Louis de Funès aurait cent ans


Louis de Funès aurait cent ans

de funès gendarme

Aux côtés de Péguy, de Duras et de Jaurès, tous célébrés en 2014, il serait bon de ne pas trop vite oublier un autre qui, vivant, serait centenaire cette année : Louis de Funès, né le 31 juillet 1914. S’il m’est particulièrement agréable de rappeler en ces quelques lignes la mémoire de cet acteur souvent sous-estimé car jugé trop productif et son jeu trop « mécanique », c’est que je le tiens pour un parfait génie, qui ne fit jamais que de l’admirable, même lorsque sa prestation se trouvait sertie en un cadre indigne d’elle. Ainsi par exemple d’Oscar, pièce de boulevard sans envergure aucune et qui serait tombée cent fois dans l’oubli déjà sans le génie du grand de Funès, lui seul parvenant à transformer ce vaudeville épais en irrésistible cavalcade de l’exubérance risible où l’excès apparaît non point comme un surjeu auquel se laisserait aller l’acteur mais au contraire comme une dimension essentielle de son art et de la visée qui le porte à incandescence, celle d’un rire total. Car de Funès est l’homme qui parvient à rendre hilarant le fait de descendre un escalier, de le monter, de s’arrêter au milieu, d’allumer un cigare, de passer une robe de chambre ou de dodeliner de la tête – bref, il est l’homme par qui tout, absolument tout, devient matière à rire. De Funès est l’homme du rire intégral surgissant d’une perpétuelle et permanente conflagration de la réalité avec elle-même autour de cette tornade d’énergie zygomatique qu’il incarne.

Chez la plupart des acteurs comiques, le rire est un accident qui survient à leur essence au moment où la situation l’exige, où le dialogue le permet, tandis qu’il est chez de Funès la substance même de l’acteur, ou plutôt du personnage : cette substance ne le quitte pas, ne surgit ni ne disparaît jamais. Elle est lui, il est elle ; et, plus qu’une juxtaposition parfaite, se réalise alors une singulière et géniale fusion entre hilarité et personnage. Jouvet parvenait du plus dérisoire dialogue à faire un instant de grande littérature ; de Funès, lui, réussissait à faire du moindre tressaillement un moment de comique inoubliable. Dans Le Gendarme de Saint-Tropez, par exemple, il lui suffit de descendre d’un car, sur le port de Saint-Tropez, sans même faire quelques pas, pour être absolument irrésistible de drôlerie déjà.

En quelques secondes, d’une seule posture, d’un froncement de sourcil, d’un port de tête, d’un sourire vicieux et ambitieux, il pose intégralement son personnage, le fait éclater au visage du spectateur comme si tout était joué dans ces quelques secondes anthologiques durant lesquelles De Funès, en plissant un œil, les mains sur les hanches, ne fait que tourner la tête de quelques degrés… rien de plus ; pourtant, déjà, le rire jaillit, irrépressible. Jamais il n’en fait « trop », comme aiment à le répéter les esprits chagrins épris du mépris satisfait dont ils aiment à couvrir l’un des plus grands acteurs français : lorsque celui-ci verbigère, tressaute, hirsute, s’exubère, s’exorbite, se dilate et se disperse, il n’en fait pas « trop », bien au contraire, il en fait juste assez pour ne pas se contenter de faire rire par tel geste ou tel acte précis mais au contraire pour réussir à être le rire. Car cet acteur à proprement parler ne provoque pas le rire chez le spectateur, il le fait surgir de son personnage même, en toutes ses dimensions et en chacun de ses mouvements, chacune de ses paroles – même ses silences immobiles devenant par une manière de transsubstantiation géniale un esclaffement d’hilarité chez celui qui les regarde.

Une telle singularité est, à elle seule, une excellente raison pour voir et revoir s’agiter sous nos yeux celui qui parvint à faire de Ludovic Cruchot, Léopold Saroyan, Stanislas Lefort, Don Salluste et de tant d’autres, plus que des personnages, des caractères aujourd’hui inoubliables.



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