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Enfin le journal de Jean-Patrick Manchette !


Un livre où il est dit du mal des Cahiers du cinéma, de François Truffaut, de Jean Vautrin, des maos et des embrayages de 4L ne pouvait être qu’un régal. Ce Journal (1966-1974) de Jean-Patrick Manchette se lit comme le laboratoire de ses polars et de ses chroniques – brillantes et injustes… On se demandait comment l’auteur de romans aussi behavioristes que La position du tireur couché – où toute la psychologie passe par le comportement – pouvait coucher ses émotions. On a la réponse : même dans un Journal dit intime, ses états d’âme sont passés sous silence. Et c’est précisément ce qui confère à ces pages leur tension particulière.

Manchette a appliqué jusqu’à l’extrême la théorie de l’un de ses maîtres, Richard Stark, le créateur de Parker, qui confiait : « Je m’étais dit qu’une façon d’aborder l’émotion dans le genre policier était de la supprimer complètement. » Voilà donc, sous la plume d’un jeune homme de 25 ans à l’univers incroyablement structuré, une éphéméride clinique de la fin des années 60, sur fond de jazz, de cinémathèque, d’orgies de bière et de révolutions avortées. On aura déjà beaucoup dit en signalant que le mois de mai 68 ne compte qu’une seule entrée, plutôt sobre (« Bordel social et politique »). Tout au long de ces pages, maos, trotskystes et autres gauchistes sont fusillés – « Pas de pires flics que les artistes de gauche », observe-t-il (fort précocement ).

Mais la position « politique » de Manchette n’est pas pour autant aisée à identifier : mélange de novlangue structuraliste, d’hégélianisme post-situ, et d’aspirations petites-bourgeoises – dans son trois-pièces de Clamart, l’auteur de Nada tremble à l’idée que du café vienne tacher sa nouvelle moquette « bleu chiné gris »… Peu soucieux de cohérence, il prône l’abolition du travail salarié, de l’Etat et de la propriété privée -qui épargnerait cependant le pavillon qu’il rêve d’offrir à son épouse Mélissa et son fils Tristan… Tant de contradictions, chez ce dialecticien hors-pair, ne pouvaient produire que de bons polars…

Ne nous le cachons pas, ces pages recèlent une dimension people plutôt réjouissante. Durant les quelques années que dure ce Journal, Manchette passe du statut de parfait inconnu usinant pour Max Pécas ou l’ORTF à celui de coqueluche du cinéma français. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne sera pas servi par le grand écran. Mocky s’embourbe dans son adaptation, Chabrol chabrolise Nada, Bernadette Lafont lui offre une demi-brique en liquide sur une table de la Coupole pour un vague projet et Alain Delon s’apprête à massacrer le Petit bleu de la côte ouest. Lui encaisse impavidement les chèques.

Car sa véritable œuvre est ailleurs. Il la rôde entre ces pages. Non que ce Journal paraisse porter en germe le talent d’un immense romancier. Ces longs dégagements théoriques très sûrs d’eux évoquent Roland Barthes dissertant à l’infini sur le roman et incapable, malgré son désir, d’en écrire une page. Manchette, quant à lui, publiera une dizaine de polars ; le dernier, inachevé, La Princesse du sang, étant peut-être son chef d’œuvre. Il a donc réussi la transmutation du plomb « jus-de-cranien » en or romanesque, autrement dit à fabriquer de la littérature avec le fatras intellectuel qui encombre parfois ces pages. On y repère déjà certains des trucs stylistiques qui feront le charme de ses polars : interjections désuètes (« Sapristi ! ») et, surtout, usage des verbes pronominaux et des tournures impersonnelles qui seront la marque de l’écriture behavioriste.

Ce Journal ne reprend que quelques-uns des cahiers noircis au fil des ans par l’auteur de Fatale. On rêve déjà de lire les suivants. Par exemple, les années Mitterrand-Pennac vues par l’agoraphobe Manchette…

Signalons aux manchettophiles la parution d’un numéro spécial de Temps noirs truffé d’inédits.

Journal: (1966-1974)

Price: 26,40 €

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Grand reporter spécialisé dans les affaires judiciaires, Frédéric Tarpon a notamment collaboré a L’Idiot International. Il a pris sa retraite en 1993 après qu’une de ses enquêtes sur la Scientologie a déclenché la mise en examen du rédacteur en chef de l’Idiot, Marc Cohen, pour "recel de violation du secret de l’instruction".

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