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Une République qui se trompe de France


Une République qui se trompe de France
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Wokisme, cancel culture, “du passé faisons table rase” : les intuitions de Maurice Druon


Il y a cinquante ans, un homme avait parfaitement saisi, avec une clairvoyance remarquable, la nature de ce qui deviendrait le « front républicain contre l’extrême-droite. » Cet homme, c’est Maurice Druon.

Nous sommes en 1972. Surtout célèbre pour le « Chant des Partisans » et les « Rois maudits », l’académicien a rédigé l’année précédente une tribune fameuse : « Une Église qui se trompe de siècle » (tribune à laquelle le pontificat de François a depuis donné raison, nous verrons si celui de Léon XIV redresse la barre). Polémique, débats, et Maurice Druon publie finalement un florilège des réponses, venues de quelques-uns de ceux qui l’approuvent mais surtout de ses contradicteurs, agrémenté d’une préface qui élargit la réflexion. En voici un passage :

« À constater l’ampleur de la crise – elle n’est pas seulement française et bien d’autres pays la subissent – qui sévit à la fois dans l’Université et dans l’Église, qui atteint et la langue maternelle et la religion maternelle, on ne peut pas ne pas se demander si l’on ne se trouve pas devant une vaste entreprise, concertée par certains, inconsciemment servie par l’aveuglement de certains autres, favorisée par l’insatisfaction de beaucoup, et qui aurait pour fin de couper les nouvelles générations des acquis ancestraux.

Les conditions d’une révolution n’étant pas réunies, et les chances semblant maigres, à ceux qui souhaitent une subversion radicale des sociétés, de se saisir du pouvoir soit par l’effet d’un conflit international, soit par le jeu des institutions en place, le seul moyen de transformer le monde consisterait alors à ne pas transmettre l’héritage culturel, en tout cas pas dans sa totalité. Ainsi, travaillant à échéance, formerait-on des générations qui ne pourraient plus penser l’homme, ni le monde, ni Dieu, selon les schémas ancestraux, et dès lors n’offriraient plus aucune résistance à basculer dans un nouveau type de société.

Pour inconscients qu’en soient la plupart de ceux qui y participent, cette conspiration du rejet n’en est pas moins perceptible et inquiétante. Elle pèse sur l’Université où les réformateurs préconisent de donner priorité à la langue parlée sur la langue écrite, donc au tâtonnant et au malléable sur le réfléchi et le durable ; où l’accent est mis sur la libération des facultés de l’enfant – de quoi faut-il donc le libérer avant qu’il ait été opprimé, sinon du patrimoine et des moyens d’en prendre possession ? où l’étude des langues anciennes est décrétée d’inutilité, et la part faite aux œuvres datant de plus d’un siècle constamment réduite, comme si tout cela ne devait plus constituer qu’une sorte de paléontologie de la pensée humaine.

Or l’Église, elle aussi, est enseignante par nature. Elle est héritière, dépositrice, d’un patrimoine culturel qui est antérieur même au message évangélique. Elle transmet une certaine conception du monde d’où découle une certaine morale. Et c’est à partir de cette morale que se fait le droit et que se font les lois. L’Église est donc l’autre pilier qu’il faut faire céder, l’autre racine maîtresse, et la plus ancienne et la plus profonde, qu’il faut, rite par rite, tradition par tradition, dogme par dogme, saper ou scier. Ainsi l’arbre pourra s’abattre à la première tornade, ou simplement se coucher, d’épuisement. Ainsi l’on pourra fabriquer un homme nouveau pour un monde nouveau. »

Toute la « cancel culture » est là, l’incapacité de certains à éprouver la moindre admiration, la moindre gratitude pour la civilisation qui les précède et les dépasse. Tout le nivellement par le bas de l’Éducation Nationale, toute la « fabrique du crétin » encore confirmée ces jours-ci par les consignes de correction du Baccalauréat – qui étant des consignes sont par définition réfléchies, délibérées. Mais aussi toute la déconstruction, tout le wokisme. Et encore toute l’idéologie qui a remplacé la République française par la République, tout court, et qui n’est pas loin de penser qu’avant 1789 n’existait au mieux qu’une chrysalide dont il convient de se défaire, au pire un âge des ténèbres et de l’ignorance, version laïque de la jâhilîya islamique. Il y a là, enfin, tout le « front républicain contre l’extrême-droite », cette union électorale qui va de Raphaël Arnault à Xavier Bertrand en passant par Rima Hassan, Assa Traoré, Marine Tondelier, la « gauche laïque et républicaine » et Gabriel Attal.

Ce « front républicain » est l’alliance de ceux qui veulent une tornade pour abattre l’arbre (LFI, EELV) et de ceux qui préfèrent l’épuiser jusqu’à ce qu’il se couche (le PS, la macronie). Tous ne veulent pas le même homme nouveau ni le même monde nouveau, « Nouvelle France créolisée » ou « Start up nation ». Mais tous veulent le « basculement dans un nouveau type de société » et par conséquent tous veulent, d’abord, des « générations qui ne peuvent plus penser l’homme, ni le monde, ni Dieu, selon les schémas ancestraux, et dès lors n’offrent plus aucune résistance. » Certains ne donnent même plus à leur appétit l’apparence factice de l’utopie, et ne rêvent que de « jouir sans entrave » en pillant les ruines de l’ancien monde, qui doit donc s’effondrer. D’autres se veulent nomenklatura au détriment de masses asservies : leur monde nouveau est un troupeau, leur homme nouveau un mouton à tondre. On sait les rentes générées par les innombrables « comités Théodule », les structures publiques délirantes, les subventions aux associations militantes, l’argent de nos impôts gaspillé, mais qui bien sûr n’est pas perdu pour tout le monde – et que « Nicolas qui paye » ne s’avise pas de relever la tête et de se rebiffer !

La priorité de tous les membres de cette alliance du « front républicain », ce qui les rassemble, c’est que d’une manière ou d’une autre l’arbre – cette colonne vertébrale collective, « acquis ancestral » qui a donné aux peuples occidentaux la capacité de se dresser contre les fanatiques (rappelons que Maurice Druon lui-même fut résistant, membre des Forces Françaises Libres, co-auteur du Chant des Partisans), contre les tyrans et contre les pillards – cet arbre doit tomber. D’où le désarmement juridique, politique, intellectuel et surtout moral des « gueux », d’où la « justice » trop souvent complaisante envers les racailles et implacable envers les gens ordinaires, d’où la censure, l’archipellisation, l’exaltation permanente des minorités vagissantes, et ainsi de suite.

D’où l’écologie, ou plus exactement l’éco-anxiété soigneusement inculquée dès l’enfance par l’école « républicaine », obsession en laquelle certains voient un ferment de tornade, et même les « conditions d’une révolution », tandis que d’autres se limitent (si l’on peut dire) à en faire le prétexte d’une politique toujours plus liberticide d’humiliation, de spoliation et de contrôle des classes moyennes (la séquence sur les ZFE et le DPE est révélatrice).

D’où aussi, exactement de la même manière, l’immigration massive : ferment de tornade espèrent les uns, et pour les autres prétexte au dumping social et surtout au multiculturalisme, qui dissout la décence commune dans un relativisme faussement qualifié de « tolérance » afin d’abolir notre art de vivre, de déconstruire la vergogne, le sens du devoir, l’honneur, toutes ces règles non-écrites qui fondent une société, et pour les remplacer par le seul droit positif et l’ingénierie sociale (Naturellement, l’islamisation porte son propre basculement, et si les « progressistes » pensent encore pouvoir l’instrumentaliser la réalité les rattrapera sans doute bientôt, Rima Hassan a clairement annoncé que « l’époque du porte-parolat est terminée », et même Jean-Luc Mélenchon en a récemment fait l’expérience sur les réseaux sociaux. Dans ce cadre, le retournement de veste assez spectaculaire d’Alain Minc est significatif – et montre surtout qu’à ses yeux le multiculturalisme a atteint son objectif : fracturer suffisamment la société et attiser suffisamment les tensions pour justifier maintenant la mise en place d’un système autoritaire de rééducation des masses. Un homme nouveau pour un monde nouveau.)

Pierre Valentin, lui aussi, évoque cette dynamique dans Comprendre la révolution woke : « On comprend donc, à force d’observer ces différentes situations concrètes, que la destruction de la norme se révèle plus importante pour le wokime que la défense de l’exception, voire que la seconde ne serait qu’un prétexte au service de la première. » L’analyse peut être étendue à tout le « progressisme » (le terme est désormais admis, je conserve cependant les guillemets puisque cette idéologie n’a rien d’un progrès), qui d’ailleurs le revendique dans ses slogans.

À gauche, « du passé faisons table-rase », il faut renverser l’ordre ancien, qualifié de « bourgeois », « patriarcal », « cis-hétéro-normé », « ethnocentré », « blanc », « capitaliste », « éco-irresponsable » – le terme importe peu, ce qu’il faut abattre c’est toujours la civilisation occidentale, et elle seule. On a parfois le sentiment que l’imposition du point médian en France serait plus fondamentale que l’interdiction des mariages forcés à l’étranger.

Au centre, on invoquera surtout « la raison contre tous les populismes », hypocrisie manifeste puisque sous couvert de renvoyer dos-à-dos « tous les extrêmes » l’alliance avec l’extrême-gauche est systématique au second tour. En clair, rejet de la démocratie (par la sacralisation du Conseil constitutionnel, du Conseil d’état, et du « gouvernement des juges » que l’on fait passer pour l’État de droit) et volonté de concentrer le pouvoir entre les mains d’une « élite raisonnable », autre nom de « l’avant-garde éclairée » d’hier, qui ne cherche pas à argumenter ni à convaincre, mais à « faire preuve de pédagogie » – car il lui faut mettre dans la tête de tous que si le peuple n’adhère pas, c’est qu’il ne comprend pas la « pensée complexe » du « cercle de la Raison » ou qu’il se laisse aller à ses « bas instincts », flatté par des « complotistes » : en aucun cas le « front républicain » ne peut tolérer l’idée qu’il y a des raisons légitimes de refuser le progressisme.

Cinquante ans après, est-il trop tard ? L’arbre est-il tombé ? Sans doute certaines de ses branches sont-elles définitivement mortes, et son tronc bien abimé, mais je crois ses racines encore vivaces, et sa sève n’a pas fini de le nourrir. Ibn Khaldoun annonçait, après l’effondrement des empires décadents, le règne des seigneurs de la guerre. Mais la barbarie n’est pas une fatalité, Auguste et Taizong étaient au sens khaldounien des seigneurs de la guerre, et aussi des hommes parmi les plus admirables de l’Histoire. « Il y a du Moyen-Âge dans l’air » écrivait Maurice Druon. Soit ! Nos enfants ne donc sont pas condamnés à choisir entre devenir pillards, tyrans ou esclaves. Ils peuvent être chevaliers.



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Haut fonctionnaire, polytechnicien. Sécurité, anti-terrorisme, sciences des religions. Dernière publicatrion : "Refuser l'arbitraire: Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ?" (FYP éditions, 2023)

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