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Théodule Ribot, le soleil noir du caravagisme

Les musées de Courbevoie et de Colombes lui consacrent des rétrospectives


Théodule Ribot, le soleil noir du caravagisme
"Jésus et les docteurs", Théodule Ribot, 1866. ©Bridgeman images/Leemage

Les musées de Courbevoie et de Colombes proposent des rétrospectives consacrées à Théodule Ribot. Ce peintre majeur du XIXe siècle à la noirceur tranquille actualise magistralement la tradition caravagesque. 


Nous sommes en 1884, à l’hôtel Continental, rue Castiglione, à Paris. Il y est donné un grand banquet. Divers orateurs se succèdent. Un dernier homme se lève avec difficulté. Il est ému. « Je bois à l’art ! bredouille-t-il. À l’art que j’aime ! À l’art de nos maîtres ! À l’art de Millet, de Corot, de Daubigny, de Courbet ! » Puis il éclate en sanglots. Son discours s’arrête là. Il est vieux et malade. Il est coiffé d’une faluche, sorte de béret prisé des artistes et des étudiants. C’est un peintre qui se nomme Théodule Ribot[tooltips content= »À ne pas confondre avec l’autre Théodule Ribot, philosophe et psychologue actif à la même époque. »]1[/tooltips]. Il est peu connu du grand public, mais immensément respecté par ses pairs. Boudin, Corot, Daubigny, Monet, Rodin, De Nittis et beaucoup d’autres sont venus. Ils veulent fêter le vieux maître tant qu’il est encore temps. À sa mort, en 1891, on lui fait un enterrement en grande pompe, façon IIIe République. On donne même, dans un délai record, son nom à une rue de Paris (à proximité du parc Monceau).

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Théodule Ribot est un autodidacte persévérant. Né en 1823 dans l’Eure, il appartient au milieu modeste de la petite bourgeoisie rurale. Il s’intéresse tôt au dessin et à la peinture. Cependant, son père meurt au moment où il pourrait envisager d’intégrer une école d’art. Au lieu de cela, pour faire vivre sa famille, il doit enchaîner des emplois alimentaires. Sa peinture progresse dans les interstices de temps qui lui restent. Toute sa vie, il mène une existence prudente, sédentaire et économe, à la limite de la pauvreté. On peut dire aussi qu’il manque de chance : il est souvent refusé au Salon, son atelier est détruit dans la vague d’exactions prussiennes en 1870 et, qui plus est, il souffre de problèmes récurrents au cerveau. En outre, sa peinture, trop triste pour servir comme ornement, se vend mal.

Ribera de passage au Louvre

Théodule Ribot se forme principalement en fréquentant le Louvre, d’abord comme visiteur, puis comme copiste. Le point important est qu’en 1838, Louis-Philippe ouvre dans ce musée des salles consacrées à l’art espagnol, ce qui constitue une grande nouveauté. Sous l’Ancien Régime, l’italianocentrisme était tel que les collections ne comptaient pas plus d’une dizaine d’œuvres espagnoles. Napoléon avait bien rapporté des toiles d’Espagne, mais elles y étaient reparties après le congrès de Vienne. À la demande du roi des Français, environ 500 tableaux sont achetés outre-Pyrénées durant les années 1830. Sur place, le contexte de sécularisation met sur le marché de nombreux biens ecclésiastiques. Ces peintures ne restent au Louvre que dix ans, car, en 1848, cette collection, propriété personnelle de Louis-Philippe, le suit en exil, puis est dispersée. Cependant, ces toiles ont une influence décisive sur nombre d’artistes français. Certains, comme Manet, se focalisent sur les œuvres attribuées (souvent à tort) à Velásquez, artiste le plus équilibré, le plus classique, le plus facile d’accès, pourrait-on dire. Mais Ribot paraît surtout réceptif aux Espagnols caravagesques, plus mordants, plus tragiques. Il a l’occasion d’observer Zurbarán et de se délecter des œuvres de Ribera (Espagnol établi à Naples). C’est ainsi que, par-delà les siècles, Ribot est amené à reprendre empiriquement le fil du caravagisme.

Le caravagisme, contrairement à ce que ce terme pourrait laisser croire, est tout sauf un groupe de suiveurs perpétuant les formules éprouvées du maître. Dès le début, des artistes comme Valentin de Boulogne (voir Causeur de mars 2017), José de Ribera, Massimo Stanzione, Luca Giordano, etc., portent le mouvement bien au-delà. Caravage, aussi talentueux soit-il, ne doit pas être vu comme le génie culminant, mais plutôt comme une sorte de précurseur, d’initiateur. Malheureusement pour le public d’aujourd’hui, il est l’arbre qui cache la forêt. La plupart des expositions et des recherches en matière de caravagisme sont, à quelques exceptions près, consacrées au seul Caravage. En outre, on fait principalement voyager ses petits et moyens formats, les seuls transportables. On voit donc surtout les scènes de genre de sa première période, avec éphèbes, fleurs et fruits, ne livrant aux regards qu’un artiste en gestation. C’est dire que le caravagisme et Caravage lui-même restent mal connus et mal compris.

Le caravagisme dans toute sa noirceur

Plus qu’un mouvement cantonné à une époque, le caravagisme constitue une véritable sensibilité traversant les siècles. Certes, les artistes relevant de cette veine sont plus nombreux au xviie. Mais l’héritage irrigue le xviiie, par exemple dans une bonne partie de l’œuvre de Piazzetta. Il est encore très présent au xixe siècle, notamment avec Géricault. Il est toujours vivant au xxe chez des figures comme Tibor Csernus et plus encore dans l’œuvre de nombreux photographes tel Robert Mapplethorpe. En ce qui concerne le xixe, l’exposition montre à quel point Théodule Ribot est l’un des artistes les plus puissants de cette filiation.

Ce qui frappe dans les peintures de Théodule Ribot, c’est d’abord l’extrême beauté de ses matières et de sa touche. En dépit de teintes assourdies proscrivant tout effet facile, on éprouve un rare plaisir à regarder ses toiles de près. On ressent une vraie jouissance à observer sa touche ferme, ses matières râpeuses, ses dessous brun foncé, ses glacis transparents, ses nuances subtiles, ses crescendo graduels débouchant sur des ruptures brutales. Il faut s’attarder en particulier sur ses torses d’hommes ou sur ses pieds et mains où les plis de la pâte (comme chez Ribera) expriment magnifiquement la fatigue et la callosité de la peau humaine. Ribot a vraiment un sens exceptionnel de la picturalité. Cela en fait un des peintres les plus éminents de son siècle. Ses pairs ne s’y sont pas trompés.

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Ensuite, il y a la question des lumières. Jamais, chez Ribot, on ne peut cerner les objets et les êtres comme on aurait tendance à vouloir le faire dès qu’on essaye de comprendre une image. Chez lui, la plus grande partie de chaque corps se perd dans une ombre commune. Par défaut, les vivants relèvent du chaos et de la disparition. Mais la lumière, comme une grâce, arrache au néant ici un bout de visage, là un morceau de pied. Le traitement du clair et de l’obscur exprime une sorte de théologie instinctive d’autant plus véridique que Ribot, non croyant, ne met nullement en application un programme religieux.

Ce luminisme est certes commun à beaucoup de caravagesques. Cependant, avec Ribot, on est loin du tragique grandiose des martyrs du grand siècle. C’est plus grave, plus confiné, plus irrémissible. Sa noirceur est intense et statique. Il s’agit de quelque chose de poisseux comme l’obscurité ordinaire des pièces humides où l’on économise la chandelle, des lieux où la vie semble faite de patience et de silence.

La grandeur des petits musées

On est surpris qu’une rétrospective d’un tel intérêt se tienne dans de petits musées, à Courbevoie et Colombes, et qu’elle ait été relayée si discrètement. Avec les moyens d’un grand musée, elle aurait pu être plus exhaustive et plus largement partagée. Comment ne pas être découragé, dans le même temps, de voir flotter sur le musée d’Orsay les bannières des expositions Renoir et Picasso ? Quoi que l’on pense de ces deux-là, peu d’artistes ont été autant montrés, le second étant omniprésent ad nauseam. La plus-value est mince. Même les fans de Picasso se lassent du feu roulant d’expositions. Au musée d’Orsay, depuis quarante ans, si l’on met de côté le beau travail accompli par le département des sculptures, on ne cesse de redécouvrir les mêmes peintres (impressionnistes, postimpressionnistes, etc.). Le musée d’Orsay a-t-il définitivement renoncé à nous faire explorer la diversité artistique de la période dont il a la charge ? La présidence précédente de Guy Cogeval semblait augurer un timide début d’ouverture et d’éclectisme. La nouvelle présidente, Laurence des Cars, fait craindre un retour aux « valeurs sûres » et aux succès commerciaux de court terme. Déprimant ! Oublions donc Paris ! Allons à Colombes et à Courbevoie !

« Théodule Ribot : l’esprit et la chère », musée Roybet, Courbevoie, jusqu’au 31 mars.

« D’ombre et de lumière : Théodule Ribot (1823-1891) », Colombes, Musée municipal d’art et d’histoire, du 23 février au 29 juin (principalement après le 1er avril).

Mars 2019 - Causeur #66

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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