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Bach ou le cinquième évangéliste


Bach ou le cinquième évangéliste

Cioran ne s’autorisait que de rares exercices d’admiration, et notamment en matière de musique : « Sans Bach, écrit-il, la théologie serait dépourvue d’objet, la création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. » Essayons en effet d’imaginer la vie avant Bach, le silence avant Bach, la civilisation avant Bach, pour ne rien dire de la musique avant Bach. Avant Bach, cela signifie « sans Bach », évidemment. Que fut notre monde avant l’avènement de la musique divine de celui qu’on nomme, en Allemagne, le cinquième évangéliste ?

L’harmonie musicale pratiquée y étant différente, c’était un monde où on entendait moins bien, où tout devait sembler de guingois faute d’un guide pour nous apprendre à découvrir, dans ses lignes apparemment grossières, une beauté parfaite. Tel est le propos du nouveau film de Pere Portabella. Loin d’être un biopic de Jean-Sébastien Bach, il montre comment, aujourd’hui encore, sa musique par sa perfection même se prolonge.

Nous l’oublions trop souvent : la musique est l’art vivant par excellence, le seul qui a besoin de la virtuosité d’interprètes. Cela suppose une tradition, un enseignement et un souci permanent d’elle. Or, les trois, comme tout ce qui est humain, sont fragiles et sont volontiers menacés. C’est pourquoi Portabella parle aussi bien du personnage Bach que de l’institution dans laquelle la tradition de sa musique est maintenue vivante, à Leipzig (à la fin du film, une violoncelliste discute ainsi avec le successeur de Bach, Cantor comme lui de l’église luthérienne de Saint-Thomas).

Bach y enseignait la musique et le latin, y dirigeait la musique et composa pour le chœur de Saint-Thomas un grand nombre des pièces les plus célèbres, ses Passions (deux seulement nous sont parvenues entières), ses Oratorios, la plupart de ses cantates (qui étaient chantées le dimanche à l’office) et le Magnificat (celui qui est conservé). Il y écrivit aussi de nombreuses pièces instrumentales. Quelques scènes montrent Bach en famille, travaillant, jouant et montrant à son fils comment jouer le premier prélude du Clavier bien tempéré, en faisant entendre comment est pensé le morceau, toute la tension venant de la progression chromatique. Le film fait aussi voir ce qu’est devenu Bach : une attraction pour touristes.

On vient visiter l’église où il repose (une scène très belle montre le travail d’astiquage de la plaque commémorative) ; on propose à Leipzig des « promenades Bach ». Un vieux monsieur très digne paraît en vivre, déguisé à la mode du XVIIIe siècle. On nous explique, comme si nous prenions le bateau sur l’Elbe, pour contempler les châteaux du XVIIIe siècle, que le comte Keyserling souffrait d’insomnie, aussi demanda-t-il à son claveciniste, Johann Gottlieb Goldberg, de commander à Bach de quoi apaiser ses nuits.

Le film met en scène un routier espagnol traversant l’Allemagne pour livrer des pianos, qui raconte à son compagnon de voyage qu’il souffre du mépris dont il est victime, à cause de son camion, à cause de la mauvaise réputation des Espagnols : il révèle que ce qui lui permet de supporter ce mépris, c’est la musique. Plus tard, on le verra jouer du basson dans la chambre d’un motel. Auparavant, c’est son compagnon, qui, au milieu de la campagne allemande, joue à l’harmonica la musique de Bach tandis que défile sous nos yeux la beauté simple de la campagne allemande.

C’est l’Europe qui est le deuxième personnage de ce film : Naples à laquelle Bach fait référence dans une scène où il explique qu’il vient d’adapter la technique du croisement de mains pour ses variations, Goldberg, Leipzig, Dresde détruite par les Alliés, Barcelone, l’Elbe où nous voguons, trois langues (italien, allemand et espagnol) et la musique savante européenne qui ne connut d’autre frontière que la paresse et l’ignorance, puisque Bach est plus universel encore que les mathématiques.
Comme l’explique le vieux cinéaste catalan (il est né en 1927) : « L’Europe est le décor émotionnel, symbolique, historique et politique du film, la scène où il prend place. L’Europe ne pourra pas aller de l’avant sans reconnaître que sous son passé, une Histoire âpre, conflictuelle, dramatique est sous-jacente. »

Il n’est pas fortuit qu’il s’attarde sur le chœur actuel de Saint-Thomas, où sont formés les adolescents et les enfants, beaucoup, à force de lire et de chanter la musique sacrée de Bach, finissant par demander le baptême. C’est là que vit cette tradition, car, ne l’oublions pas, Bach fut un homme profondément religieux et il composa surtout pour les offices. Si sa musique touche au divin, c’est sans doute d’abord parce qu’elle chante Dieu. « Qui chante prie deux fois » : cette pensée de saint Augustin est l’une des clefs de la musique de Bach.

Pere Portabella s’autorise de longues séquences contemplatives où seule « joue » la musique de Bach. Et pour qu’elle ne soit pas reçue de manière blasée, il nous l’offre de manière inédite. Voyez la scène inaugurale du film, où un piano mécanique joue et se déplace. D’autres lui répondent, qui sont des merveilles de mise en scène. Bizarrement, ce qui nous fait le mieux entendre le caractère miraculeux de la musique de Bach, c’est le moment où Felix Mendelssohn, son successeur à Saint-Thomas, joue dans le film ses propres sonates au piano. Tout soudain sonne plus pauvre, plus triste, moins évident. Le Silence avant Bach nous rappelle ainsi un miracle ; il semble aussi vouloir nous prévenir d’une perte, et d’un grand chagrin : qu’après Bach, que nous ne saurions plus écouter, la beauté et le divin aient fait vœu de silence…



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A 32 ans, Cyril de Pins est professeur agrégé de philosophie. Traducteur, il poursuit des recherches en histoire de la linguistique.

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