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Invitée par une amie proche pour aller à la mer, ma Sauvageonne n’avait pu me suivre, ce samedi-là. A mon grand désespoir, je me suis donc rendu sans elle à Tergnier, la ville de mon enfance et de mon adolescence. Après une visite familiale, je me suis baladé dans la ville. En arrivant vers la gare, énorme surprise : ils ont détruit la passerelle, notre passerelle, notre passerelle adorée, symbole de notre cité cheminote tout autant adorée ! « Ils ont osé ! Oui, ils ont osé ! » songeai-je, dépité. C’était comme si on m’avait dérobé mes jeunes années. Je revoyais mon père, en automne, vêtu de son imperméable gris et de son béret, qui se rendait à son travail, au bureau de l’arrondissement du chemin de fer. Je me revoyais, très jeune (cinq ou six ans), en compagnie de copains de la cité Roosevelt, nous poster au milieu de l’édifice, les jeudis après-midi ; nous attendions avec impatience les locomotives à vapeur qui nous enrobaient de leur fumée ouatée. Instants indicibles ; merveilleux brouillard qui nous faisaient oublier que le lendemain, il nous faudrait reprendre l’école, apprendre les leçons, faire les devoirs.
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Je me revoyais, à la même époque, l’emprunter avec ma mère pour nous rendre au marché. C’était l’été ; odeurs de melons mûrs, de fruits éclatés. Les vociférations de camelots, heureux de s’exprimer dans l’air plein de promesse des Trente glorieuses. Je me revoyais encore, sur le trottoir devant notre maison de la rue des Pavillons (aujourd’hui la rue des Lutins), guettant l’arrivée de mon père sur la dite-passerelle. Passerelle géniale, si utile, si charmante à nos yeux avec son béton grisonnant et Art déco. C’était elle encore qu’avait emprunté notre copain Mi-Mi-Mi (surnommé ainsi à cause de son interminable rire qui se terminait par ce cri éponyme) qui, lors des concerts de notre groupe de blues-rock Purin, au milieu des année soixante-dix, se faisait passer pour notre manager, lesté d’un attaché-case et habillé d’un costume trois pièces qui lui procurait un air sérieux. Oui, c’était elle qu’il avait empruntée quand il se sauvait, vraisemblablement poursuivi par une bande de barbares homophobes ; il avait ensuite, paniqué, traversé la rue Pierre-Semard et s’était fait faucher par une voiture. Tué sur le coup. Une horreur.

Bien sûr, j’avais appris par les réseaux sociaux que l’avenir de notre chère passerelle était compté. Mais j’espérais qu’au final, elle serait épargnée. Non ; ils l’ont détruite ; ils ont osé. Qui est responsable de cet acte innommable ? Une administration locale ? La SNCF ? En bon fils et petit-fils de cheminot, je n’ai pas pour habitude de critiquer cette dernière. Mais devant ce désastre, que dire ? La déception est trop forte. Je ne suis pas le seul dans ce cas comme en témoignent les petits bouts de papier accrochés sur ses tristes vestiges ; sur ceux-ci, des Ternois avaient écrit leurs doléances et leur mécontentement. On pouvait notamment y lire : « Triste nouvelle… Un vrai monument que j’ai toujours connu. Il est vraiment dommage d’en arriver là. Yvette. » ; « Cela va faire tout drôle de ne plus voir la passerelle… Nous avons tant de bons souvenirs, nous l’avons empruntée très souvent. Quel dommage ! Thierry. » ; « Sans la passerelle, Tergnier ne sera plus jamais Tergnier ! Annick. » ; « Nos parents et grands-parents doivent se retourner dans leurs tombes en voyant ce que devient la SNCF. Joël. » Comment dire mieux ? Quel gâchis ! Quel dommage !
Philippe Lacoche, Amiens, le 14 août 2025, 17h07.
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