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Salon Pompadour, Centre Pompidou: une bévue qui a la vie dure


Salon Pompadour, Centre Pompidou: une bévue qui a la vie dure
© Yann Bohac/SIPA

On pourrait ironiser sur le goût étonnant d’Emmanuel et Brigitte Macron et polémiquer sur leur volonté d’afficher leur progressisme dans le domaine culturel. Jérôme Serri a préféré saisir l’occasion du réaménagement raté du salon Pompadour de l’Élysée pour analyser les divers préjugés et contresens qui courent dans les histoires de l’art et conduisent trop souvent à des aberrations qui coûtent cher au contribuable et auraient pu être évitées si les bonnes questions avaient été posées.


Dès le lendemain de son élection, Emmanuel Macron décida de « dépoussiérer » le Palais de l’Élysée. « On avait l’impression, expliqua son épouse Brigitte à un journaliste du Monde, que l’Élysée était devenu une forteresse qui se protégeait de l’extérieur. On va alléger, épurer. Il faut que la lumière entre ». Nombreux sont ceux qui furent à juste titre choqués par le résultat.

L’impossible dialogue

Faute de goût, parti pris progressiste, mariage inopportun des époques ? Le réaménagement absurde du salon Pompadour par Brigitte Macron nous donne l’occasion de montrer que nous avons à faire à une bévue qui n’est pas d’abord la sienne mais celle de nombreux historiens d’art. Que voyons-nous dans ce salon ? Un immense canapé blanc semi-circulaire de l’architecte d’intérieur Thierry Lemaire. Un large siège d’appoint, blanc également, qui fait écho par sa simplicité à l’imposante tache rouge de la tapisserie de Miró. Au sol et au mur, deux grands rectangles du même bleu sur lesquels sont disposés ici les sièges et la table, là de petites figures surréalistes. Faut-il relever la similitude de la structure de la table basse du sculpteur Hajdu et de la petite étoile chère à Miró au bas de sa tapisserie ? Que la première dame, habillée de rouge et de blanc, vienne prendre place sur le canapé, et nous aurons un bel effet de miroir entre le salon Pompadour et la tapisserie. Celle-ci représentant une Femme au miroir, ce réaménagement semble avoir été ordonné selon le principe d’une mise en abyme. 

Salon Pompadour © Présidence de la République

Pourquoi les échos de couleurs et de formes, quoiqu’ostensiblement étudiés, n’emportent-ils pas l’adhésion du visiteur ? Transportons-nous par l’imagination dans une grande pièce lumineuse d’une villa de Mallet-Stevens : aucune moulure, aucun rinceau, aucune corniche, aucune colonne à cannelures, aucun chapiteau corinthien, aucun lustre à pampilles et pendeloques. Une pièce d’une grande sobriété, toute blanche comme celle d’un musée. Cela irait déjà mieux : le dialogue de l’œuvre de Miró avec le tapis, les sièges et la table ronde pourrait s’y tenir en toute sérénité.

Un contresens qui domine l’histoire de l’art 

Quel contresens fait donc obstacle à un tel dialogue dans ce salon de l’Elysée ? Faisons un détour par ce qu’il s’est passé en 1985 au Centre Pompidou, sept longues années après son inauguration. Comme le rapportèrent Le Monde du 31 mai et Le Figaro du 12 juin de l’époque, les conservateurs avaient fini par reconnaître que la conception du Musée National d’Art Moderne, dont il avait été décidé qu’il serait hébergé par le Centre, avait été une erreur.

L’art moderne se trouve autant chez lui dans ce salon Pompadour qu’un poisson rouge dans une cage

Avec ses nombreuses baies vitrées donnant sur les toits de Paris, le musée s’était révélé « complètement utopique et pas du tout adapté pour la présentation des œuvres d’art ». Les architectes avaient cru y faire entrer la vie dont les toits parisiens étaient l’image. C’était faire sienne l’idée de Paul Valéry pour qui le musée était une ennuyeuse nécropole : « Je n’aime pas trop les musées, écrivait-il en 1923. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux (…). Une civilisation ni voluptueuse, ni raisonnable, peut seule avoir édifié cette maison de l’incohérence. Je ne sais quoi d’insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. » Chez cet homme intelligent, l’argument du délice et de la volupté, quoique sincère, témoigne d’une confusion sur laquelle prendra appui la démagogie de nombre de décisions en matière de politique culturelle. Un musée vivant se distingue en effet d’un musée mort, non point par les plaisirs propres à la vie auxquels on pourrait encore s’adonner entre ses murs, mais par la qualité des œuvres qu’on y présente et la manière dont on les présente. Valéry allait même jusqu’à déplorer d’y trouver un « écrit lui défendant de fumer ». En « dépoussiérant » le salon Pompadour, en voulant y faire entrer la « lumière » (autre métaphore de la vie au même titre que la fumée de cigarette) le couple présidentiel ne fait que souscrire au préjugé du poète, comme s’il n’y avait de vraie vie que de la rue et jamais des œuvres. 

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L’idéologie du musée ouvert sur la vie

Le Musée National d’Art Moderne décida donc en 1985 de recréer un « vrai musée avec de vraies salles, de vrais murs, de vraies cimaises ». Malheureusement, revenir à une muséologie classique parce qu’on y a été contraint par l’expérience, notamment par la difficulté d’y organiser des expositions, c’était n’avoir qu’une approche empirique de sa propre erreur. Il eut été profitable de l’avoir corrigée en connaissance de cause et pour cela de s’être interrogé sur les raisons pour lesquelles les œuvres appellent dans nos musées la sobriété des cimaises blanches. Architectes et conservateurs s’étaient enivrés de « flexibilité » et de « transparence » pour justifier leur conception d’un musée ouvert sur la vie, conception d’autant plus bavarde que la signification métaphysique du musée leur échappait. Le terme métaphysique, quoique peu satisfaisant, a le mérite d’indiquer que la signification du musée ne peut se réduire à ses murs et aux différents métiers de la conservation, de la restauration et du classement qui y sont coordonnés. Elle est à tout le moins au-delà de ces occupations toutes matérielles.

L’extra-territorialité incomprise du musée 

Quittant le sanctuaire ou le palais auxquels ils furent à l’origine destinés, et rejoignant tel ou tel grand musée, la sculpture, le tableau, le bas-relief, parfois la fresque ou la mosaïque, ne quittaient pas un lieu pour un autre. Si, à la faveur d’une conquête, ils passaient d’un pays à un autre, c’est en tant qu’objets qu’ils franchissaient la frontière. En tant qu’œuvres, ils rejoignaient en l’enrichissant un lieu idéal, celui de leur appartenance au domaine mystérieux de la création, un lieu analogue à cette île imaginaire que Thomas More appelait Utopie, un non-lieu, un lieu hors du monde comme cette île où une société foncièrement égalitaire ignorait toute propriété privée. Exilées de leurs patries originelles, les œuvres n’embrassaient donc aucune autre patrie. Elles se délivraient de leur fonction particulière pour vivre, dans l’extra-territorialité des musées, une vie d’œuvre d’art vouée enfin à l’universalité. C’est sur cette chance inouïe offerte à l’humanité toute entière que l’histoire de l’art aurait dû depuis longtemps se pencher.

La communauté fraternelle des œuvres

Cessant d’attester la Vérité comme à Byzance ou à Chartres, n’apportant plus une fiction séduisante comme à Florence ou à Venise, les œuvres retrouvaient au musée la voix que leurs auteurs avaient entendue en silence, dans le secret de leurs ateliers ou de leurs chantiers. Ce n’étaient plus des Christ en majesté forçant l’adhésion des pèlerins ou des scènes héroïques envoûtant l’imagination des princes et de leur entourage. C’étaient d’émouvants systèmes de formes inventées pour capturer l’inconnaissable au porche des cathédrales ou magnifier le monde aux murs immenses des palais. Des créations singulières qui se donnaient enfin à voir et à aimer comme telles. En quittant leur terre d’origine, ces œuvres étaient vouées à entrer dans les chapitres d’un Musée imaginaire dont le livre d’art allait assurer le rayonnement universel. Elles se rassemblaient pour constituer, par-dessus les siècles, une communauté intemporelle et fraternelle.  Libérées en partie de l’histoire qui les avait vu naître, elles imposaient aux hommes leur présence saisissante d’œuvre d’art. Elles étaient enfin chez elles parce qu’elles s’y retrouvaient entre elles, comme les étoiles au milieu des étoiles. Et la cimaise blanche des musées n’y avait pas d’autre sens que celui de la marge blanche du livre d’art.

Le cadre, la marge blanche et la cimaise

Architectes et conservateurs du Centre Pompidou auraient pu prendre conscience de la signification fondamentale du musée s’ils avaient pris la mesure de ce que le livre d’art révélait au monde et que Malraux mit magistralement en lumière : « Ce qui a disparu du livre d’art avec le cadre du retable, c’est l’église, mais aussi le monde chrétien dans lequel baignait le tableau, le sanctuaire pour lequel il était créé ; ce qui a disparu avec le cadre profane, c’était le palais, mais aussi l’irréel dans lequel baignait le tableau et pour lequel il était créé. » Précisons que Malraux nomme « irréel » cet imaginaire de la Renaissance qu’il appelle également imaginaire-de-fiction et qui succédera à cet imaginaire-de-Vérité du Moyen-âge en charge du « surnaturel ». Dès le Quattrocento le monde cessera d’être ordonné par le Christ. Et la Vierge romane qui, avec ses yeux d’hypnose, avait été une puissante « affirmation », deviendra avec des peintres comme Filippo Lippi ou Botticelli, une admirable « supposition ».  

Si le cadre du retable jouait sa partie pour une plus sûre inscription de la représentation religieuse dans le sanctuaire, si sa médiation en renforçait l’accord, il en fut de même à la Renaissance avec les cadres monumentaux chargés de fleurs, de fruits ou de divinités qui accordaient l’irréel de la scène représentée à l’imaginaire de rêve du palais.

L’imaginaire du salon Pompadour 

Avec ses boiseries vieil or du XVIIIème siècle, ses dessus-de-porte représentant des déesses de la mythologie romaine, sa tapisserie murale et son tapis à motifs floraux, ses fauteuils à dossier violon recouverts de lampas bleu et or, le salon Pompadour appartenait à cet imaginaire-de-fiction qui commença de recouvrir l’Europe à partir du XVème siècle italien pour s’éteindre au XIXème avec la mort de Delacroix.

C’est avec cet imaginaire-de-fiction que l’art moderne décida de rompre. Se revendiquant autonome dans ses créations, cet art moderne courait le risque du formalisme de l’art pour l’art. Seule la mystérieuse pluralité des styles que rassemblait le musée et avec lesquels il lui fallut secrètement rivaliser, lui permit d’éviter l’écueil de ce formalisme. Toute cette profusion de formes autrefois chargées de rendre visible l’invisible, toutes ces œuvres qui furent des réponses apportées à l’interrogation de l’homme sur sa condition, tout cet art du passé devenu peu à peu mystérieusement familier fut pour les artistes l’impérieux surmonde auquel ils entendaient que leur création appartienne. L’art était devenu leur nouvel imaginaire. 

L’œuvre de Miro, le canapé blanc, son siège d’appoint et la table basse n’appellent ni les colonnes corinthiennes ni les rinceaux ni les moulures comme le faisaient la tapisserie, les fauteuils et le tapis anciens. Aussi l’art moderne se trouve-t-il autant chez lui dans ce salon Pompadour qu’un poisson rouge dans une cage.



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Ancien collaborateur parlementaire, Jérôme Serri est journaliste et essayiste. Il a publié Les Couleurs de la France avec Michel Pastoureau et Pascal Ory (éditions Hoëbeke/Gallimard), Roland Barthes, le texte et l'image (éditions Paris Musées), et participé à la rédaction du Dictionnaire André Malraux (éditions du CNRS).

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