En menaçant de faire tomber François Bayrou, Marine Le Pen croit être maîtresse du jeu politique. Mais c’est en réalité Jean-Luc Mélenchon qui tire profit de cette crise en imposant ses thèmes et en misant sur les sombres pulsions de son électorat: préjugés, rancunes, haines et jalousies.
François Bayrou tombera-t-il à la rentrée, comme tout porte à le croire au moment où nous mettons sous presse ? Évidemment, la politique peut toujours réserver une de ces surprises dont elle a le secret : coup de théâtre, journée de dupes, pacte faustien. Rien n’est jamais impossible au royaume de France.
Mais la rapidité et l’aplomb avec lesquels les Insoumis, les Verts, les socialistes, les communistes et surtout le Rassemblement national ont indiqué, aussitôt après l’annonce par le Premier ministre d’un vote de confiance le 8 septembre, qu’ils ne lui accorderaient pas cette confiance, laissent penser que la messe est dite. Surtout que, d’après nos sources en interne, aucune négociation de la dernière chance – du type retrait de la suppression des deux jours de congé – qui pourrait accorder un sursis à François Bayrou n’est envisagée du côté du parti de Marine Le Pen.
Sous-entendu inquiétant
La France n’est pas le seul pays européen à vivre des temps d’incertitude. Tous nos voisins sont placés sous la triple pression des marchés financiers, du mécontentement populaire et de la guerre en Ukraine. Et tous ont connu depuis le début de la décennie un épisode de fièvre politique : ici une chute brutale de gouvernement, là une chambre introuvable, ailleurs encore une secousse dégagiste. Seulement, avec quatre gouvernements en deux ans, nous sommes les seuls à être alités en permanence avec une compresse humide sur le front. Car au-delà des circonstances du moment, telles que le fiasco de sa dissolution en 2024, la crise française a une cause plus profonde, plus singulière. Elle tient à la manière même dont notre pays est dirigé depuis 1958, manière qui semble arrivée en bout de course.
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Conçue avec l’obsession de la puissance et de la stabilité, la Ve République a sacrifié la représentativité du pouvoir législatif au profit de l’efficacité de l’exécutif. Problème : à force de mettre sous le boisseau l’expression de la volonté populaire, le système a fini par perdre sa capacité de produire de la légitimité et du consensus.
Depuis au moins cinquante ans, ce problème est pointé par la droite nationaliste anti-gaulliste, dont les inquiétudes quant à l’immigration, l’islam et la souveraineté, quoique partagées par un grand nombre d’électeurs, ont longtemps été tues ou niées au sommet du pouvoir. Cependant, malgré tous les vents contraires, dont ses propres turpitudes, à partir de l’an 2000, le discours du Front national a fini par s’imposer dans le débat public. Depuis, sans avoir jamais été ministres, Jean-Marie Le Pen, puis sa fille ont pour ainsi dire co-produit l’agenda politique.
Mais en cette rentrée 2025, la situation a complètement muté. Désormais, c’est Jean-Luc Mélenchon qui dicte les thèmes. Il est en effet parvenu à formuler une version gagnante du populisme de gauche. À son message subliminal traditionnel « il y a de l’argent, il est chez les riches, il n’y a qu’à le prendre », avec son corollaire « la dette n’est qu’un jeu d’écriture bidon destiné à asservir le peuple, yaka pas payer », s’ajoute désormais un sous-entendu inquiétant, à peine voilé derrière une critique d’Israël, mais parfaitement compris par l’électorat ciblé : « c’est la faute aux juifs ». Pour la première fois depuis des décennies, une proposition politique promet de résoudre les difficultés sans effort tout en légitimant des pulsions sombres : les préjugés, les rancunes, les jalousies, les frustrations et les haines.
Cet assemblage redoutable, assaisonné de considérations écologistes et économiques faussement rationnelles, tend à supplanter les recettes de la droite. Là où le café du commerce se lamentait naguère sur l’immigration, mai 68 et l’Union européenne s’impose désormais une nouvelle grammaire idéologique et émotionnelle qui désigne comme causes principales de nos malheurs l’abolition de l’ISF, la réforme des retraites et les riches en général – mais aussi le désir masculin, Israël et CNews. Certes, ces trois boucs émissaires de l’extrême gauche ne sont nullement ciblés par le RN qui ne montre aucune complaisance avec l’antisémitisme. Reste que cette mixture fixe l’ordre du jour, oriente les débats et oblige les autres forces politiques à adopter une position défensive et presque honteuse. Ainsi le parti mariniste, jadis maître caché du tempo, pourrait-il être réduit à suivre la musique sociale jouée par les flûtistes de La France insoumise en risquant au passage d’y perdre son solfège identitaire.
Peur paralysante
Ce renversement n’est pas le fruit du hasard. Mélenchon a constitué un mouvement politique autoritaire, que certains de ses propres membres qualifient de « secte », et une armée impitoyable de communicants capables de transformer chaque tweet en polémique. De Louis Boyard à Sébastien Delogu en passant par Thomas Portes et Aymeric Caron, ces soldats du chaos nous bombardent de provocations et saturent l’espace d’outrance. Dans quel autre pays riche les thèses de la gauche radicale obtiennent-elles un tel écho ? Aucun.
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La stratégie des Insoumis relève d’une logique léniniste. Comme les révolutionnaires de 1917, leur chef sait que l’essentiel n’est pas d’exercer le pouvoir mais de s’en emparer, puis de s’y barricader. Une fois en poste, pense-t-il, il saura inventer l’histoire à raconter pour expliquer pourquoi il avait parfaitement raison d’avoir tort. Il appliquera à la France la méthode qu’il emploie à la tête de sa formation : désignation des saboteurs, exploitation des divisions, intimidation des éléments trop brillants.
Dans cette affaire, tout le monde joue avec le feu, à commencer par le RN. Les dirigeants lepénistes ont certes de solides raisons d’en vouloir à Emmanuel Macron, qui a laissé son parti leur préférer le Nouveau Front populaire aux dernières législatives et ne semble toujours pas envisager de nommer un gouvernement d’union des droites (qui pourtant recueillerait l’adhésion d’une grande partie des Français). Cela justifie-t-il de se mettre dans la roue des Insoumis ? « Les Français préféreront toujours l’original à la copie », dit-on au RN pour se rassurer. C’est sous-estimer la capacité de nuisance de Mélenchon, qui est parvenu à instiller dans leur esprit une peur paralysante : celle d’être traités de collabos des puissants, d’amis de Macron. Le risque, c’est que la copie passe aujourd’hui pour l’original. Réveille-toi Marine : au jeu de la démagogie, le général Tapioca est imbattable.





