1810-2014 : Peugeot, une histoire française


1810-2014 : Peugeot, une histoire française

peugeot lion feu

Sans doute le rappellera-t-on, lors des commémorations répétitives de la Grande Guerre qui nous sont promises : le premier Français tué au combat s’appelait Peugeot. Le caporal Peugeot, tombé le 3 août 1914 sur le territoire de Belfort, en compagnie du soldat allemand Mayer, a donné son nom, à  son corps défendant, à une rue parisienne.

Il portait un nom franc-comtois, comme ses homonymes qui, depuis plus de deux siècles, illustrent le capital industriel français[1. La première entreprise Peugeot, créée en 1810, fabriquait des tables.]. Au moment où le caporal Peugeot tombe sur le champ de bataille, la société automobile Peugeot produit la moitié des 20 000 véhicules réalisés en France, Renault le quart et Panhard le dixième. Et pourtant, c’est Renault qui entrera dans l’histoire de la Grande Guerre avec les « taxis de la Marne » puis, surtout, avec les chars qui, à partir du 18 juillet 2018, contribueront à refouler, jour après jour, les forces allemandes installées sur notre territoire.

Un siècle plus tard, les descendants des Peugeot, encore détenteurs d’une fraction du capital de l’entreprise, en abandonnent  le contrôle effectif à l’État français et à Dongfeng, société chinoise, sans renom et sans savoir-faire, mais aux mains de l’État chinois. Les vicissitudes du groupe Peugeot ont conduit à ce paradoxe de la globalisation néolibérale : la survie d’une entreprise française familiale, représentée par deux marques illustres, Peugeot et Citroën, dépend de la contribution de deux États.[access capability= »lire_inedits »]

Nous n’avons ici qu’une ambition : retracer le chemin du déclin apparent de l’entreprise que l’information au quotidien, prétentieuse et vaine, ne permet guère de comprendre.

L’histoire du groupe, à partir de ses marques constitutives, est si riche, si prestigieuse, que les dirigeants du groupe ont pu se croire immunisés contre l’échec. Depuis la « Bébé », conçue par Ettore Bugatti, qui roulait déjà en 1914, jusqu’à la 206, dernier modèle à grand succès, en passant par la 201, issue de la Grande Dépression, la 203 qui inaugure les Trente Glorieuses, l’increvable 504, dont des exemplaires sillonnent encore l’Afrique, et la décisive 205 qui sort la marque de l’ornière dans les années 1980, les Peugeot rythment le défilé de l’histoire automobile qui accompagne celui de la grande Histoire.Les Citroën aussi, si différentes, avec la Type A, premier véhicule français construit en grande série[2. Dans l’usine de Javel où, durant la Grande Guerre, André Citroën faisait fabriquer à haute cadence les obus destinés aux artilleurs du front.], la Traction Avant qui a imposé la première des solutions techniques devenues universelles (roues indépendantes, direction à crémaillère), la 2CV qui aurait pu être une voiture mondiale avant la lettre et la DS entrée au sanctuaire mondial de l’automobile[3. Les possesseurs américains de DS se réunissent pieusement chaque année.].

Mais si l’histoire est gratifiante, la réalité des affaires attend au tournant ses héritiers. La vie du groupe Peugeot n’a jamais été simple depuis l’absorption en catastrophe de Citroën, en 1974, année de la crise pétrolière[4. Absorption réalisée grâce au trésor de guerre de la famille Peugeot placé en Suisse.]. Il en est résulté une grande difficulté pour définir la stratégie du groupe en matière de produits. Comment fabriquer de vraies Peugeot et de vraies Citroën tout en réalisant des synergies ? Comment orienter le travail des ingénieurs et des designers ? Il a fallu vingt ans pour décider la fusion des bureaux d’études, trente-cinq ans pour placer les centres de style sous l’autorité d’un chef unique du design, et, ainsi qu’on va le voir, quarante ans pour clarifier les stratégies respectives des marques.

Le poids de ce glorieux passé se mesure aussi au choix de maintenir les sites de production nationaux, plus coûteux, quand Renault délocalisait sans états d’âme sa Twingo en Slovénie, sa Clio en Turquie et sa Mégane en Espagne. Alors qu’on peut difficilement prétendre que l’ancienne Régie nationale des usines Renault est encore une entreprise française et Renault une marque française, les dirigeants du groupe encore français ont sous-estimé l’impact de l’élargissement de l’Europe et d’une concurrence où le coût du travail devient un paramètre décisif de la rentabilité.

Cependant, au début des années 2000, tout va bien ou presque pour Peugeot. La 206 et la Citroën Picasso rencontrent le succès. Les moteurs Diesel du groupe, aujourd’hui ostracisés par la secte écologiste, sont reconnus comme les meilleurs au monde : le ministre de l’Économie allemand les cite en exemples aux constructeurs d’outre-Rhin. On envisage la mondialisation avec prudence : l’implantation de Citroën en Chine se heurte à un marché entravé par l’absence de crédit à l’automobile.

Différentes erreurs d’appréciation vont conduire pas à pas Peugeot vers l’impasse de la fin de la décennie.

Ses dirigeants ne voient pas avant 2007 que l’image de qualité de leurs concurrents allemands et coréens s’impose progressivement. La qualité ne s’improvise pas : il faut vingt ans pour atteindre le seuil critique à partir duquel la réputation des véhicules d’une marque s’enracine dans l’esprit des usagers. Or, la qualité des véhicules des deux marques, sans être cataclysmique, varie fortement d’un modèle à l’autre, tandis que celle des modèles produits par les groupes Volkswagen ou Hyundai ne souffre guère la critique du public. Et le french bashing en surajoute.

En même temps, les dirigeants de PSA privilégient une politique de partenariats au détriment d’une politique d’alliances.La famille Peugeot, qui entend conserver son contrôle capitalistique de l’entreprise, refuse toute alliance avec un grand groupe étranger. Par défaut, les patrons successifs s’engagent dans des partenariats avec Fiat, Ford, Mitsubishi, Toyota, BMW, convaincants sur le papier mais souvent décevants : seul le partenariat avec Ford sur les moteurs Diesel et celui avec Toyota sur les véhicules d’entrée de gamme devraient se poursuivre.

Ils ratent encore l’occasion chinoise. Citroën et Peugeot baissent les bras en Chine au moment même où le marché, aujourd’hui le premier du monde, décolle sous le double effet de l’apparition d’une classe moyenne et de l’essor du financement à crédit, longtemps interdit. Tandis que les ventes locales de General Motors, Volkswagen et des constructeurs japonais et coréens explosent, la part de marché des deux marques du groupe Peugeot se replie chaque année.

Ils restent aveugles, enfin, à la situation européenne. Après avoir essuyé l’impact de la grande récession de 2008-2009, ils prennent au sérieux les fadaises des économistes officiels : la crise est finie, disent ces économistes, au moment même où le marché principal de Peugeot, situé en Europe, va s’effondrer ! Dès lors, l’implantation encore faible et fragile du groupe en Chine, en Russie ou en Amérique latine ne permettra pas de compenser la faillite européenne. Peugeot reçoit un coup de poignard supplémentaire lorsque les sanctions économiques occidentales contre l’Iran le privent d’un marché juteux de ventes de voitures assemblées sur place à partir d’éléments fabriqués en Europe…

Résultat : en 2012 et 2013, Peugeot se rapproche dangereusement d’une faillite historique dans une Europe où le sauvetage des entreprises stratégiques est proscrit par les théologiens de Bruxelles. À la différence des « Big Three » américains sauvés par Bush et Obama au prix de plusieurs dizaines de milliards de dollars acquittés par le taxpayer, PSA ne peut compter sur l’argent public pour se renflouer, se restructurer et se redresser. Un point décisif rappelé récemment par Louis Schweitzer, ancien patron de Renault : « Aux États-Unis, si Obama n’était pas intervenu pour sauver les constructeurs, il n’y en aurait plus un seul ! »[5. Entretien donné à Question Auto de mars 2014.]

L’entreprise inaugure 2014 avec un nouveau capital et un nouveau capitaine.

Le nouveau capital a une tête française et une tête chinoise qui représentent deux réalités opposées : d’un côté, l’État français attaché à la survie d’une entreprise propriétaire de marques historiques, de nombreux brevets et dotée d’un important savoir-faire industriel[6. Le groupe PSA est le premier déposant de brevets en France depuis six ans.];  de l’autre côté, l’État chinois contrôlant une entreprise partenaire de Peugeot mais dépourvue de notoriété et sans autre savoir-faire que celui de son co-contractant français. Leur cohabitation reste imprévisible.

Le nouveau capitaine s’appelle Carlos Tavares, natif du Portugal, issu du lycée français de Lisbonne et de l’École centrale de Paris. Il a fait son diagnostic et choisi ses orientations. Trois marques seront maintenues et soutenues, chacune bien distincte : Peugeot, Citroën, et la nouvelle marque DS. Les gammes pagailleuses des différentes marques seront simplifiées pour que l’effort de promotion commerciale se concentre sur ce qu’il juge être le seul objectif possible : promouvoir quatre modèles de chaque marque sur chaque marché.

Il est apparemment plein d’espoir. Non sans une bonne raison : sous la menace de la faillite, les gens du groupe ont appris l’humilité qui est la meilleure des conseillères. S’il a raison, et si la crise économique ne récidive pas encore, Peugeot n’est peut-être pas encore sorti de l’Histoire[7. Nous paraphrasons le titre du dernier ouvrage de Jean-Pierre Chevènement : 1914-2014 : l’Europe est-elle sortie de l’Histoire ?] .[/access]

*Photo: Soleil.

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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