L’écrivain et traducteur Michel Orcel publie ses mémoires.
Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort (qui étaient amis dans la vie) s’étaient amusés un jour à classer leurs confrères en deux catégories : les acteurs qui « ont la carte » et ceux qui ne l’ont pas. « Avoir la carte », c’est faire partie de l’establishment, bénéficier tacitement de l’indulgence de la critique et des puissants, en être bien vu et reconnu. Mais qui donc donne « la carte » ? Kafka s’était posé la question et avait tenté d’y répondre : personne en particulier. « On » décide. Un « on » d’autant plus tyrannique qu’il est impersonnel et invisible, intériorisé par chacun de nous et dont les médias dominants ne sont que les relais serviles. Dans le langage courant, le pronom « on » a d’ailleurs peu à peu remplacé le « nous », signe que le sujet contemporain s’efface, se nie et se plie à la volonté du « on ».
Who’s Who de choc
Quelqu’un devrait ainsi un jour écrire le Who’s Who de tous ceux qui n’ont pas la carte. Dans ce savoureux dictionnaire, on trouverait nombre d’hommes et de femmes de grand talent qui, parce qu’ils ont refusé de se soumettre à la loi du marché, vivent pour la plupart très sobrement, à l’écart des bruyantes futilités. Socialement et sur le plan de « la carrière », ce sont presque des ratés : ils ne seront donc jamais invités par Léa Salamé ou Augustin Trapenard. Mais humainement et moralement, ce sont les meilleurs. Né à Marseille en 1952, l’écrivain, traducteur, éditeur et psychanalyste Michel Orcel aurait à coup sûr toute sa place dans ce Who’s Who de choc !

Publiés en juin dernier, ses Mémoires écrits sur l’eau sont un livre qui se déguste à petites gorgées, comme un vin de Toscane bu à l’ombre des citronniers. C’est l’autoportrait d’un être multiple, complexe, à la fois sensible et fulminant, et le tableau balzacien de quarante ans d’histoire intellectuelle française.
Notre société aimant coller des étiquettes sur le front des gens pour leur attribuer une valeur marchande, disons, pour identifier le personnage, que Michel Orcel est d’abord un traducteur de génie – de l’italien vers le français, surtout. Il est à Dante, l’Arioste, le Tasse et Leopardi ce qu’André Markowicz est à Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tourgueniev et Tchekhov : un passeur capable, après des décennies d’immersion dans la musique de leur langue, de restituer le souffle, la diction, la voix, l’âme et l’univers intérieur de ces grands poètes. Au début des années 1980, Giacomo Leopardi (1798-1837) était encore quasiment inconnu en France, peu et mal traduit, ignoré, incompris, pendant que les éditions Gallimard consacraient des volumes à des écrivains de bien moindre envergure. Orcel fut ainsi le premier à révéler aux lecteurs français le génie de ce poète et penseur, désormais reconnu comme l’égal de Keats et de Hölderlin « pour son amour de la Grèce antique et sa nostalgie d’un monde désormais déserté par les dieux ». Mais Leopardi, nous dit-il, annonce surtout Schopenhauer et le premier Nietzsche (dont il fut un « éducateur ») par son nihilisme absolu, proprement renversant si l’on songe qu’il écrivait en pleine effervescence progressiste.
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Dans son travail, Michel Orcel s’est toujours identifié à la formule de son maître et ami, le grand écrivain suisse Philippe Jaccottet : « Le traducteur qui, sans faire aucun contresens, tue le chant, est un malfaiteur. Il importe de ne jamais trahir ce qui fait, dans un poème, que les choses tiennent ensemble et deviennent un organisme vivant. » Magnifique !
Sa traduction de La Divine Comédie de Dante — dont le troisième tome, le Paradis, parut en 2021 pour le 700e anniversaire de la mort du poète — fut ainsi saluée par le Corriere della sera comme « la meilleure traduction de la Divina Commedia dont la France dispose aujourd’hui ».
Mais comment un Français de 2025 pourrait-il se délecter de la musique de Dante et ressentir sa beauté, son rythme, la virtuosité de ses tercets aux rimes disposées avec un art tout mathématique ? Le fait est que Michel Orcel est parvenu à créer une langue en français, fluide et inspirée, qui respecte rigoureusement l’endécasyllabe italien. C’est ce que reconnurent, à côté de ses romans et de ses essais, Cioran, André-Pieyre de Mandiargues, Yves Bonnefoy, Jean Starobinski, Marc Fumaroli, Frédéric Vitoux, qui lui témoignèrent par écrit leur admiration et ne lui marchandèrent pas leur amitié.
Soie italienne
Citons Yves Bonnefoyà propos de l’Arioste : « Je vois bien que j’ai entre les mains, grâce à vous, le texte qui me donnera ce que ma science insuffisante n’est pas en mesure de m’offrir, les profondeurs d’une œuvre admirable. Merci pour ce monument de la traduction contemporaine, qui achève de faire de vous le meilleur représentant de l’Italie poétique en France, en français… »
À lire ses Mémoires, écrits dans un style aussi précieux que de la soie italienne, mais d’où émergent ici et là des coups d’épée et des pages hilarantes, dignes de Feydeau, sur les bassesses et les fourberies des grands éditeurs parisiens (voleurs, plagiaires, mauvais payeurs, etc.), on se rend compte qu’un homme aussi peu courtisan que Michel Orcel ne pouvait décidément pas « avoir la carte » ! Voyez plutôt.
Chrétien fervent et monarchiste, malgré ses idées sociales, il s’est mis à dos la gauche. Passionné par la civilisation arabo-musulmane (qu’il a étudiée à la Sorbonne sous la direction du grand savant Roger Arnaldez), il s’est mis à dos une certaine droite.
Dans un cas comme dans l’autre, notre époque se complaît dans la bêtise et l’ignorance.
« Comme Louis Massignon, écrit-il, j’ai été l’hôte de l’Islam, comme lui, c’est en passant par l’Islam que j’ai retrouvé la foi chrétienne. Qu’on s’imagine quelle est ma liberté ! »
Tout en dénonçant furieusement l’islamisation progressive de la France par les frères musulmans (n’oublions pas que les wahhabites avaient déjà tué la civilisation arabo-musulmane, dont le raffinement, la sensualité, l’amour du vin, la science et la tolérance surpassaient alors ceux de l’Occident chrétien), Michel Orcel a toujours défendu la dignité de l’islam en tant que religion abrahamique. Comme Charles de Foucauld, il rappelle que juifs, chrétiens et musulmans sont monothéistes et croient tous au même Dieu, unique incréé, créateur de l’Univers. Si l’islamisme gangrène aujourd’hui notre pays, c’est parce que la France s’est détournée du christianisme et de son histoire nationale. Pour avoir dit ces vérités évidentes, des hommes comme Michel Orcel doivent être mis au cachot.
Succulent carnage
Ses Mémoires écrits sur l’eau captivent aussi le lecteur par leur dimension métaphysique. L’auteur confesse ainsi le sentiment d’être « traversé », comme si une puissance qui le dépasse agissait à la racine de son être, comme si quelque chose de ses lointains ancêtres continuait à vivre en lui d’une façon totalement inimaginable. Un jour, il se rend dans le Piémont et découvre un village. Foudroyé par ce qu’il voit, il éprouve la sensation de connaître parfaitement ce lieu où il n’a pourtant jamais mis les pieds : une mémoire inconsciente se transmettrait-elle en nous, de génération en génération ?
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La racine du patronyme Orcel, c’est l’ursus latin. On comprend mieux ainsi pourquoi notre auteur distribue allègrement les coups de griffes à toutes les célébrités qui l’ont offensé ! Succulent carnage. Sa voix chaude et amicale, pourtant, évoque celle du ténor Carlo Bergonzi.
Mélomane dans l’âme, Michel Orcel est du reste l’auteur d’une biographie de référence de Giuseppe Verdi (Verdi La vie et le mélodrame, Grasset, 2000). « Verdi incarne l’archétype du génie populaire italien » (raison pour laquelle les snobs wagnériens, comme Boulez, ont toujours vu de haut ce compositeur qu’ils jugeaient « mal dégrossi » et « insuffisamment formé »), mais « un génie qu’il faut étudier attentivement pour découvrir tout ce qu’il recèle de culture littéraire et musicale ».
Retiré à Nice, où à près de 73 ans, il continue d’écrire, d’éditer et de recevoir des patients, Michel Orcel se rit maintenant de la « société du spectacle » qui l’a écarté.
Son amie Florence Delay, immortelle Jeanne d’Arc de Robert Bresson (elle vient de nous quitter le 1er juillet dernier), lui avait un jour écrit ces mots : « Dès la première phrase, votre livre est époustouflant. Le secret de sa composition (…) réunit l’enfant, l’érudit, le lecteur, l’archéologue, le promeneur, par la grâce toute française du conteur. »
Des mots sensibles qui s’appliquent tout aussi bien à ces Mémoires écrits sur l’eau !
Mémoires écrits sur l’eau. 648 pages. Editions ARCADES AMBO
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