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L’homme cet incongru


L’homme cet incongru

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« Vive les hommes mous, vive Alain Souchon, vive Pierre Richard ! » Ainsi se termine un récent texte du sémillant Pierre Tevanian, qui entre- prend de partir en croisade contre la « masculinité » du cinéma français des années 1970 en offrant à la vindicte populaire ses pires figures « phallocrates ». Dans De quoi Pierre Richard est-il le nom ?[1. in LMSI.net, janvier 2014.], Tevanian s’en prend violemment aux « masculinités mainstream – bio, blanche, bourgeoise, hétérosexuelle – des années 1970 », qu’il détecte dans les films interprétés par Jean- Pierre Marielle, notamment dans Les Galettes de Pont-Aven qu’il juge d’un « sexisme répugnant ») mais aussi chez Blier (les « faussement rebelles Valseuses », le « pathétique Calmos ») et Bertolucci (Le Dernier Tango à Paris est qualifié d’« abjection »). À ce triomphe de l’« androcentrisme » (sic), l’auteur oppose la figure de Pierre Richard et ses rôles d’éternel « rêveur, gauche, malchanceux, dépressif, voire suicidaire, inadapté en tout cas au monde du travail, de la famille et de la patrie – bref : au patriarcat. »[access capability= »lire_inedits »]

Entendons-nous bien : libre à chacun d’aimer ou pas un film, un acteur, et il est hors de question de reprocher à l’auteur de préférer Pierre Richard (que j’aime souvent beaucoup) à Belmondo (dont la plupart des polars musclés des années 1970 sont extrêmement mauvais). Il s’agit seulement de pointer du doigt une fâcheuse tendance de notre époque à juger les œuvres d’autrefois à l’aune des déplorables idéologies contemporaines, idéologies tenues pour des vérités incontestables. On pourrait se contenter de sourire face au féminisme doucereux et borné de ce texte s’il n’était pas le symptôme d’un mouvement plus ample visant à soumettre les œuvres d’art à des codes de « bonne conduite ». Causeur a récemment évoqué le « label féministe » du cinéma suédois, qui note les films en fonction de leur aptitude à lutter contre les stéréo- types sexistes et promouvoir une autre vision de la femme. Un film véhiculant une image positive de la femme doit avoir : 1- au moins deux personnages féminins ; 2- qui se parlent entre elles ; 3- qui parlent d’autre chose que des hommes.

Cette obstination à nier toute la complexité du réel au profit d’un catéchisme dont les artistes sont sommés de se faire les propagandistes – et qui, pour certains, le font très volontiers – transpire derrière chaque mot du texte de Tevanian.

Passons rapidement sur le fait qu’on ne voit pas en quoi le monde que nous promettent les « féministes » serait radicalement différent de celui que dessine le capitalisme mondialisé. Ou plutôt, laissons sur ce point la parole à la grande Annie Le Brun : « Alors, ce serait peut-être à des féministes moins pressées que celles d’aujourd’hui à confectionner une hagiographie aussi trompeuse qu’édifiante, de ne pas passer sous silence de quelle atroce complicité féminine a toujours bénéficié une répression qu’on se plaît à dire phallocrate pour ne pas y reconnaître l’agression du nombre, et non du genre, contre celui ou celle qui tente d’échapper à sa pesanteur. »

En revanche, il faut s’attarder sur la récurrence consternante avec laquelle Tevanian plaque sa lourde lecture idéologique sur certains films de Blier et de Séria, dont la réjouissante verdeur rabelaisienne l’enrage tant qu’il ne voit pas que ces cinéastes ne font preuve d’aucune complaisance vis-à-vis de leurs personnages. Lesquels ont le grave défaut d’être aussi touchants qu’in- supportables, drôles, irritants ou émouvants, bref d’être des humains et non pas des robots réduits à brandir les étendards des idéologies officielles de l’époque.

Il ne faut vraiment rien avoir compris aux Valseuses et au cinéma de Bertrand Blier pour colporter à nouveau cette plate accusation de misogynie. Il suffit de se souvenir de la bouleversante séquence avec Jeanne Moreau pour comprendre ce que peuvent être le désir, la peur de vieillir et le désarroi (aussi bien des femmes que des hommes, plus fragiles que ce qu’ils veulent paraître). Ce que Tevanian est incapable de voir, c’est l’ambiguïté passionnante de films qui surfent sur la vague de la « libération sexuelle », en hument la grisante nouveauté mais en pointent également les limites en pressentant la mutation qu’elle annonce dans les rapports hommes/femmes. Si ces dernières sont parfois malmenées par les personnages masculins (mais depuis quand confond-on personnages et point de vue du cinéaste ?), il est bien évident que les femmes affirment aussi leur force, leur caractère et leurs émotions.

Réduire Jean-Pierre Marielle à un simple « beauf franchouillard et moustachu », c’est nier le génie de cet immense comédien qui parviendra toujours à donner de l’épaisseur et de l’intensité à des personnages beaucoup moins univoques qu’on voudrait nous le faire croire[2. Il est amusant de constater que l’auteur fait un éloge (mérité) de Jean Rochefort en feignant d’ignorer qu’il est le comparse inoubliable de Marielle dans l’inégal mais parfois très drôle Calmos de Blier, farce « hénaurme » sur la « guerre des sexes ».].

De la même manière, rabaisser le somptueux et mortuaire Dernier Tango à Paris à une simple œuvre « machiste » me semble relever de la pure malhonnêteté intellectuelle tant le film prend acte des désillusions engendrées par l’après-68 avec une densité et une profondeur rare.

Entendons-nous bien : aucun film, même ceux que je tiens pour des chefs-d’œuvre, ne peut être soustrait à la critique. Mais quand on demande à l’art de devenir une pub pour les idées Benetton du moment ou d’édifier les masses (ce qui d’ailleurs revient au même), il y a danger.[/access]

Mars 2014 #11

Article extrait du Magazine Causeur



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est cinéphile. Il tient le blog Le journal cinéma du docteur Orlof

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