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Aubervilliers, la mondialisation malheureuse (1/2)


Aubervilliers, la mondialisation malheureuse (1/2)
Marché d'Aubervilliers. Photo: Valerio Geraci.
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Marché d'Aubervilliers. Photo: Valerio Geraci.

Une pub pour Benetton : voilà ce que découvre le Parisien égaré à Aubervilliers. Le soir venu, à la sortie du métro Quatre Chemins, un paysage bigarré s’étale devant ses yeux : Fantômettes africaines voilées de pied en cap, vendeurs de Marlboro de contrebande, commerces chinois et cafés 100 % masculins façon bled jalonnent l’avenue Jean-Jaurès. « Et dire qu’il y a vingt ou trente ans, c’était les Champs-Élysées d’Aubervilliers. Depuis quelques années, ici, entre les sans-papiers tunisiens ou égyptiens qui vendent des cigarettes de contrebande, les Capverdiens qui boivent dans la rue et les Péruviens, tu ne te sens plus en France… », se lamente Senda, une Albertivillarienne d’origine maghrébine.

Mosaïque multiethnique en forme de cœur, Aubervilliers pourrait figurer le rêve éveillé des apôtres du « multicul ». Sur le plan économique, les atouts ne manquent pas : la proximité avec Paris, bientôt renforcée par le rallongement de la ligne 12 du métro, ainsi que deux pôles majeurs : le Fashion Center et La Plaine-Saint-Denis. Numéro un des centres de vente en gros d’Europe, le premier regroupe 288 entreprises de confection. Inauguré en 2015 à l’emplacement des anciennes échoppes de textile, ce « Sentier chinois » autour duquel gravitent des milliers de travailleurs asiatiques rapporte une manne d’impôts locaux à la ville. Quant aux bureaux de La Plaine-Saint-Denis, à cheval sur les communes d’Aubervilliers et de Saint-Denis, sur les décombres d’anciens entrepôts industriels, ils renflouent généreusement les caisses de la mairie, grâce aux sièges des grandes entreprises qui y sont implantées. Sous le long règne (1984-2003) de Jack Ralite, ministre communiste de François Mitterrand, Aubervilliers, 82 000 âmes, s’est dotée d’infrastructures culturelles à faire pâlir n’importe quelle préfecture. Dans ce « petit coin perdu au bout de la misère » que chantait Léo Ferré[1. Monsieur Tout Blanc, Léo Ferré.], ouvriers, intellectuels et classes moyennes se partageaient entre le cinéma, les médiathèques, le centre nautique et le théâtre national de la Commune, fleuron de ce bout de France rouge.

Mais ce passé est révolu. Aujourd’hui, malgré ce potentiel extraordinaire, c’est dans la rubrique « Faits divers » qu’on entend le plus souvent parler d’Aubervilliers. Ainsi, dans la nuit du 7 août, un couturier chinois a été violemment rançonné par une bande de jeunes, comme disent pudiquement les médias. Chaolin Zhang, 49 ans, ne possédait que des cigarettes et des friandises mais les clichés ont la vie dure. Ses agresseurs, trois voyous d’origine maghrébine, en avaient en effet après le sac d’un autre Chinois qui l’accompagnait, aussi ont-ils roué de coups les deux hommes avant de s’enfuir, laissant Chaolin gisant au bas d’une tour. Une heure durant, ce pauvre hère appellera à l’aide, sans qu’aucun Bon Samaritain ne daigne réagir. Il décédera cinq jours plus tard. Ses bourreaux ne seront retrouvés qu’au bout de plusieurs semaines, grâce à un témoignage anonyme et aux images de leur fuite captées par une caméra (privée) de vidéosurveillance. Sitôt les coupables connus, la maire communiste d’Aubervilliers Meriem Derkaoui condamne bien entendu cette « tragique agression » et appelle simultanément « chacune et chacun à ne pas tomber dans le piège de la division et des amalgames qui engendrent tant de souffrances » tout en stigmatisant le racisme antichinois. L’aveu est lâché : craindre l’amalgame, c’est désigner les coupables.[access capability= »lire_inedits »] En l’occurrence, des enfants de l’immigration habitant la cité Lénine, un Maghrébin, deux Africains, dont l’un, sous contrôle judiciaire, devait déjà répondre d’une vingtaine d’agressions contre des Chinois.

Pour la communauté asiatique d’Aubervilliers, c’est le drame de trop. Deux rassemblements sont organisés au mois d’août dans la ville, puis une grande manifestation parisienne se tient début septembre pour protester contre le nombre croissant des rackets anti-asiatiques, réunissant des milliers de Chinois avec le soutien affiché de la mairie. Non sans raison, certains voudraient faire de ce drame une affaire Ilan Halimi asiatique : attacher aux Chinois l’image de commerçants aisés aux poches pleines d’argent rejoint le cliché antisémite du Juif forcément plein aux as.

Jackie Troy, vice-présidente du Conseil représentatif des associations asiatiques de France (CRAAF), exprime sans détours ce que beaucoup pensent tout bas : « On sait très bien qui nous attaque. Ce ne sont pas des Blancs, mais des gens de type nord-africain.» À son image, beaucoup d’Asiatiques excédés par la multiplication des rançonnages feraient aujourd’hui passer Renaud Camus pour un militant de France terre d’asile. Parmi les Chinois et Vietnamiens d’Aubervilliers, on souffre du syndrome du premier de la classe, envié et tabassé par ses petits camarades : « La France nous a ouvert la porte pour nous accueillir. On est arrivés plus pauvres que d’autres communautés, avec en plus la barrière de la langue. On s’en est sortis par le travail, c’est la différence entre eux et nous », avance Jackie.

Le phénomène des vols avec violence contre les Asiatiques va s’aggravant, ainsi que le confirme Jean-François Monino, maire adjoint à la Sécurité d’Aubervilliers. De janvier 2015 à janvier 2016, le nombre de dépôts de plaintes de travailleurs chinois a triplé dans la ville, sachant que « beaucoup ne portent pas plainte car ils sont mal accueillis au commissariat ou ont du mal à comprendre le français », concède l’élu. En cause, l’image des Asiatiques réputés transporter de l’argent liquide sur eux, ce qui en fait une proie prisée des délinquants.

« On est les derniers arrivés, donc les souffre-douleur des autres. En 2012-2013, les commerçants asiatiques de la porte d’Aubervilliers ont payé eux-mêmes l’installation de 40 caméras de surveillance grâce à l’aide du préfet Lambert [Ndlr : alors en poste en Seine-Saint-Denis et proche de Nicolas Sarkozy]. » Aubervilliers la multiculti héberge-t-elle deux camps retranchés à la rivalité indéracinable ? À l’image du profil métissé des agresseurs de Chaolin, la réalité se révèle plus complexe. « Ce sont surtout des Africains qui agressent les Chinois », nuance Ling Xi, opposante LR au conseil municipal. Au sein des bandes multiethniques, les Maghrébins commandent les « Blacks », selon une hiérarchie interne imperturbable. Nombre de Chinois employés au Fashion Center se font régulièrement détrousser par des adolescents noirs qui gravissent ainsi l’échelle de la criminalité. Une sorte de rite d’initiation d’autant plus cruel qu’un commerçant chinois isolé ne peut résister face à une escouade de lascars. Depuis un an, les femmes asiatiques isolées rentrant seules le soir ont droit aux rondes de nuit d’une milice improvisée, certes désarmée, mais qui ne laisse pas d’inquiéter la mairie…

La longue marche des Chinois à Belleville

Dès juin 2010, les commerçants asiatiques de Belleville avaient défilé en masse et rallié le collectif Sécurité pour tous en signe de double protestation : à la fois contre les vols répétés dont ils étaient victimes et la tentation d’autodéfense que caressaient certains de leurs leaders, suspectés de vouloir imposer une milice privée et un impôt de type mafieux. « On voulait éviter que ça devienne le Bronx », se souvient l’un des protagonistes. La légende urbaine veut qu’un ancien légionnaire d’origine chinoise ait dégainé son arme à la sortie d’un grand restaurant de la rue de Belleville où festoyaient les invités d’un mariage asiatique – occasion au cours de laquelle les commensaux offrent traditionnellement aux époux des enveloppes pleines de billets. Grâce à l’action de la police, les bandes de « zyvas » qui soutiraient du cash aux Asiatiques bellevillois ont alors été neutralisées… pour mieux s’égailler en Seine-Saint-Denis.

Jusque dans ses quartiers les plus chauds, Aubervilliers n’est pourtant pas la Beyrouth des années 1970. « Il ne faut pas parler de guerre civile ! On arrive à travailler ensemble », me glisse Ling Xi avec des accents de sincérité, bien qu’Arabes et Asiatiques soient « deux groupes qui ne se connaissent pas trop », tant leurs modes de vie divergent. Mes pérégrinations aux quatre coins de la ville, le long d’une ligne de front culturelle mouvante, ont confirmé mes intuitions : plus on parle de mixité, moins on la voit, en particulier entre Jaunes et Beurs. Zéro couple mixte à l’horizon, bien peu de groupes d’amis métissés et pas davantage d’Asiatiques affalés dans les cafés où les Arabes ont leurs habitudes. « On ne peut pas vivre avec quelqu’un dont on ne partage pas les mœurs », décrète Ling Xi avec la sagesse d’un Lévi-Strauss explorant la Babel tricolore. « Les Chinois sont athées, mangent du porc à longueur de repas, sont casaniers et travailleurs, ils n’ont pas le temps d’aller au café », fait valoir la dynamique quadra. Et l’opposante au maire d’énumérer tous les ponts entre Chinois et Maghrébins : un entraîneur de football beur qu’elle envoie à Pékin, les employées marocaines de M. Hu, le patron du Fashion Center, ses excellentes relations avec l’adjoint à la jeunesse Sofienne Karroumi, etc.

Il suffit pourtant d’interroger le péquin moyen dans un quartier d’Aubervilliers à forte concentration maghrébine pour prendre conscience de l’hostilité sourde entre les communautés. Aux Quatre Chemins, Mourad, 30 ans, Tunisien immigré il y a une dizaine d’années, me vide son sac, rassuré par notre conversation en arabe dialectal. Attablés au restaurant Sidi Bou Saïd, je l’écoute dégoiser sans filtre : « Jamais un Chinois ne cherche la merde… mais c’est tous des mafieux ! Comme ils ont de l’argent liquide sur eux, parfois ça tourne mal. Belleville est à eux maintenant. Les juifs en sont partis et les Chinois sont dans tous les trafics. Ils ne portent jamais plainte pour ne pas qu’on mette le nez dans leurs affaires. » Au turbin, dans un centre commercial de Seine-et-Marne, le natif du sud tunisien côtoie quantité de commerçants et de clients asiatiques qui « achètent tous les commerces en cash grâce à des prêts illégaux » de parrains mafieux et alimentent toutes sortes de trafics. L’argument du « ils l’ont bien cherché » n’est plus très loin, à la manière de ces puritains qui condamnent le viol des femmes mais incriminent le port de la minijupe…

Comme quoi, les stéréotypes antichinois de certains Maghrébins ne le cèdent en rien à l’animosité anti-arabe d’une partie de la communauté asiatique. Pour un peu, la méfiance réciproque, déguisée en indifférence polie chez les aînés des deux groupes ethniques, donnerait raison au vieil adage identitaire selon lequel la société multiraciale est une société multiraciste. Histoire de se rassurer à bon compte, l’adjoint à la Sécurité de la mairie excipe des relations commerciales entre Albertivillariens de toutes origines (« Je connais beaucoup de commerçants chinois dont les salariés sont beurs et blacks. L’association France-Chine-Asie amène en Chine des chefs d’entreprises de toutes les communautés de la ville. »), notamment dans le textile, pour poser un onguent sur les plaies du vivre-ensemble. Les affaires restent les affaires…

Si j’ai fini par trouver un exemple de relation intercommunautaire poussée, au-delà du rapport de clients à fournisseurs, c’est en écoutant les nombreux éloges que recueille l’ex-commissaire adjointe Loubna Atta. À peine trentenaire, cette brillante fliquette d’origine égyptienne a gagné la confiance des Chinois d’Aubervilliers. Avant sa récente mutation dans la capitale, elle avait noué un partenariat efficace avec les associations asiatiques afin d’encourager les victimes à porter plainte, fussent-elles non francophones et devant se faire accompagner d’un traducteur bénévole. Ces derniers mois, sa saine politique du chiffre a permis de démultiplier les dépôts de plaintes – 150 depuis le début de l’année –, de quoi rompre l’omerta et mettre la commune devant ses responsabilités.[/access]

à suivre…



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