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Les labyrinthes de Robbe-Grillet


Les labyrinthes de Robbe-Grillet

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Nous ne ferons pas l’affront à notre aimable lecteur de lui présenter Alain Robbe-Grillet, écrivain célébré pour Les gommes, Le voyeur et La maison de rendez-vous, « pape du Nouveau Roman » selon l’expression consacrée, et académicien à la fin de sa vie qui trouva le moyen de ne jamais prononcer son discours de réception.

Beaucoup d’écrivains furent un jour tentés de passer derrière la caméra, de Malraux à Houellebecq en passant par Genet, Beckett et Mishima, mais Robbe-Grillet fut l’un des rares, peut-être avec Cocteau et Duras, à avoir réalisé une véritable œuvre cinématographique. Peu prisée des cinéphiles insensibles aux jeux intellectuels et fantasmatiques du cinéaste, cette œuvre reste encore aujourd’hui relativement méconnue.

La sortie en coffret DVD de la quasi-intégrale (il manque Un bruit qui rend fou) des films de Robbe-Grillet est l’occasion de redécouvrir les films de celui dont Nabe disait : «  Alain Robbe-Grillet n’est certainement pas le plus grand écrivain du dernier siècle, mais c’est l’un des meilleurs cinéastes. »

Dès ses premiers pas derrière la caméra en 1963, avec L’immortelle, le cinéaste va se livrer à des jeux sur la narration comparables à ceux qu’il effectua dans ses romans. Il ne s’agit plus alors, pour le spectateur, de savoir ce que les films racontent mais qui raconte. Partant toujours d’intrigues banales relevant des ficelles les plus éculées des genres populaires, l’espionnage dans Trans-Europ-Express, le film de guerre dans L’homme qui ment, l’enquête policière dans Glissements progressifs du plaisir, Robbe-Grillet déconstruit ces récits façon puzzle pour en faire de véritables labyrinthes mentaux où la fiction est sans arrêt brouillée par les fantasmes, les mensonges, les rêves. Il n’y a plus chez lui ce narrateur « deus ex machina » qui tirerait les ficelles mais des personnages qui mettent eux-mêmes en scène leurs visions comme autant de perspectives dépravées par la fantaisie, le désir, l’inconscient, les fantasmes.

Ce sont les mensonges du héros de L’homme qui ment, joué par Trintignant,  qui créent la fiction, la font proliférer et aller dans des directions contradictoires. Dans l’Eden et après, le cinéaste organise ses images de manière « sérielle » : chaque motif visuel  comme un verre qui se brise ou un tableau abstrait semble revenir de façon régulière, rompant ainsi avec les schémas traditionnels du récit psychologique. Et Robbe-Grillet poussera encore plus loin ses expérimentations en proposant pour l’ORTF un montage aléatoire et totalement différent de L’Eden et après sous le titre anagrammatique de N a pris les dés, fascinante relecture où un nouveau narrateur invente différentes fictions à partir des mêmes images.

À ces jeux labyrinthiques sur la narration s’ajoute un désir constant d’affirmer la toute-puissance de l’imagination et de la vision. A Frédéric Taddeï qui l’interroge sur la pornographie dans les bonus des DVD, Robbe-Grillet confie son peu de goût pour le genre en affirmant avec justesse qu’ « il manque de perversion ». Au « trop de réalité » de la représentation sexuelle crue, il préfère la souveraineté sans limite du fantasme. L’érotisme chez Robbe-Grillet se limite d’ailleurs souvent à la nudité de ses interprètes féminines et à la composition de tableaux figés, froids, distanciés et ritualisés. Dans Glissements progressifs du plaisir et Le jeu avec le feu, ces tableaux lui permettent de convoquer tout un imaginaire sadien, cachots sordides, bonnes sœurs cruelles flagellant de jeunes ingénues enchaînées, jeux sadomasochistes, inceste, bestialité, et d’exalter la puissance de l’imagination et du fantasme contre toutes les instances jugées oppressives :  police,  magistrature,  religion…

À partir de L’Éden et après (1970), Robbe-Grillet tourne systématiquement en couleurs et la dimension picturale de ses œuvres devient primordiale dans la mise en scène de ses tableaux pervers. Dans ce film, le café est composé de parois coulissantes peintes comme des toiles de Mondrian et l’auteur nous propose également une amusante et « littérale » citation du Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp. Dans Glissements progressifs du plaisir (1974), on reconnaît des références à Hans Bellmer avec notamment cette  poupée désarticulée comme motif récurrent et à Yves Klein quand la sublime Anicée Alvina réalise une  anthropométrie rouge sur un mur immaculé. La belle captive, pour sa part est un hommage à une toile de Magritte et c’est à Delacroix que le cinéaste se réfère en peramence dans C’est Gradiva qui vous appelle.

En s’inscrivant ainsi dans les sphères de l’art et du fantasme, les films de Robbe-Grillet se veulent totalement irréalistes. Pourtant, ils reflètent malgré eux un certain  air du temps. L’immortelle évoque par son hiératisme et l’absence totale d’émotion des personnages un malaise existentiel que l’on retrouve également dans les films de Resnais et d’Antonioni à la même époque. Sorti en 1970, L’Eden et après est un vrai film psychédélique avec minijupes de rigueur et substances illicites qui sont le déclencheur des visions fantasmatiques des personnages…

Il convient maintenant de souligner la dimension humoristique du cinéma de Robbe-Grillet et de son univers qui demande constamment la participation du spectateur. Les labyrinthes de Robbe-Grillet peuvent déconcerter mais ils sont également ludiques et envoûtants pour peu qu’on se pique au jeu. Des films comme Trans-Europ-Express et Le jeu avec le feu flirtent parfois avec le burlesque et il faut entendre Arielle Dombasle dans C’est Gradiva qui vous appelle raconter qu’elle est « comédienne de rêves » et se livrer à une mémorable tirade contre « la police des rêves » qui cherche absolument à les réglementer et à interdire leurs manifestations les plus osées.

À l’heure où la police de la pensée devient de plus en plus étouffante, cet éloge débridé et souriant de la toute-puissance de l’imagination fait la saveur et le prix du cinéma d’Alain Robbe-Grillet, homme libre.

 

Alain Robbe-Grillet : récits cinématographiques (coffret 9 DVD). Editions Carlotta Films.



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est cinéphile. Il tient le blog Le journal cinéma du docteur Orlof

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