au moment de se coucher, elle accroche son pyjama avec une punaise sur la porte d’entrée qu’elle ferme à clef, comme ça, mon papa, il est obligé d’aller dormir à l’hôtel. Bien fait !

Le lendemain, il rentre tout penaud à la maison avec la même tête que mon chien quand il a fait une bêtise du genre tuer une poule. Ma maman, elle attend plusieurs jours, puis elle passe l’éponge car elle l’aime et lui aussi, et tout redevient comme avant et moi, je suis drôlement contente d’avoir une famille normale même si mes frères continuent de m’embêter comme si de rien n’était. Faut dire, ils sont dans l’âge bête où à part de m’énerver, ils ne font rien de leur journée. Même mon chien, il ne peut plus les supporter.

Et puis un jour, je ne sais pas comment, mais tout repart de plus belle. Les poules tuées, ma maman trompée, les photos découpées, les pyjamas punaisés. Je vous jure, j’ai huit ans comme Henriette dans son placard, et chez moi, la vie est très agitée. Chez mon grand-père nouveau marié, c’est très calme. J’y ai passé une semaine l’été dernier pour aller respirer le bon air de la montagne parce que j’avais trop toussé durant l’année et mon grand-père, tous les soirs, il me couchait à sept heures, encore plus tôt que les poules du Haut-Doubs. Je ne sais vraiment pas pourquoi vu que je ne ponds pas. J’entendais les autres enfants jouer dans la cour, j’avais envie de les retrouver, mais je ne disais rien parce que je l’aime beaucoup mon grand-père. La journée, il fabriquait dans son établi des petites seilles en bois sur lesquelles il écrivait en italique Pontarlier, puis il les vendait aux touristes qui aiment la montagne. Dedans, on peut y mettre ce que l’on veut, des trombones, des bonbons. Ma mamy, la maman de ma maman, elle y range son dentier quand elle va se coucher, mais ce n’est pas pratique parce que pendant la nuit, mon chien, il le lui vole et après le matin, elle rit sans ses dents et on dirait qu’elle a cent ans.

Mais depuis un mois, notre maison est très triste car mon grand-père est malade du sang à l’hôpital de Besançon et peut-être même qu’Henriette sera veuve de douanier avant même qu’elle ne se soit habituée à être une dame de Pontarlier à dire bonjour aux commerçants, car il paraît qu’il est condamné. Je ne sais pas ce que ça veut dire mais hier, quand je suis rentrée dans sa chambre sans frapper, j’ai vu une infirmière qui lui plantait une immense aiguille dans le cœur parce qu’il n’a plus que la peau sur les os mon pauvre grand-père et que c’est là qu’il est le plus doux. Ca m’a fait peur d’autant plus que je dis toujours au docteur que je préfère les piqûres aux médicaments. C’est vrai, je n’aime rien avaler à part les crêpes de ma maman. Je préfère me faire piquer surtout dans le haut du dos, j’adore. Mais là, une grande comme mon grand-père, je ne veux pas qu’il meure.

Un jour, j’ai vu un mort. C’était une morte. La femme de mon parrain. Elle était allongée sur le canapé de son salon. On aurait dit un enfant. Je ne comprenais rien d’autant plus que mon parrain n’arrêtait pas de dire en pleurant à ma maman qu’on aurait dit que sa femme, elle dormait. C’est seulement quand mon parrain m’a obligée d’aller l’embrasser que j’ai compris que la mort c’est quand on est aussi froid que les hivers où mon papa et ma maman louent une ferme dans le Haut-Doubs et que ça gèle tellement que l’eau, elle est congelée et que tu as beau t’habiller avec plein de pulls, le froid, il te pénètre quand même dans la peau.

Ce soir, c’est Noël et je ne veux pas que mon grand-père meure. Je ne veux pas qu’il devienne tout froid, j’aime trop ses baisers chauds même s’ils sentent moins bons que ceux de ma maman et aussi ça ne serait pas juste qu’Henriette soit obligée d’aller vivre toute seule alors que ça fait si peu de temps qu’elle n’a plus peur et qu’elle ose même des fois nous parler. Mon Dieu faites que mon vœu, il soit exaucé et après promis juré, je ne ferai plus jamais de listes de commandes de cadeaux à Noël.

Pendant que mon papa déguisé en père Noël déposait les cadeaux au pied de notre sapin qui était tellement grand qu’il atteignait le plafond, le téléphone a sonné. C’était l’hôpital. Mon papa a retiré sa barbe blanche et je l’ai vu pleurer à cause de mon grand-père qui venait de partir au ciel.

Le lendemain, j’ai emmené avec ma maman mon vélo flambant neuf et tous mes jouets entassés dans ma chambre de petite fille très gâtée aux Founottes, c’est le quartier de Besançon où vivent les enfants défavorisés et j’ai tout donné à une famille nombreuse qui vivait dans une seule pièce. Ca ne sentait pas bon, mais je n’ai jamais été aussi heureuse. Surtout quand les petits de mon âge m’ont dit merci, je me suis crue le messie. Et j’ai pensé à mon grand-père si gentil.

A l’école quand les filles de ma classe m’ont demandé ce que j’avais eu comme cadeaux de Noël, je leur ai répondu que j’avais donné à des pauvres tout ce que j’avais reçu et j’ai été très fière d’ajouter que savoir donner était le plus beau des cadeaux.

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Sylvie Bourgeois est écrivain et scénariste. Elle est notamment l’auteur de "Lettres à un Monsieur" (Editions Blanche) et "L’Amour libre" (Fayard).

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