Les cartes postales de l’été de Pascal Louvrier (2)

En fouillant dans la boite aux livres sur la place du village, face au cinéma, j’ai trouvé un livre de Frédéric H. Fajardie, Bleu de méthylène. Des jeunes gens, vingt-ans guère plus, anciens élèves chahuteurs, souvent sadiques avec leur prof d’histoire-géo, ont un point commun : on retrouve leur tête dans une décharge publique, soigneusement découpée par une tronçonneuse électrique. On dirait un roman noir écrit par Bret Easton Ellis. Mais non, c’est un écrivain bien français, « le dernier des bolchéviques » comme il se définissait lui-même, né à Paris le 28 août 1947, dans le quartier de Tolbiac, propice aux sombres intrigues policières, et mort dans la même ville le jeudi 1 mai à l’âge de soixante ans – âge indiqué dans ce roman noir écrit en 1982. Mourir le jour de la fête du Travail pour un homme de gauche, c’est vraiment aller au bout de ses idées.
Héritier de la gauche prolétarienne
C’était un type de gauche, oui, mais pas la gauche Mitterrand, version Vichy. Pas la gauche « caviar », comme Serge July, BHL, André Glucksmann, ou encore Kouchner. À propos du bon docteur, l’écrivain déclara : « C’est le mec qui va amarrer sa jonque à Deauville ». Non, c’est un héritier de la gauche prolétarienne. On peut même dire que c’est un révolutionnaire, fils de libraire, qui n’a rien à perdre puisqu’il ne possède rien. Bon, après, ça se complique, car il achète un appartement, une maison de campagne, une grosse bagnole. C’est le basculement, les choses vous possèdent alors qu’on croyait les posséder. Classique. Frédéric H. Fajardie, nom de plume de Ronald Moreau, révère Céline et ne déteste pas Drieu la Rochelle. Il semble attirer par les corps démembrés, les aubes sales sur la Butte-aux-Cailles, il vacille pour un parfum de femme, fume et picole trop pour oublier l’inoubliable, l’enfance. Il a obtenu son bac à 25 ans, a passé plusieurs licences, la rage au ventre, pour en remontrer aux fils de bourgeois. C’est un revanchard, mais uniquement pour alimenter sa prose noire et rester fidèle à son idéal rouge. C’est un Julien Sorel qui donne dans le social, parce qu’il sait que la classe dominante vend son âme à celui qui protège son compte en banque. Fajardie a des valeurs : celles qui font que l’homme peut se regarder dans la glace : honneur, fidélité, courage. Il lutte, même si cette lutte est perdue d’avance, contre le triomphe de la marchandise. Il est hanté par la guerre d’Espagne qu’il revisite dans ses romans sans espoir. Il sait que ça s’est joué sur cette terre qui n’aime pas les tièdes. Tiens voilà que je parle de lui au présent. Je le trouve sympa en plus avec sa tête au nez trop long et ses lunettes cerclées de fonctionnaire de mairie qu’on croit collabo et qui file de faux papiers aux Juifs. Il loue le fracas des armes quand il s’agit de défendre une esthétique de la révolte. Il est émouvant quand il se damne pour une phrase qui exprime l’indicible. Exemple, première page de Bleu de méthylène : « Il songea qu’il lui avait fallu presque une année pour définir l’odeur de l’herbe coupée : un parfum sucré de pain d’épice et de miel. »
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Paris perdu
C’est en juin que débute l’enquête, en pleine canicule qui « s’était abattue sur la ville comme une main sur un moustique ». La tête découverte et c’est le commissaire principal Inckel, trente-quatre ans, qui est chargé de l’affaire. Un drôle de type, avec une sale histoire de cœur dont il ne parvient pas à s’affranchir. Il cite Homère et porte un calibre 38. Il est entouré de plusieurs inspecteurs, le plus curieux étant Gourmond qui arrose une plante en plastique. Parfois, le Gourmond, il se laisse aller à une confidence : « Je suis de Lisieux. C’est très triste Lisieux. Quand on était gamins, le dimanche, on regardait passer les voitures. On habitait route de Paris, alors on se mettait à la fenêtre. Tout le dimanche à la fenêtre… » Démoralisant.
Fajardie nous entraîne dans un Paris qui n’existe plus. La gentrification a tout rasé, les bistrots avec les œufs durs au zinc, la solidarité, les petites gens. La Suze cassis a vécu, comme le filet de sole pomme vapeur, ou la platine sur laquelle on pose un vinyle, ou encore les vieux pupitres à encriers et tableaux noirs. L’école, voilà le lieu stratégique de l’affaire. On sait très vite que c’est le prof d’histoire-géo malmené qui se venge des humiliations de ses anciens élèves. C’est un malade, sûr de lui, en survêtement bleu roi à bandes blanches. Mais il va falloir le coincer car il est malin. Les rebondissements sordides ne manquent pas. Et puis, il y a la figure féminine incarnée par Olivia Licarie, l’élève préférée du prof timbré, avec de beaux yeux gris illuminant un visage qui ressemble à celui de Monica Vitti. Des personnages paumés, écrasés de soleil « mettant en relief toute la crasse qui recouvre cette grande ville pourrie comme un manteau composé de poussière, de détritus et de crachats », rachetés peut-être par la littérature.
Frédéric H. Fajardie, Bleu de méthylène, Folio. 176 pages
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