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Et si Malraux avait eu tort?

Malraux a contribué à l’oubli d’une des plus brillantes périodes de notre histoire de l’art.


Et si Malraux avait eu tort?
Jules-Eugène Lenepveu, Les Muses et les Heures du jour et de la nuit (détail), fusain sur papier, carton pour le plafond de l'Opéra de Paris, 1870.

Il y a soixante ans, André Malraux a fait recouvrir par Marc Chagall le plafond peint par Jules Lenepveu à l’Opéra de Paris, sans doute le plus beau de la capital. A Angers, une exposition rend hommage à ce peintre admiré par Charles Garnier et oublié par la modernité.


Nous sommes en 1960. Malraux accompagne de Gaulle à une soirée de gala à l’Opéra. Le ministre s’ennuie à mourir. Ce n’est pas son truc, l’art lyrique. Il regarde le plafond, œuvre de Lenepveu, et c’est une nouvelle déception. Pouah ! C’est « académique », c’est de l’« art officiel ». Il lui vient alors l’idée de rafraîchir ce décor comme on change un vieux papier peint. À l’époque, la charte de Venise[1] n’existe pas et le ministre chargé du patrimoine peut librement vandaliser ce patrimoine ancien pour le remplacer par des œuvres modernes, plus à son goût.

Crinoline ou robe d’été ?

Dès l’entracte, Malraux téléphone à Chagall. Ils sont amis et se sont déjà rendu des services. Le ministre veut que le peintre repeigne par-dessus ces vieilleries quelque chose de « nouveau ». Chagall accepte sans états d’âme, mais le projet suscite une tempête de protestations internationales. Malraux n’a cure des grincheux et autres passéistes. Cependant, il consent à ce que Chagall ne peigne pas directement sur la toile existante, mais sur une coque qui pourra être déposée, si les goûts changent. L’hostilité au projet est telle que l’artiste, qui travaille avec trois décorateurs de théâtre pour agrandir son modèle préparatoire, doit le faire dans un hangar tenu secret et gardé par l’armée !

Contrairement à la peinture d’origine qui laisse des plages de respiration, notamment une vaste lacune au centre, Chagall bourre tout l’espace disponible. Finalement, le nouveau plafond de l’Opéra est inauguré en septembre 1964. Une bonne partie du public apprécie toutefois le changement, à la façon d’une robe d’été multicolore remplaçant sans chichis les lourdes crinolines du Second Empire. Il faut d’ailleurs reconnaître que le plafond de Chagall n’est pas dénué de charme.

Lenepveu, sinon rien

La peinture camouflée est d’un certain Jules Lenepveu (1819-1898). Est-elle donc si mauvaise ? On ne peut répondre à la question sans difficulté : aucune photo convenable n’a été prise avant qu’elle soit recouverte. Nous n’avons que des clichés flous et sombres. Cependant, grâce à l’exposition d’Angers, on peut penser que le plafond d’origine était somptueux et parfaitement légitime. Un modèle réduit, peint par l’artiste lui-même, permet de se forger cette opinion. On y voit une ronde tumultueuse de corps et de drapés, brillamment rythmée de contrastes et de couleurs. C’est beaucoup plus frais, vif et élégant que sur les mauvaises photos.

Ensuite, on sait que l’intervention de Lenepveu, à cet endroit, est cruciale pour Garnier. L’architecte admire ce peintre qui excelle dans les plafonds à perspective aérienne, et écrit même un livre sur lui. Pour la coupole, ce sera Lenepveu et personne d’autre. La forme de la voûte est d’ailleurs spécialement conçue pour cet artiste. Ce plafond fait – ou plutôt faisait –figure de couronnement de l’Opéra Garnier.

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Le choc des dessins

La rétrospective de Lenepveu permet de prendre toute la mesure de cette peinture, réalisée pour un monument qui se voulait une œuvre d’art total. On y voit le dessin préparatoire réalisé à taille réelle, c’est-à-dire immense. Lenepveu reporte ses tracés au poncif (une roulette dentée faisant de petits trous dans le papier). Quand on est face à ces vastes feuilles, c’est un choc. Une belle chorégraphie s’y déploie en une ronde bien ordonnancée. Il y a là tout le style et la saveur d’une époque. C’est académique si l’on veut, mais d’un académisme lyrique et magnifiquement composé. Surtout – et c’est là le plus important –, c’est en parfaite harmonie avec l’architecture et la décoration intérieure de l’Opéra Garnier.

L’histoire de l’art manipulée

Pour comprendre cette étrange affaire du plafond de l’Opéra, il faut essayer de saisir l’état d’esprit dans lequel étaient Malraux et un certain nombre de gens dans les années 1960. Rien de mieux pour cela que de se plonger dans les écrits du ministre-écrivain, notamment les trois grands essais sur l’art qu’il rédige après avoir quitté la Rue de Valois (Le Surnaturel, L’Irréel, L’Intemporel).

Une chose saute aux yeux rien qu’en feuilletant ces ouvrages : l’auteur se passionne prioritairement pour les peintres primitifs, les arts premiers et l’art moderne. Il aime que l’art ne soit ni trop réaliste ni trop habile, pour permettre à la « spiritualité » de se déployer à son aise. C’est bien son droit. Cependant, à force de théoriser sur la supériorité de ces trois familles (les deux premières annonçant la troisième), on comprend qu’il réécrit tout bonnement l’histoire de l’art en défense de la modernité. En effet, en dehors de ces trois domaines, s’étend pour lui une vaste jachère qui englobe presque tout l’art occidental. Certes, Malraux cite ici et là quelques artistes célèbres comme Titien, Rembrandt ou Goya, mais dans l’ensemble, il fait preuve de peu d’originalité dans ses choix et ne les approfondit guère.

Avec la deuxième partie du xixe siècle, il en arrive à un traitement extraordinairement différencié : d’un côté, il consacre comme grands génies les artistes liés à la modernité (impressionnistes et suiveurs), de l’autre, il dénigre ou ignore tout le reste. La riche civilisation de la Belle Époque n’est pour lui qu’infélicité et calamité des « pompiers ». Ses écrits, qui ont eu énormément d’influence, expliquent sa manie des remplacements à l’Opéra, à l’Odéon, au Louvre, à Notre-Dame et en de nombreux autres endroits, sans parler des édifices qu’il prévoyait de raser, comme le futur musée d’Orsay ou le Grand Palais. En fin de compte, Malraux a contribué à l’oubli et à la destruction partiels d’une des plus brillantes périodes de notre histoire de l’art.

Personne n’envisage pour le moment de restituer le plafond d’origine de l’Opéra par Lenepveu, mais on peut aller en rêver à Angers.

À voir absolument : « Jules-Eugène Lenepveu, peintre du monumental », musée des Beaux-Arts d’Angers, jusqu’au 8 janvier 2023.


[1] Accord international régissant depuis 1964 la conservation et la restauration des monuments.




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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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