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Pour causer aux djeuns, yaka Waka !


Pour causer aux djeuns, yaka Waka !
Quand le Service d'Information du gouvernement veut faire jeune, il n'y va pas par quatre chemins.
Graff
Quand le Service d'Information du gouvernement veut faire jeune, il n'y va pas par quatre chemins.

Il est bien connu que le « jeune », spécifiquement entre 15 et 25 ans, n’est pas un humain à part entière. Il passe l’essentiel de ses journées à échanger avec ses semblables moult SMS d’une affligeante inutilité, dans un langage cromagnonesque qui est un défi quotidien à l’intelligence la plus exigible. Il s’amuse − dans de grands éclats de rire crétins − de programmes télévisés désolants, que des adultes farceurs fabriquent à son attention avec le cynisme le plus justifié. Ainsi, l’ambition du « jeune » dépasse rarement le pas de la porte de sa chambre tapissée de posters très laids ; et son horizon intellectuel − compte tenu du fait qu’il se rend au « bahut » mais « s’en bat les couilles ! » − ne va souvent pas plus loin que le bout de son nez ravagé par l’acné.

À cela s’ajoute une confuse obsession sexuelle, doublée de la persistance − dans le cerveau du « jeune » − d’une image caricaturale du sexe opposé influencée − sans surprise − par les clips de rap et les films pornos. Bref, le « jeune » est méprisable, certes… mais convient-il de le mépriser ?

C’est la question qu’aurait dû se poser le gouvernement français qui − par l’entremise du Service d’information du gouvernement (SIG) − vient de lancer un insultant site web à destination de la jeunesse − « Waka » − entièrement rédigé en « langage jeune ».

[access capability= »lire_inedits »]« Grave, chaud, fastoche, vite fait ou trop pas ? »

Le SIG a sollicité le groupe de radio Skyrock pour mettre en place − par l’entremise de sa filiale dédiée aux activités numériques − une plateforme de consultation de la jeunesse, appelée « La Grande Consult' ». Thierry Saussez, brillant publicitaire et actuel patron du SIG, le reconnaissait sans ambages : « [Les jeunes] font partie d’un public prioritaire, et il se trouve que c’est celui que l’on touche le moins avec les campagnes de communication traditionnelle… » Il convenait donc d’attaquer cette niche via Internet où, toi, le jeune, tu as élu durablement domicile. La « Grande Consult' » posait, dans un navrant style direct, des questions peaufinées par les équipes du SIG et de Skyrock : « Tu trouves que t’es fort en langues ? » « Les prêts étudiants garantis par l’État, tu connais ? » Pour une génération qui a renoncé à la patronymie pour se contenter de prénoms, le tutoiement s’impose de lui-même.

Près de 186 000 jeunes se sont donc laissés tutoyer par l’État lors de cette « Grande Consult' ». Sur le site web de Skyrock, la marque étatique était presque indécelable… en dehors d’un discret logotype : « Une initiative des pouvoirs publics ». Skyrock, la radio du rap commercial, de l’imaginaire moisi des grosses cylindrées allemandes et des blondasses siliconées ne pouvait que réussir sa mission d’abêtissement de la jeunesse. À la question, crétine en diable : « Si t’avais une baguette magique, tu demanderais quoi ? », 29 % des sondés répondent qu’ils veulent du pognon, contre 24 % la paix dans le monde. Matérialisme de rigueur. Bling-bling de parade. Et la logorrhée jeuniste se poursuit dans cet autre sondage : « T’as habité en résidence étudiante, c’est pratique ? » Réponses proposées, sans la moindre honte : « Grave, chaud, fastoche, vite fait, trop pas ».

« Exprime-toi pour que ça bouge ! »

Quelques semaines plus tard, forts du succès de la « Grande Consult' », le SIG et Skyrock lançaient conjointement le site Waka (signifiant « canoë » en langage maori, ce qui est franchement trop sympa comme symbolique pour des jeunes « naviguant dans l’océan déchaîné de la vie… ») Marc-Philippe Daubresse, ministre de la Jeunesse et des Solidarités actives, a reconnu, sur le site du Monde, que cet amusant joujou allait coûter au moins 2 millions d’euros… Il n’en a pas moins défini le projet en ces termes enthousiastes : « On part des besoins du jeune et de son profil en fonction des sondages auxquels il répond ; il dispose alors d’une palette de mesures de politiques publiques… » Mais le ministre va au-delà de ces promesses marketing insipides : il se réjouit que l’on s’adresse au jeune dans un « langage accessible »… C’est-à-dire, certainement, dénaturé ? Truffé de fautes de syntaxe ? Perlé de violations grammaticales ?

Sur Waka, le langage est mieux qu’accessible : libéré. « Exprime-toi pour que ça bouge ! » « Internet au bahut, tu t’en sers pour quoi ? » « La conduite accompagnée, ça te chauffe ? » Oui, cette grotesque affaire commence largement à me chauffer les oreilles…

Allez, mec, sur Waka, « lâche ton com’ ! » et surtout… pas de politique entre nous ! Pas une question directe sur l’action de Nicolas Sarkozy. « Grave ? » ou « Trop pas ? ». Au final, fallait-il vraiment mépriser cette jeunesse que j’évoquais au début ? Apparemment, certains jeunes ont conservé des yeux pour lire et un cerveau pour comprendre. « Avant, je me demandais si on prenait vraiment les jeunes pour des cons. Maintenant, je sais » (Moncu, 18 ans). « Une gesticulation du gouvernement de plus pour continuer à attirer l’attention sur autre chose que sur les vrais problèmes » (Malari, 23 ans). Et si le nez ravagé d’acné du « jeune » était quand même en mesure de sentir l’arnaque politique à 500 mètres ?[/access]

Juin 2010 · N° 24

Article extrait du Magazine Causeur



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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