L’école contre la langue des esclaves


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Il y a… quelques années, j’arpentais le GR 20 quand je suis tombé, aux alentours du Col du Vent, sur deux jeunes filles en détresse. L’une d’elles s’était sérieusement abîmé la cheville droite, elles ne savaient plus comment rejoindre leur étape — le gîte du col de Vergio, pour les amateurs. Bref, j’avais mon propre sac à dos, mais j’ai quand même juché la donzelle sur les épaules fragiles, et je l’ai descendue jusqu’au col, à trois heures de marche de là.
Chemin faisant, nous papotâmes. Elles étaient l’une et l’autre secrétaires — on ne disait déjà plus dactylo. Je n’ai pas voulu creuser entre nous un abîme de classe, au moment même où je sentais autour de mon cou les cuisses de l’intéressante gamine, et j’ai prétendu que j’étais manutentionnaire chez Conforama, à l’angle du quai de la Mégisserie — j’habitais encore Paris, à l’époque.
Et pour jouer à fond mon personnage, j’ai raréfié mon vocabulaire, et quelque peu déstructuré ma syntaxe. C’était assez facile, vu que l’effort fourni me donnait un excellent prétexte pour ne pas répondre du tac au tac, et appauvrir consciemment l’expression de mes réponses. N’empêche, elles ont fini par trouver, le soir en particulier, quand nous nous sommes retrouvés de part et d’autre d’un plat de veau corse aux olives et à la nepita (une menthe sauvage à petites feuilles essentielles dans tous les ragoûts insulaires), que je m’exprimais drôlement bien pour un manutentionnaire…

Dans une interview très récente donnée par François Bayrou au Figaro, l’ancien ministre de l’éducation, qui est aussi un petit peu agrégé de Lettres, flagellant l’inconséquence de Najat Vallaud-Belkacem et de sa réforme du collège, souligne avec force l’importance de la maîtrise de la langue :

« Au téléphone, explique-t-il, l’administration ou l’interlocuteur avec lequel vous échangez, au son de votre voix, à la manière dont vous vous exprimez, sait qui vous êtes. Et la maîtrise de la langue, l’emploi du mot juste, la capacité à transmettre une émotion, une colère, un sourire ou une plaisanterie vous donne un statut, vous apporte une reconnaissance — et cela d’où que vous veniez. La maîtrise de la langue vous offre ainsi une clef pour le monde. Et aussi une clef pour lire et traduire vos sentiments et vos émotions. C’est aussi une voie qui permet de faire reculer la violence, qui est si souvent l’expression de ce qui bouillonne à l’intérieur de nous et qu’on ne parvient pas à traduire, à exprimer.
« Les mots ont une vie propre, la langue a des racines. Et cette découverte-là est précieuse pour la capacité de rayonnement, d’expression ou de compréhension de l’individu. Elle permet de lutter efficacement contre les inégalités transmises qui existent et sont difficiles à compenser. Si cette réforme aboutit, alors ce chemin d’émancipation sera réservé aux seuls enfants de privilégiés qui auront les moyens de transmettre directement leur savoir, ou de recourir à des leçons particulières ou à des enseignements privés. Bien sûr, ce mouvement vient de loin et comme je le disais traduit l’obsession récurrente de certaines écoles de pensée, au sein de l’Education nationale, qui veulent en finir avec une culture ressentie comme celle des élites. Mais sous couvert de lutter contre l’élitisme pédagogique, elle consacre en réalité l’élitisme social, la constitution d’une élite par la naissance ou par l’argent. Pour moi, c’est à pleurer. Je suis pour que tout le monde puisse accéder à cette exigence élitiste, qu’elle ne soit pas réservée à quelques-uns, mais offerte à tous. La véritable démarche démocratique, ce n’est pas le minimum pour tous, c’est le maximum, l’excellence, proposés à tous. »

Pendant sa campagne de 2007, celle qui lui a accordé le plus de voix dans ses diverses ambitions présidentielles, Bayrou avait proposé de porter à 50% du temps scolaire l’enseignement du français au Primaire. « Ah bon, ce n’est pas déjà le cas ? » demanderont les naïfs. Ben non : depuis qu’un génie de la rue de Grenelle a décidé qu’on faisait du français aussi quand on faisait le reste, puisqu’on s’exprimait dans un pataquès supposé être du français, le temps consacré à l’étude de la syntaxe, de l’orthographe, du vocabulaire et de la correction de l’expression a diminué drastiquement. Qu’on en juge :

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Résultat, on a accentué l’effet « héritiers », comme disait Bourdieu. Les analyses du sociologue firent l’effet d’une bombe en 1964, parce que, comme le raconte Marianne cette semaine, elles portaient un rude coup à l’illusion de la démocratie scolaire et au mythe de l’élitisme républicain comme pure doxa, mythe entretenu alors par l’exemple de Pompidou. N’empêche qu’il y avait alors 12 à 14% d’enfants issus des classes populaires qui entraient dans les grandes écoles. Aujourd’hui, ils sont entre 2 et 4%. Plus on feint de se soucier des déshérités, plus on accentue les disparités. Si on n’apprend plus rigoureusement la langue à l’école, seuls s’en sortiront ceux qui l’ont pratiquée à la maison. On le constate tous les jours, et la réforme du collège, avec des programmes qui se dispensent de citer un seul écrivain français (forcément, on ne prend en compte que les « compétences », qui ne sont jamais que l’occasion de péter ensemble) accentuera encore le phénomène. Pour le plus grand bien des hiérarques du PS ou de l’UMP — sérieusement muette, au plus haut niveau, face à une réforme dont elle espère bien encaisser les dividendes : réduction des heures et des postes, dégraissement, et régionalisation, c’est-à-dire que là encore, on pense passer la patate chaude aux mairies, aux conseils départementaux et aux régions.
Il est de toute première urgence que l’on reprenne en main l’enseignement du français, en multipliant les exercices pratiques, en refaisant de la lecture (la lecture de livres, pas de tablettes trop ludiques pour être honnêtes) un axe central de l’enseignement, en ne tolérant plus le moindre écart par rapport à une norme qui est celle de la grande bourgeoisie. La petite Najat, dans les années 1980, a bien appris sa leçon, et elle ne garde pas grand-chose, dans son langage, de ses racines berbères ou prolétariennes. Mais les enfants dont elle a aujourd’hui la charge n’auront pas les mêmes chances qu’elle. Leur école se satisfera à bon compte d’une expression approximative — alors que c’est dans la perfection de la langue que l’on sait à quelle classe vous appartenez, et ce n’est pas un hasard si le même mot qualifie les divers degrés de la carrière scolaire et les strates sociales.

Je ne sais pas si mes deux petites secrétaires crurent à mon subterfuge, ou si elles ont feint d’en accepter le principe. À la lettre XXIII des Liaisons dangereuses, la marquise de Merteuil analyse une lettre envoyée par son vieux complice Valmont à la Tourvel qu’il tente de séduire : « Il n’y a rien de si difficile en amour, lui dit-elle, que d’écrire ce qu’on ne sent pas. Je dis encore d’une façon vraisemblable : ce n’est pas qu’on ne se serve des mêmes mots, mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre lettre : il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée pour ne s’en pas apercevoir ; mais qu’importe ? L’effet n’en est pas moins manqué. » Mon vocabulaire de Normalien agrégé de Lettres transparut-il dans ma syntaxe abrégée ? Elles eurent la bonté de bien vouloir en être dupes, et si jamais, vingt ans plus tard, elles lisent ces pages, qu’elles sachent l’une et l’autre que je les en remercie. On peut, quand on maîtrise tous les niveaux de langue, jouer à redescendre dans ce qui fut mon expression première, la langue des quartiers, comme on ne disait pas encore à l’époque des blousons noirs. Pour emballer les gentes prolétaires. Mais on peut aussi s’exprimer avec distinction, pour séduire les marquises.
Et c’est cette double chance que les programmes envisagés pour 2016 refusent aux enfants d’aujourd’hui, qui resteront confinés dans leur classe d’origine — comme si, alors même que l’on supprime les redoublements, on les condamnait à redoubler éternellement dans la classe des déshérités.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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