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Inédit de García Márquez: bref et somptueux

« Nous nous verrons en août » (Grasset, 2024)


Inédit de García Márquez: bref et somptueux
Gabriel Garcia Marquez photographié à Guadalajara au Mexique en 2008 © Miguel Tovar/AP/SIPA

La lecture du court roman posthume de l’écrivain colombien laisse une impression de parfaite satisfaction.


Cela fait dix ans que Gabriel García Márquez s’est éteint à Mexico, après avoir écrit une œuvre considérable, couronnée par le prix Nobel de littérature en 1982. Et voilà que ses ayants droit nous offrent un bref roman inédit de lui, présenté presque comme un fond de tiroir qui aurait été mis de côté en attendant des jours meilleurs… Or, ce texte, écrit à la fin de sa vie, est un petit bijou littéraire dans lequel García Márquez a comme synthétisé toute sa science romanesque, acquise au fil de sa vie ! Autant dire qu’il s’agit là d’une prose essentielle, qui introduit de manière somptueuse à tout un pan de la littérature latino-américaine dont García Márquez fut le chantre génial.

Un portrait de femme

En une centaine de pages, le romancier colombien dresse le portrait psychologique et amoureux d’une femme très belle, Ana Magdalena Bach, âgée d’une quarantaine d’années et professeur (sans doute de littérature). Ana Magdalena a pris l’habitude de se rendre chaque année, au mois d’août, dans une île touristique de la mer des Caraïbes, afin de déposer sur la tombe de sa mère, qui y est enterrée, un bouquet de glaïeuls. Elle accomplit ainsi avec régularité une sorte de pèlerinage, ponctué de rituels précis. Selon les circonstances du moment, elle s’arrange pour séduire un homme, si possible un mâle accompli, et passer avec lui la nuit à l’hôtel. Puis elle rentre chez elle, dès le lendemain matin, comme si de rien n’était, laissant son mari dans l’ignorance des détails de son périple mémoriel.

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Ces visites sur l’île finissent par provoquer des changements dans sa personnalité, imperceptibles au début, mais de plus en plus manifestes ensuite.García Márquez décrit par exemple ainsi l’indifférence grandissante de son héroïne vis-à-vis de son monde quotidien, au retour de l’île : « Aussitôt entrée sous son toit, à cinq heures du soir, elle découvrit à quel point elle commençait à se sentir étrangère aux siens. » Le culte qu’Ana Magdalena voue une fois l’an à sa mère, agrémenté de la rencontre avec un inconnu, la transporte dans une dimension spirituelle qu’elle découvre petit à petit. Sous la plume de García Márquez, l’inlassable répétition du même que vit Ana Magdalena devient un cérémonial païen, comme inspiré du chamanisme et spécifique à cette terre sauvage.

Une vie nouvelle

García Márquez insiste sur l’aspect purement érotique des rencontres d’Ana Magdalena avec ses amants d’une nuit. Tout se passe comme si cela aussi était un rite initiatique digne des anciens mystères, qui allait la transformer et la faire renaître à une autre vie. García Márquez évoque par exemple ainsi ces séances amoureuses : « ils se livrèrent ensemble au plaisir inconcevable de la force bestiale subjuguée par la douceur ». Quand elle retrouve ensuite son mari, Ana Magdalena ne peut s’empêcher de se sentir détachée de lui, surtout lorsqu’il lui révèle qu’il l’a trompée au moins une fois avec une Chinoise à New York. Elle en éprouve une douleur intense, un goût de mort.

García Márquez analyse avec une fulgurante précision les états de conscience d’Ana Magdalena, et fait montre, au fil de la plume, d’une compréhension profonde pour l’âme féminine. Ce qui l’intéresse, en somme, c’est la part de l’éternel féminin qui s’incarne ici, de manière complexe et universelle, en cette femme à la recherche d’elle-même, hantée par la solitude et la mort, comme nombre de personnages de García Márquez.

Retrouver la mère

Dans les derniers chapitres du roman, la vie d’Ana Magdalena vire de bord. Sur l’île, elle a trouvé une voie vers davantage de liberté intérieure et d’autonomie : « la leçon, écrit García Márquez, ne laissait place à aucun doute : il était absurde d’attendre une année entière pour soumettre au hasard d’une nuit le restant de ses jours ». Ana Magdalena est particulièrement réceptive à l’idée d’un message que lui enverrait sa mère d’outre-tombe. Ce qu’elle voudrait, c’est perpétuer sa mère à travers elle-même, accomplir complètement ce que sa mère a commencé à vivre et qu’elle ne connaît pas encore vraiment, mais qui désormais, soupçonne-t-elle, se trouve être partie intégrante de sa personne.

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« Quand elle sortit du cimetière, Ana Magdalena Bach était une autre femme », peut écrire García Márquez. En si peu de pages, celui-ci réussit à montrer l’évolution décisive de son personnage de femme. D’où l’impression de parfaite satisfaction que laisse ce roman. Ce texte posthume est l’occasion, pour l’auteur de Cent ans de solitude, de nous livrer de manière définitive sa vérité sur les êtres humains et, en même temps (c’est la même chose), sur la littérature, et tout ceci à travers la description de la psyché féminine, comme si là était la clef de l’univers.

García Márquez, Nous nous verrons en août. Traduit de l’espagnol (Colombie) par Gabriel Iaculli. Éd. Grasset.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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