Accueil Monde Monténégro, Etat failli des Balkans

Monténégro, Etat failli des Balkans

La loi sur «la liberté religieuse» vise à interdire et spolier l'Église orthodoxe serbe


Monténégro, Etat failli des Balkans
Manifestation de l'Eglise orthodoxe, serbe au Monténégro, 29 février 2020. Auteurs : Risto Bozovic/AP/SIPA. Numéro de reportage : AP22433607_000003

L’insurrection orthodoxe au Monténégro n’est pas seulement une affaire locale, ni un sujet strictement religieux. Elle illustre cette facette négligée de la désinformation médiatique: l’occultation des faits pertinents. Elle révèle toute l’absurdité du «nation building» télécommandé en Europe de l’Est, mais elle éclaire surtout un pan du «grand jeu» qui oppose l’Empire atlantique et la zone d’influence russe.


En décembre dernier, le parlement du Monténégro adoptait une loi sur «la liberté religieuse» qui, en bonne logique orwellienne, visait justement à interdire une Église bien précise et à saisir ses biens. Une institution qui, depuis la nuit des temps et jusqu’à hier, a été l’Église commune de la majorité des habitants du pays, indissolublement liée à leur conscience identitaire. Autrement dit, l’Église orthodoxe serbe (EOS), dont certains sanctuaires parmi les plus importants et les plus anciens se trouvent justement au Monténégro. Désormais, la religion orthodoxe dans les Montagnes noires ne serait plus légitimement représentée que par l’«Église orthodoxe monténégrine», créé ad hoc et se résumant à un charlatan défroqué, le «métropolite» Miraš Dedeić, avec une poignée de fidèles plus politiques que religieux.

Cet acte aventureux a été condamné non seulement par l’EOS, mais encore par toutes les autorités significatives du monde chrétien, à commencer par le pape François.

En promulguant cette loi absurde qui a uni le monde contre lui, le régime de Podgorica ne s’attendait sans doute pas à la réaction qui allait suivre. C’est un véritable flot humain qui s’est déversé dans les rues pour faire bloc autour des églises qu’on voulait confisquer.

L’ineptie du décret de dépossession frappant l’Église légitime du pays indique que le coup a dû être suggéré par une instance externe qui n’avait ni égard ni intérêt pour les particularités locales. Il en va de même de beaucoup de décisions clefs du pouvoir de Podgorica. A commencer par son adhésion à l’OTAN, en 2017, sans aucune consultation populaire. «Comme les négociations avec l’Union européenne», notait Le Monde, «cet arrimage à l’Occident a été imposé par l’ancien premier ministre Milo Djukanović». Un Djukanović, qui de fait, était bien l’«homme de la situation» pour dresser son propre pays contre lui-même.

Un félon de bande dessinée

Si Gollum, la créature vile et perfide du Seigneur des anneaux, devait être incarné par un personnage politique, le président Milo Djukanović serait un bon candidat pour le rôle. Hypocrite, opportuniste, félon et tourne-veste, corrompu et corrupteur jusqu’à la moelle, Milo a obtenu une juste consécration de ses talents en étant nommé Homme de l’année 2015 par l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project). Ce certificat d’infréquentabilité délivré «pour l’œuvre de toute une vie» par une instance d’investigation directement liée aux pouvoirs globaux (Ladite ONG est financée à la fois (entre autres) par l’USAID, la Confédération suisse et l’Open Society Foundation de George Soros) ne semble pourtant pas avoir trop ébréché le soutien que ces derniers lui accordent.

Depuis la lointaine année 1989 où, jeune protégé de Slobodan Milošević, il fustigeait les dénonciateurs perfides d’un «hégémonisme serbe imaginaire» (se décrivant donc lui-même dans vingt ans), jusqu’à son soutien à un ultranationalisme monténégrin fondé sur la haine antiserbe, Milo a tracé un itinéraire remarquable. Milošević est mort en prison, des dizaines de responsables civils et militaires ont été jetés au clou, mais aucune des turbulences de l’après-Yougoslavie n’est parvenue à froisser la ligne impeccable de ses costumes. Ayant fait ses écoles dans le Parti unique yougoslave, Djukanović a réussi à retourner sa veste Armani si habilement que personne ne voit plus dans son régime («Régime»: curieusement, voilà un terme que les médias occidentaux appliquent rarement à la république cigarettière du Monténégro…) le seul reliquat — resté à l’abri de toute transition démocratique — des nomenklaturas communistes d’avant la chute du Mur de Berlin!

C’est ainsi que Milo demeure le plus ancien potentat encore en place en Europe, régnant sans partage depuis trente ans — bien plus longtemps que Staline ou Poutine. Ayant participé au bombardement de Dubrovnik en 1991, il aurait en toute logique dû finir sur les bancs du TPI à La Haye. S’il n’y a jamais mis les pieds, c’est de toute évidence qu’on a passé l’éponge sur son CV. Mais à quel prix? Au prix, sans doute, de la politique de satrape caricatural qu’il mène ces dernières années, s’étant imposé «comme partenaire de confiance des Occidentaux». Même l’Italie, pourtant excédée par le trafic de cigarettes qu’il dirigeait vers ses côtes, a bizarrement abandonné ses poursuites contre lui en 2009.

Bref, malgré toutes ses vilenies, le Gollum des Montagnes Noires reste protégé par le deal qu’il a noué avec ses «partenaires», sur un air bien connu des potentats coloniaux: «Vous me soutenez ou bien c’est la grande Serbie (et donc les Russes) qui trempera ses pieds dans l’Adriatique!».

«C’est peut-être un salopard, mais c’est notre salopard» doit-on se répéter à Bruxelles et Washington, recyclant pour la énième fois la célèbre boutade de Roosevelt à propos du dictateur dominicain Trujillo (Time Magazine, 15.11.1948).

L’esprit contre le territoire

Le cynisme utilitaire des Anglo-Saxons n’est plus à décrire, mais il peut arriver, comme ici, qu’il finisse par se tirer une balle dans le pied. La révolte orthodoxe a symboliquement abattu les frontières entre le Monténégro et sa nation-mère, contre laquelle il a été dressé ces dernières années comme un chien de garde. La solidarité panserbe, brouillée et anesthésiée depuis vingt ans, se réveille dans un soutien unanime aux manifestants monténégrins. Novak Djoković lui-même leur a adressé un message sans équivoque: «Salut et soutien au peuple frère du Monténégro!».

Par malheur, cette frontière serbo-serbe est aussi la ligne de démarcation la plus sensible entre le territoire atlantique et celui de la sphère d’influence russe. Si l’entrée du Monténégro dans l’OTAN a fermé une possibilité d’accès de la Russie à la Méditerranée, la révolte religieuse ramène dans le giron panorthodoxe une population qu’on avait pu croire perdue.

Dans ce contexte, il est difficile de ne pas voir un enchaînement causal en 2019 entre, d’une part, l’adhésion de la Serbie à l’Union économique eurasiatique, son refus officiel d’adhésion à l’OTAN et son acquisition de matériel militaire russe (notamment un système S–400, casus belli qualifié comme tel par les Américains) et de l’autre, à quelques semaines d’écart, cette tentative ratée d’affaiblissement d’un pilier de l’identité serbe, jouissant d’une crédibilité bien plus solide que les autorités politiques (au Monténégro même, l’Église orthodoxe serbe jouissait en 2019 d’une cote de confiance considérable (47 %,) juste après le système éducatif et loin devant le gouvernement, le Président ou l’OTAN. (Sondage du Center for Democracy and Human Rights)). Dans une perspective plus large, et toujours dans le même faisceau de coïncidences, on pourrait aussi évoquer les similitudes avec la proclamation en 2018 d’une Église orthodoxe d’Ukraine comme ultime tentative de dérussisation dans ce pays, opération qui semble avoir été concrètement sponsorisée par la CIA et l’État ukrainien (Sans compter l’appui officiel de Washington, de l’actuel gouvernement grec atlantiste et du patriarche de Constantinople.).
Comme le résume avec concision Jim Jatras: «Parce que la cible principale de l’OTAN/UE est la Russie, et parce que le réveil de l’Église orthodoxe est au cœur du renouveau de la Russie — y compris sa détermination militaire à résister à l’agression occidentale comme elle l’a fait tant de fois dans le passé face à l’Allemagne, la Suède, la Pologne, la France, etc. — l’Église orthodoxe elle-même est dans la ligne de mire. Dans le regard dénué d’âme des bureaucrates occidentaux, le christianisme orthodoxe n’est rien d’autre qu’un outil de soft power du Kremlin.»

Dans ce même regard sans âme ni profondeur, l’EOS du Monténégro n’apparaît que comme une tête de pont de Belgrade, et Belgrade comme un avant-poste de l’empire russe. Dans la réalité, les choses sont bien plus complexes, en raison notamment du caractère ethnique des Églises orthodoxes. Mais ces amalgames, dans leur simplisme même, font émerger une réalité qui échappe à la plupart des analystes: l’existence d’un «commonwealth culturel orthodoxe» qui s’étend de la Bosnie à Vladivostok — et dont l’évocation mériterait un article à part.

La faillite de l’ingénierie identitaire

Comme l’État indépendant de Croatie de 1941, patronné par l’Axe, comme le Sud-Vietnam évacué dare-dare par Nixon en 1975, l’aire ex-yougoslave est aujourd’hui émaillée d’États éphémères, façonnés par des puissances protectrices et qui en dépendent entièrement. La Bosnie-Herzégovine et le Kosovo cesseraient d’exister comme États «indépendants» le lendemain même du retrait US-OTAN de la région. Le politologue Srdja Trifković les appelle des «morts qui marchent». En attendant leur effondrement, ils continuent d’exécuter tant bien que mal le logiciel loufoque qui sous-tend leur existence.

On a cru pouvoir remodeler l’histoire et la conscience des peuples à coups de promesses et de corruption — mais le naturel, de toute évidence, revient au galop. La fabrication de l’identité monténégrine, dans le sillage de l’éclatement yougoslave, aura été un exemple extrême de cette fiction. On y assiste au développement d’un nationalisme caricatural dont la caractéristique essentielle est son hostilité à l’origine commune serbe. Comme sous les «nazismes de transition» (expression de Xavier Moreau désignant des mouvements extrémistes soutenus par l’Occident en Europe de l’Est pour une mission et une durée de vie limitées) de Croatie et d’Ukraine, un révisionnisme débridé s’y développe en toute quiétude, fondé sur des théories ethno-linguistiques glanées dans les brochures les plus aigres des «années sombres». S’agissant d’alliés utiles, politiques et médias ouest-européens ferment les yeux avec pudeur.

Au Monténégro, la réécriture historique a été particulièrement créative, puisque l’ensemble de l’histoire et de la littérature témoignent d’un enracinement profond dans le fonds culturel serbe. A commencer par le fait que le plus grand poète de l’histoire monténégrine et serbe, le prince-évêque Pierre II Petrović Njegoš, ne connaissait d’autre identité que celle-là et qu’il consacra sa vie à une réunification des deux moitiés d’une même nation, séparées par les conquêtes ottomanes et les vicissitudes de l’histoire.

La fiction a pu tenir tant bien que mal sur un plan politique, par la corruption, le chantage, la tricherie électorale ou l’alliance avec la minorité albanaise. Lorsqu’on l’a transposée, en revanche, sur un plan confessionnel, elle s’est heurtée à des archétypes autrement plus profonds que l’ingénierie identitaire n’était pas préparée à affronter. En face d’une réalité historique coriace, les constructions hâtives du «nation building» mondialiste vacillent.

L’interdiction de l’Église orthodoxe serbe était un geste suicidaire, et pourtant inévitable dans la logique de ces contrefaçons absolues. Si l’on a proclamé que les Monténégrins n’avaient rien à voir avec les Serbes, que leur langue n’avait rien à voir avec le serbe (alors qu’elle s’en distingue comme le français du suisse romand), comment pouvaient-ils continuer d’aller à l’église serbe?

Et maintenant, quoi?

On ne sait pas aujourd’hui sur quoi débouchera la procession sans fin des fidèles du Monténégro. Srdja Trifković, qui en revient, nous écrit: «il n’y a pas de stratégie d’aboutissement. Le régime a d’abord été ébranlé par les manifestations, mais il se prépare maintenant à jouer l’épuisement. L’énergie des participants est incroyable, leur nombre également, mais l’on entend de tous côtés demander “et maintenant, quoi ?”. On craint un “compromis” pourri, un toilettage de la loi sous les indications d’un facteur étranger qui pourrait être présenté comme une concession. Le régime est prêt à étouffer par la violence toute tentative de “maïdanisation”.»

Ce flottement même témoigne du caractère spontané du soulèvement. Vu l’indulgence (tout de même agacée) des Occidentaux pour le Noriega des Bouches de Kotor, l’étouffement du mouvement dans le sang n’est pas exclu. Encore qu’on peut se demander ce que les 6000 policiers dont dispose le régime pourraient faire contre de telles masses humaines.

Quoi qu’il en soit, il paraît évident le «mort qui marche» monténégrin est en train de faire ses derniers pas. A sa suite titube une petite troupe de zombies éparpillés en Europe par un Frankenstein globaliste qui lui-même ne se sent plus très bien.



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Tout va bien, c’est Godard qui vous le dit
Article suivant Bio, OGM, démence
est directeur des éditions Xenia et rédacteur en chef d’Antipresse.net.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération