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Trois jours qui ébranlèrent le monde


Trois jours qui ébranlèrent le monde
Londres, 22 juin 2016. Photo: Julien Mattia.
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Londres, 22 juin 2016. Photo: Julien Mattia.

Mercredi 22 juin, soir.

Les puritains boivent du Bollinger

Fraîchement débarqué de l’Eurostar la veille du référendum, je suis invité à la Maison des lords à un cocktail pour des militants du Parti conservateur. Après avoir écouté quelques paroles rassurantes de notre ministre des Affaires étrangères, Philip Hammond, nous nous dirigeons vers la sortie. En franchissant la porte, je me trouve brusquement nez à nez avec un inconnu qui m’interpelle. En dépit de son allure de vieux hobereau distingué, il prend soudain des airs de fanatique illuminé et se lance dans une vibrante homélie d’une solennité sinistrement comique. « Voyez-vous cette statue ? » dit-il en désignant l’effigie d’Oliver Cromwell, le dictateur puritain qui, au xviie siècle, a fait décapiter le roi Charles Ier. « En 1648, Cromwell a purgé le gouvernement en renvoyant tous les députés et en assumant tous les pouvoirs lui-même. Moi, je voudrais décapiter ce Parlement [son doigt accusateur pointe maintenant le bâtiment néogothique qui nous surplombe]. Vendredi matin, je veux respirer du bon air anglais, enfin ! Pour célébrer ça, je vais ouvrir une bouteille de Bollinger… »

Ce monsieur, qui n’est manifestement pas un démuni, fait un amalgame entre toutes les assemblées politiques, aussi bien celle de notre propre pays que celles de l’Union européenne. Il semble avoir oublié que c’est justement notre Parlement qui nous a donné ce référendum. Quand je m’enquiers de sa vision de la délibération nationale après la destruction du processus démocratique, il n’a pas de réponse. Il n’a rien à mettre à la place. Sa seule vision consiste à décapiter et à boire. Je suis moi aussi pour l’identité nationale (et, incidemment, pour la boisson, en grande quantité), mais quand on a la chance insigne de posséder des institutions séculaires, cette identité passe par elles et non par les humeurs destructrices du moment. Depuis Cromwell, nous avons passé plus de trois siècles à faire croître nos institutions au nom des libertés acquises. C’est la doctrine portée par le saint patron de la pensée conservatrice, le génial Irlandais Edmund Burke, le défenseur des coloniaux américains et le pourfendeur de la Révolution française. Se révolter pour protéger le processus de l’évolution, c’est anglais ; faire une révolution pour tout détruire afin – dit-on – de reconstruire, c’est français.[access capability= »lire_inedits »] « Casseur » est un mot français. Il n’y a pas d’équivalent en anglais, même quand la personne est armée d’une bouteille de Bollinger.

Deux ans auparavant. Après avoir été témoin des débats télévisés sur la question de notre appartenance à l’UE, et suivant attentivement les échanges à ce sujet sur les réseaux sociaux, j’avais été frappé par un fait curieux : seules certaines voix – celles en faveur d’une sortie de l’UE – étaient audibles. Aucune voix soutenant la thèse contraire ne se faisait entendre. L’expression des émotions et le langage du public étaient imprégnés d’une violence nouvelle, un mélange inédit de férocité et de désinvolture. Il ne s’agissait pas des cris de colère traditionnels des laissés-pour-compte. Les codes et les attitudes en question transcendaient les frontières des classes. C’était comme un « hooliganisme de l’esprit » qui aurait quitté les stades pour envahir le dialogue citoyen. Certes, les opposants politiques à l’UE parlaient avec éloquence, mais leurs paroles étaient comme portées aux nues par ce vent malsain, tandis que tout autre discours tendait à se perdre dans le bruit ambiant. À mes collègues du parti qui s’apprêtaient à faire de la « pédagogie » au sujet des mérites de l’UE, je disais : « Good luck ! »

Jeudi 23 juin, matin.

« The man without a plan »

Dans mon pucier du quartier de Victoria, je suis au téléphone avec un vieil ami maintenant député. Je suis abasourdi en apprenant que Boris Johnson, le grand porte-parole des Brexiteers, celui qui, par son charisme, son verbe magistral, a transformé la campagne du « Out » en une machine de guerre – ou plutôt de « com’ » – redoutable, ne s’attendrait pas à gagner ce référendum. Il serait même rassuré par les derniers sondages qui semblent indiquer un léger mouvement en faveur des « In ». Soudain je comprends.

Si on remonte au mois de février cette année, quand Boris se déclare en faveur du « Out », tout le monde sait que c’est par opportunisme. Il cherche à succéder un jour à David Cameron à la tête du pays. Être le champion de ce mouvement très populiste rehaussera encore plus sa cote de popularité. Lui qui est si féru de culture classique imite l’exemple de l’ancien Romain Publius Clodius Pulcher, aristo comme lui, qui renia son statut de noble pour exercer une autre forme de pouvoir politique comme tribun de la plèbe. Oui, Boris joue les tribuns de la plèbe pour prendre de court son vieux rival, David Cameron. Pour parvenir à ses fins, Boris n’a pas besoin de gagner le référendum, juste de se mettre en avant et d’obtenir un scrutin serré.

Et là, une deuxième observation me frappe. Boris n’a jamais détaillé le moindre plan, la moindre stratégie de sortie de l’UE pour le Royaume-Uni. En effet, le plus fou, c’est que le pays est en train de voter sur une idée – le Brexit – que personne n’a définie concrètement. Quels pourraient être les termes de notre statut éventuel par rapport à l’UE ? En anglais nous avons cette expression courante pour désigner la personne qui apporte une solution : « the man with the plan ». Mais Boris n’a pas de plan. Il ne pourra que décevoir ceux au nom de qui il parle. Qu’est-il arrivé à Publius Clodius Pulcher ? Le tribun de la plèbe, qui avait encouragé la violence politique, est mort assassiné dans une rixe. Ce ne sera pas la fin de Boris, mais sa carrière politique risque fort d’être abrégée.

Jeudi 23 juin, après-midi.

La reconnaissance du ventre

Déjeuner tardif dans un pub. Le fish and chips (cabillaud enrobé de pâte) est parfaitement conforme à la tradition. Mais tout est servi par un personnel étranger parlant suffisamment bien anglais. Presque partout à Londres, on dirait que les Britanniques se font servir à table par des étrangers. On estime à un peu moins de 3 millions le nombre des ressortissants de l’UE chez nous, dont 800 000 Polonais et au moins 300 000 Français.

Si, au mois de février 2016, David Cameron avait obtenu de Bruxelles le droit de limiter temporairement les mouvements d’entrée de migrants européens, nous n’en serions peut-être pas là. Depuis l’élargissement de l’UE en 2004, le Royaume-Uni a offert aux citoyens des pays de l’Est l’opportunité de partager les bienfaits de sa croissance. Il y a une part d’intérêt et une part de générosité là-dedans. Cette dernière n’a pas été appréciée à sa juste valeur par les autres États membres.

C’est une journée qui ressemble apparemment à n’importe quelle autre à Londres – à part une pluie particulièrement diluvienne qui inonde les rues. On ne dirait pas qu’une des décisions les plus importantes des temps modernes est en train d’être prise en ce moment. Je compte seulement trois militants dans le centre-ville – deux pour le « In » et un pour le « Out ». Je doute que ce soit proportionnel aux intentions de vote.

Jeudi 23 juin, nuit.

Au cercle : danser sur le volcan

Invité par un ami journaliste du Times, je projette de passer la nuit « debout » (excusez l’expression) dans un des très vénérables clubs londoniens, le Savile, fondé en 1868. L’abonnement est modeste pour ce type d’institution à Londres, car c’est le club des journalistes et des hommes de lettres : Kipling et H.G. Wells en furent membres. Vers 22 heures, dans un décor néorococo, la fête bat son plein. L’alcool coule à flots ; les gentlemen et ladies, entourés de portraits patriarcaux, tchatchent un max ; et une étrange corne argentée, pleine de tabac à priser, circule de main en main. Un Suédois bien introduit m’informe, entre deux bouffées de havane, que ses compatriotes n’attendent que la sortie des Britanniques de l’UE pour sortir eux-mêmes. Il me semble plutôt qu’ils attendront de voir le résultat final du processus avant d’imiter notre exemple.

Ici, les membres sont divisés entre les « In » et les « Out ». Partisan du « In », un ancien député conservateur, avec un nœud pap délirant et des lunettes psychédéliques, fait l’apologie du multiculturalisme. Pour moi, universitaire, celui-ci est une doctrine canadienne. Le concept clé pour les Britanniques, c’est plutôt une vague tolérance, un « vivre et laisser vivre » : construire une idéologie bien-pensante là-dessus, c’est risqué. Parmi nous, par hasard, le neveu d’un homme politique français. De concert avec mon ami journaliste, également pour le « Out », ils font l’éloge du commerce libre : une fois en dehors de l’UE, les Britanniques pourront se remettre à commercer librement avec le monde entier. Comme l’indique le préfixe « re- », il s’agit essentiellement d’une vision nostalgique, romantique, où le capitaine Cook, la Compagnie des Indes, des caisses de thé et de poudre de curry se mêlent à des envols de Spitfires au-dessus du Kent et à des replays de la finale de la Coupe du monde de foot de 1966. J’y suis sensible moi-même, mais le monde a changé depuis. Le vrai problème des Britanniques avec l’UE a toujours été le même : ce n’est pas une invention britannique, mais « continentale ».

Trente ans auparavant, dans les années 1980, c’était le Londres de Maggie, le Londres des manifs contre ses réformes, le Londres de la consolidation du secteur financier dont dépend le pays aujourd’hui pour une grande partie de sa croissance. L’époque était rythmée par les cris eurosceptiques de notre Dame de fer. « I want my money back ! » – la lutte, de 1980 à 1984, pour obtenir le fameux « rabais » du Royaume-Uni. « No ! No ! No ! » – le refus d’un super-État européen et d’une monnaie autre que la livre. Et pourtant, Maggie a signé en 1986 l’Acte unique européen, l’instrument qui devait créer le marché unique, cette expression ultime du libéralisme britannique… Comment imaginer que l’on pourra un jour quitter le marché unique ?

Au club, pour le moment, les « Out » sont plutôt déprimés, car les dernières enquêtes donnent une très légère avance aux « In ». Mais un journaliste de la BBC me rappelle que les instituts de sondage n’ont dit que des conneries avant les élections de 2015. Effectivement, au fur et à mesure que les premiers résultats tombent, à partir de 1 heure, la probabilité d’un Brexit monte progressivement avant de se convertir en certitude au petit matin. L’atmosphère au club s’électrifie jusqu’au résultat définitif. Les « Out » poussent des cris de joie et lèvent le poing en signe de victoire. Exactement comme à la fin des prolongations en 1966. À l’aube, le petit déjeuner est servi dans la grande salle à manger : c’est évidemment le « full English breakfast » – œufs, bacon et autres mets étouffe-chrétien – et non le petit pain rabougri des « continentaux ».

Vendredi 24 juin, matin.

Vox populi ?

De retour dans mon nouvel hôtel, cette fois un Mercure de la City, je regarde le discours de démission « anticipée » de David Cameron. Pourquoi ce fin stratège est-il contraint d’abréger sa carrière de leader ? Lui qui, à partir de 2010, a présidé un gouvernement de coalition – fait rare chez nous – avant de gagner une majorité, contre toute attente, dans les élections de 2015 ? Lui qui a permis à son pays, l’un des plus exposés à la crise de 2008 du fait de sa dépendance vis-à-vis des services financiers, de s’en sortir mieux que la plupart des autres nations de l’UE en termes de croissance et d’emploi ?

En remontant le temps, on trouve la réponse dans une alternance confuse et suspecte entre souveraineté parlementaire et plébiscite populaire. Entre John Major, qui, en 1992, signe le traité de Maastricht avec la seule approbation du Parlement, et Tony Blair, qui, en 2004, annonce un référendum, qui n’aura jamais lieu, sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, les Britanniques ont eu l’impression d’être menés en bateau. Cameron, en bon démocrate, a voulu restituer sa voix au peuple. En même temps, il incarne notre tradition parlementaire. Il croyait faire coïncider la voix et la tradition, en obtenant par ce référendum une réponse favorable à sa politique européenne. Mais il n’a pas su maîtriser l’opinion publique. Ce matin, nous assistons à une collision entre légitimité institutionnelle et vox populi, dont Cameron lui-même est la première victime.

Il n’a pas su maîtriser l’opinion publique parce qu’il a compté sans l’« effet Boris ». Celui-ci n’est pas moins élitiste que Cameron. Socialement parlant, ce sont deux clones. Mais Boris, par son affabilité, son air de gentilhomme patriote, son statut actuel d’outsider politique, plaît beaucoup à l’Angleterre profonde. Contre lui, le gouvernement a aligné une tripotée d’experts qui ont bombardé l’électorat de messages négatifs sur les conséquences d’une sortie de l’UE. 51,89 % de la population a préféré écouter un type jovial, rassurant, qui racontait souvent n’importe quoi, mais avec une fougue irrésistible. Les experts ont échoué, non pas parce qu’on croyait qu’ils mentaient, mais parce que les gens du commun ne pouvaient pas du tout s’identifier à eux. La démocratie de l’avenir aura à réaliser cette quadrature du cercle entre le discours des élus ou des spécialistes et l’expression de la volonté plébiscitaire.

Cameron aujourd’hui est formel : le peuple a parlé, nous sortirons de l’UE. En revanche, la conférence de presse de Johnson est tout sauf triomphale : il va jusqu’à déclarer que sa victoire n’est « pas vraiment décisive » ! L’un annonce qu’il ne sera plus là pour déclencher un Brexit auquel il n’a jamais cru. L’autre ne semble pas avoir cru à un Brexit qu’il se disait prêt à déclencher.

Vendredi 24 juin, après-midi.

Le fantôme de la rue de Buckingham

Traversant Londres, je trouve la ville étrangement calme, comme hier, bien que quelques milliards de capitalisation boursière soient en train de s’évaporer. Au hasard des rues, je tombe sur celle que je hantais pendant mon adolescence dans les années 1970.

Quarante ans auparavant, c’est ici que se trouvait la librairie internationale, la source pour moi de tant de rêves concernant la civilisation française. J’avais commencé très jeune l’apprentissage de la langue de Molière. Mon père avait une idée nostalgique du gentleman britannique : une des caractéristiques de celui-ci, c’est qu’il parle français. L’ombre de Rivarol (celui de L’Universalité…) planait encore. À cette époque, l’européisme avait le vent en poupe. En 1975, le référendum avait été choisi comme l’instrument de choix pour confirmer notre adhésion – votée par le Parlement quatre ans plus tôt – aux « Communautés européennes ». À partir de ce moment-là, ce même instrument référendaire a été utilisé six fois, entre 1978 et 2014, afin de reconfigurer le Royaume-Uni lui-même. Résultat aujourd’hui : trois des quatre pays membres du Royaume ont des pouvoirs dévolus et des assemblées idoines. Le référendum d’hier permet d’identifier deux crises.

La première se voit dans le résultat. Des trois pays, le plus nationaliste, l’Écosse, qui a voté massivement pour rester dans l’UE, prétend maintenant revenir sur le vote de 2014 qui avait confirmé son adhésion au Royaume-Uni. Si celui-ci sort de l’Europe, les Écossais voudraient leur indépendance pour pouvoir y rester. Leurs arguments constitutionnels restent douteux, mais ils jouissent d’un pouvoir de nuisance. Au déjeuner, un ami qui est né, comme moi, dans le très anglais comté de Surrey me confie que, si l’Écosse devient indépendante, il va prétexter son ascendance celte pour demander la citoyenneté écossaise.

L’autre crise réside non dans le résultat mais dans l’une de ses causes. Il s’agit d’une crise de l’identité anglaise, de celle qui s’est longtemps confondue avec celle du Royaume-Uni. Cette identité n’est pas dotée d’une expression institutionnelle comme les assemblées dévolues des trois autres pays. À la différence des autres, les Anglais n’ont pas de grand récit « victimologique », expliquant comment ils auraient été opprimés par un pouvoir central. L’UE fournit à l’occasion un substitut convaincant. Ce que nous entendons aujourd’hui, à travers les urnes, c’est le grondement de frustration des Anglais.

Décidément, tout ça n’arrange pas l’unité de notre cher Royaume-Uni. De retour enfin à la gare de Saint-Pancras, je trouve le terminal de l’Eurostar bondé à cause de retards. Au milieu des hordes en sueur, je me demande quel est le sens de toute cette histoire. À ce moment-là, je me souviens que quelqu’un me l’a expliqué, hier à midi, très exactement au milieu de la journée de vote.

Samedi 25 juin, midi.

La clarté dans la confusion

Lord Howell of Guildford a entamé sa carrière d’élu parlementaire en 1966. Il a été anobli (l’équivalent de devenir sénateur à vie) en 1997. Il a été ministre sous Heath, Thatcher et Cameron. Ses spécialités incluent l’énergie, les transports et les relations internationales. Beau-père de George Osborne, notre chancelier de l’Échiquier, sa réputation est fondée sur ses capacités intellectuelles et sa vaste expérience politique. Nous causons chez lui. Assis calmement dans son fauteuil, il brosse un tableau convaincant de cet avenir qui est toujours déjà là à notre porte quand on en parle.

Le futur qui nous tombe dessus est déterminé par trois éléments. D’abord, le véritable tsunami de nouvelles technologies – de la « blockchain » à l’intelligence artificielle – qui est sur le point de bouleverser les mondes de l’économie, de l’emploi et de la politique. Ensuite, la concurrence pour le contrôle des matières premières et des infrastructures, une lutte largement dominée en ce moment par la Chine. Pour finir, le nouveau paradigme du commerce international, basé désormais sur les « chaînes de valeur globales ». Entre la conception d’un bien ou d’un service et sa livraison au consommateur final, il y a toute une série d’activités auxquelles contribuent des entreprises dans de multiples pays. Ces chaînes de valeur globales offrent des opportunités exceptionnelles aux PME, mais les gouvernements sont totalement dépassés, tout comme les frontières qu’ils sont censés contrôler. Ce qui a donné naissance à ces trois éléments, c’est cette extraordinaire « interconnectivité » (« interconnectedness ») rendue possible par la puce électronique.

Deux conséquences importantes en découlent. Premièrement, l’Union européenne est ringardisée. Son marché unique et ses structures très centralisées constituent une réponse du xxe siècle à un problème du xxie. Faut-il donc quitter l’UE ? Non, ce serait une distraction inutile. Nous devons profiter de tous les réseaux, de tous les espaces d’échange existants – y compris le Commonwealth – et en créer de nouveaux. Les structures étatiques doivent désormais se focaliser sur la sécurité et sur une gestion adaptée des grandes transhumances en cours.

Deuxièmement, cette interconnectivité a provoqué un effondrement de la légitimité des institutions politiques traditionnelles. Les citoyens sont encouragés à faire passer l’humeur du moment avant le jugement mûri. En Australie, le parti « Flux » propose de permettre aux citoyens, grâce à une appli sur leur smartphone, de voter sur tous les projets de loi : leurs élus ne délibéreront pas, ils se contenteront d’appliquer le vote majoritaire des citoyens. Ce sera comme un référendum permanent. En fait, Flux n’est pas un parti politique, mais une entreprise qui fournit « la démocratie comme service ».

Déjà, il y a quinze ans, Alain Finkielkraut parlait d’une « liberté fatale » dont l’internaute est victime, puisqu’il est condamné à être « l’esclave de sa volonté, le captif de son propre pouvoir discrétionnaire ». La vraie question aujourd’hui, c’est : comment gouverner à l’époque digitale ? Comment préserver une certaine légitimité à un État et à des élus qui ont plus que jamais le devoir de protéger leurs citoyens ? Quand les électeurs se moquent des experts, au fond ils protestent contre le fait qu’on leur donne de plus en plus de choix sans leur donner les moyens de choisir pour eux-mêmes.

Au moment où je le quitte, lord Howell partage avec moi cette boutade : dans l’atmosphère des prophéties apocalyptiques qui ont entouré les différents voyages de Christophe Colomb, celui-ci aurait eu l’habitude de dire, avant un nouveau départ : « À mon retour – si le monde dure suffisamment longtemps ! »

Épilogue

Boris Johnson et Michael Gove, les deux architectes du Brexit, se sont anéantis. L’un s’est retiré – comme prévu – et l’autre est accusé de l’avoir trahi. Farage, cet énergumène, a pris sa retraite. En toute probabilité, Theresa May, la ministre de l’Intérieur, deviendra Première ministre. Elle a un air de maîtresse d’école sévère qui est parfaitement adapté à la situation. Dans six mois, elle appuiera enfin sur le bouton de l’article 50 pour déclencher le processus de sortie. Tout sera mis en œuvre pour sauver le soldat UK et le soldat UE.

À moi, on m’objectera que je suis un mandarin élitiste. J’assume. Nous sommes tous des élitistes de quelque bord. En tant que tels, notre premier devoir est d’être lucides. La réaction des Britanniques est composée d’au moins trois ingrédients. D’abord, un coup de pied dans le derrière des politiques de la part des habitants des régions marginalisées. C’est l’aspect que privilégient les commentateurs français qui croient que le grand écart est uniquement entre la promotion Voltaire et, mettons, Hénin-Beaumont. Ensuite, une affirmation identitaire de la part des Anglais, minant ce Royaume-Uni qui a soudé nos quatre pays depuis le xviiie siècle. Finalement, il y a ce que nous pouvons appeler « la rage digitale », pour le moment très peu connue en France. Le référendum britannique a libéré une vague de mécontentement légitime contre l’UE, mais aussi un courant de fond plus inquiétant contre la légitimité politique sous toutes ses formes.

La lucidité nous commande d’identifier et de séparer ces différents ingrédients afin d’en tirer les leçons très différentes qui s’imposent. Joseph de Maistre, influencé par notre cher Edmund Burke, nous donne l’exemple de cette froideur dans l’analyse qu’il nous faut acquérir. À ceux qui se hâtent de tirer des conclusions déjà préparées de longue main, je réponds : si vous voulez analyser ces événements avec sagacité, « il pourrait bien vous arriver, comme à la sultane Schéhérazade, de n’en être pas quitte pour une soirée : je ne dis pas que nous allions jusqu’à mille et une, il y aurait indiscrétion ; mais nous y reviendrons plus souvent que vous ne l’imaginez»[1. Paroles du sénateur dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, premier entretien.].[/access]

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Été 2016 - #37

Article extrait du Magazine Causeur



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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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