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IA: les hommes sont-ils en passe de devenir… obsolètes?

Le dernier roman d’Alexis Legayet, Les Obsolètes, vient de paraître…


De nombreux articles évoquent en ce moment les difficultés auxquelles sont de plus en plus souvent confrontés les artistes et, d’une manière générale, les professionnels du monde dit de la culture. Auteurs, musiciens et traducteurs se voient en effet de plus en plus régulièrement remplacés par des machines informatiques. Ils ne sont pas les seuls à s’inquiéter. L’IA n’en est qu’à ses débuts et se développe exponentiellement. Pour le meilleur et pour le pire, rien ne semble pouvoir échapper à son emprise – face au techno-monde qui prend forme sous nos yeux, réfléchir sur la possible Obsolescence de l’homme (1) est devenue une nécessité.

Dans Le Figaro, le maire de Cannes, David Lisnard, explique avoir été passablement énervé par les réponses technocratiques et démagogiques d’Emmanuel Macron aux questions d’une journaliste du magazine Elle sur ce qu’il appelle le « réarmement démographique » : d’abord, une allégation saugrenue, hors-sujet mais censée complaire au lectorat féministe du magazine féminin, à propos de la ménopause : « Si les hommes y étaient confrontés, ce sujet aurait été traité bien plus rapidement ». Ensuite, à propos de la GPA, un exercice de « ni pour, ni contre » relevant d’un « en-même-tempisme » de la plus belle eau. Enfin, sur la PMA, un délire technico-médical reposant sur le projet d’un « grand plan contre l’infertilité » devant inclure un « check-up fertilité » avec « bilan complet, spermogramme, réserve ovarienne » pour tous les citoyens âgés de 20 ans. Sur des sujets aussi importants que la famille et la venue au monde d’un enfant, Emmanuel Macron nous sert une fois de plus un gloubi-boulga indigeste, fruit d’une conception de la vie ne reposant que sur des processus technocratiques et utilitaristes : « Sur le fond, écrit David Lisnard, l’énarque en arrive donc même à technocratiser ce qui fait la grandeur et le mystère de la vie. » Dans le but de comparer les réponses, David Lisnard a posé les mêmes questions que la journaliste d’Elle à… ChatGPT. Pour relancer la natalité, la machine a proposé cinq points précis englobant des incitations financières aux familles, une amélioration en nombre et en qualité des crèches et des centres de santé maternelle et infantile, ainsi que… la promotion d’une culture favorable à la famille et d’une vision positive de la famille. [Cette dernière proposition ne sera sûrement pas du goût de Sonia Devillers – IA ou pas, ça sent quand même son maréchal Pétain à plein nez cette histoire-là.] Finalement, ChatGPT assure que, « en combinant ces différentes mesures, il est possible de créer un environnement favorable à la natalité et d’encourager les couples à avoir des enfants. » Et David Lisnard de conclure ironiquement son article : « L’IA, plus complète et plus humaine que l’ENA ! »

Katy Perry déjà remplacée

Il y a à peine un mois, deux photos de la chanteuse américaine Katy Perry la montrant dans ses plus beaux atours lors du Met Gala – une robe sublime avec décolleté profond sur l’une, un corset cuivré surplombant une jupe à fleurs sur l’autre – sont parues sur le compte Instagram de ladite chanteuse et ont comblé de joie sa mère qui s’est empressée de lui envoyer un message pour la féliciter. Problème : Katy Perry n’était pas au Met Gala. Ces deux images, crées par une IA et postées sur les réseaux sociaux par Dieu sait qui, ont trompé tout le monde, et il a fallu un démenti officiel de la chanteuse pour que soit rétablie la vérité. Une question demeure : est-ce bien Katy Perry qui a écrit ce démenti ?

A lire aussi, Laurent Alexandre: Vers un grand remplacement cognitif?

Récemment, des chercheurs de l’université de San Diego (Californie) ont posé à ChatGPT des questions postées par des patients sur des forums de discussion en ligne puis ont comparé ses réponses à celles données par des médecins de différentes spécialités (pédiatrie, gériatrie, médecine générale, etc.) Résultat : les réponses fournies par ChatGPT se sont révélées de meilleure qualité et plus empathiques que celles des professionnels de santé et les patients les ont préférées à celles des médecins dans 78 % des cas. Par ailleurs, à la place de spécialistes en chair et en os, des robots conversationnels commencent à être utilisés aux États-Unis dans le cadre de consultations psychiatriques et psychothérapeutiques, à la grande satisfaction, paraît-il, des utilisateurs. Les professions juridiques se voient elles aussi bousculées par l’IA et il est prévu dans les prochaines décennies une baisse conséquente des embauches dans les cabinets d’avocats. Il en va de même pour tous les métiers liés à l’éducation scolaire, au journalisme, aux services publics, etc. En fait, il en va de même pour toutes les activités humaines.

Les hommes sont-ils en passe de devenir… obsolètes ? « Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes. » Günther Anders (2)

Destin tout tracé

Les Obsolètes(3). C’est justement le titre du dernier roman d’Alexis Legayet, auteur de plusieurs autres « fictions romanesques à tendance loufoïde » que j’ai eu le plaisir de louer dans ces colonnes. L’histoire débute ainsi : un éditeur attend avec impatience le dessin de couverture d’un livre prêt à paraître. Malheureusement, Olivier Paskotte, le dessinateur, est un cossard peu inspiré qui trouve toujours une excuse – de ce côté-là il ne manque pas d’imagination – pour expliquer son retard. Après chaque relance, l’éditeur Pascal Dupain reçoit un mail d’Olivier Paskotte : « Dans ta boîte, tout à l’heure ». Puis… plus rien pendant plusieurs jours. Excédé, Pascal Dupain cherche conseil auprès d’un ami qui le met alors sur la piste de… l’IA. L’IA ? L’éditeur ne croit pas qu’une « machine sans cervelle » puisse remplacer un dessinateur, même « moyen de gamme » comme l’est Olivier Paskotte. Pourtant, un énième coup de fil de ce dernier racontant une histoire abracadabrantesque pour justifier un nouveau retard le décide : « Les dents serrées, Dupain tapa alors “générateur d’images” sur son moteur de recherche. » Quelques minutes plus tard, pour quelques euros, la machine pond un dessin qui semble « sorti des mains de Milo Manara » et comble de bonheur Pascal Dupain qui est, ce jour-là, vraiment verni : sa collaboratrice vient de lire le manuscrit envoyé par un écrivain – le « Philip K. Dick du XXIe siècle », selon elle – en quête d’une maison d’édition. Gare aux chats !, le livre de ce nouveau génie, est publié par Dupain et connaît un énorme succès. Mais… qui a réellement écrit ce best-seller ? Nous ne sommes qu’au tout début d’une histoire à rebondissements tout à la fois drôles et inquiétants, histoire au cours de laquelle nous ferons la connaissance du sirupeux critique littéraire Félicien Traquenard, du transécrivain togolais Marguerit.e Dagodo, du philosophe Ralf Beethoven et du petit-fils de Michel Serres, le très progressiste Kevin, ivre de bonheur à l’idée d’expérimenter « cette ère parfaite et merveilleuse où la vie tout entière deviendra un loisir, un loisir connecté, augmenté par les merveilleuses IA, au service de l’humanité ! » Alexis Legayet s’amuse à décrire des situations cocasses, loufoques, extravagantes derrière lesquelles nous entrevoyons les potentiels bouleversements dus à l’inéluctable essor de l’IA, le premier d’entre eux étant la raréfaction, voire la totale disparition des êtres humains dans de nombreuses activités et leur remplacement par des « êtres numériques aux performances époustouflantes ». L’IA fait partie intégrante de ce que l’historien et sociologue Jacques Ellul, cité en exergue du roman, nommait Le Système technicien (4), système dans lequel des processus techniques issus de la « puissance informatique » prennent le pas sur l’activité humaine en s’immisçant dans tous les éléments du corps social ainsi que dans tous les actes de la vie, jusqu’aux plus intimes, de la naissance à la mort, laissant augurer, selon Ellul, une « dictature technicienne abstraite et bienfaitrice beaucoup plus totalitaire que les précédentes ».

A lire aussi, du même auteur: Du pluralisme dans les médias? Oui, mais pas n’importe comment…

Un roman, écrit par un romancier et non par une machine, et décrivant, avec beaucoup d’ironie et d’humour, les changements profonds du monde actuel et leurs conséquences sur l’avenir de l’humanité, c’est la preuve que les hommes n’ont pas encore été totalement « remplacés » partout. Il n’empêche, un sentiment schopenhauerien contraint l’homme intranquille à entrevoir l’avenir avec les lunettes du pessimiste qui ne se demande plus si l’humanité court véritablement les plus grands risquesd’une transformation irréversible, mais quand adviendra le point de non-retour, le passage définitif vers le monde de l’oubli et du néant. Bien entendu, l’homme ne va disparaître du jour au lendemain. Mais, déraciné et dépossédé de son âme et de son esprit créateur, il sera bientôt méconnaissable. Pucé, « augmenté », connecté intégralement à des jeux vidéos, des séries Netflix ou des « programmes » issus de l’IA, relié continuellement à des objets communicationnels ne propageant rien d’autre que les tristes résultats de l’anéantissement de la pensée, soumis à une surenchère technologique le privant de ses facultés intellectuelles et spirituelles tout en le surveillant, son destin semble tout tracé. Il est celui d’une toute nouvelle espèce de créatures « monitorées » du début à la fin de leur existence, asservies à une ingénierie technicienne surpuissante mise au service d’un contrôle social directif, permanent et coercitif, sans autre mémoire que celle du réseau informatique, sans autre désir que celui de durer éternellement au sein du système technicien.

C’est sur ce sujet sombre aux perspectives funestes que l’auteur des Obsolètes parvient à arracher un rire salvateur au lecteur averti. « Le seul enjeu littéraire qui vaille aujourd’hui, écrivait Philippe Muray il y a vingt ans, est celui qui permet de ridiculiser le réel actuel » et de « nous faire détester l’an 3000 ». Au fil de ses romans, Alexis Legayet s’acquitte parfaitement de cette tâche salutaire.

290 pages.

Les obsolètes

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(1) Alexis Legayet, Les Obsolètes, Éditions La mouette de Minerve.

(2) Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances.

(3) Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Éditions Fario.

(4) Jacques Ellul, Le Système technicien, Éditions Le cherche midi.

Une défaite historique pour l’ANC, un avenir incertain pour l’Afrique du Sud

C’est un véritable coup de tonnerre qui frappe l’Afrique du Sud. Aux dernières élections générales, l’ANC a perdu sa majorité absolue pour la première fois depuis 1994. La gueule de bois passée, quelles sont désormais les options possibles pour l’avenir de ce pays marqué par une histoire raciale violente ?


Le 29 mai, 27 millions de Sud-Africains ont été appelés à renouveler les 400 sièges du Parlement national et ceux des neuf provinces qui composent le pays.

Cette élection législative, jugée à haut risque, intervient dans un contexte de crises multiples : augmentation du chômage, économie en berne, hausse des violences, résurgence des tensions raciales et tentation sécessionniste. Face à cette situation, les électeurs ont décidé de sanctionner durement l’African National Congress (ANC), qui dirige l’Afrique du Sud depuis 1994, date à laquelle le pays, marqué par des décennies d’apartheid, a connu le premier scrutin multiracial de son histoire. Un parti aujourd’hui miné par des divisions et la corruption.

La Democratic Alliance seconde, Jacob Zuma de retour

Avec 40% des voix, le parti du président Cyril Ramaphosa a donc perdu la majorité qu’il détenait au Parlement fédéral. Talonné par les 22% de la Democratic Alliance (DA) qui conserve entre ses mains le destin de la Province du Cap, la surprise de ce scrutin est plutôt venue du parti populiste uMkhonto weSizwe (MK). En réalisant un score de 15%, l’ancien président Jacob Zuma a signé son grand retour sur la scène politique sud-africaine qu’il avait été contraint de quitter en 2018 à la suite des soupçons de corruption pesant fortement sur lui. En rognant sur l’électorat de l’ANC et celui de l’Economic Freedom Fighters (EFF), dirigé par le populiste d’extrême-gauche anti-blanc Julius Malema, l’ancien patron de l’ANC s’est positionné en véritable faiseur de roi. Il s’est même payé le luxe de remporter les élections dans la province du Kwazulu dont il est originaire, reléguant loin derrière lui l’Inkhata Freedom Party (IFP), un rival local, à un modeste score de 4% des voix.

Cette redistribution des cartes oblige l’ANC à envisager des alliances. Plusieurs scénarios se dessinent, avec des négociations déjà difficiles. John Steenhuisen, leader de la DA, s’est déclaré ouvert aux discussions malgré des divergences en politique étrangère (notamment sur les alliances de l’Afrique du Sud avec la Russie et la Chine, et la reconnaissance de la Palestine que soutient le parti de Cyril Ramaphosa). Une coalition formée avec la DA contraindrait également l’ANC à prendre en compte un accord que ce parti d’opposition a passé avec l’IFP et le Freedom Front +, un parti d’extrême-droite afrikaner qui a dépassé à peine les 1% des voix lors de ce scrutin. Pour les militants de l’ANC, cette alliance contre-nature fait resurgir le spectre du retour des blancs au pouvoir. Une coalition ANC-DA « serait le mariage de deux personnes ivres à Las Vegas. Cela ne marchera jamais », a d’ailleurs ironisé Gayton McKenzie, le chef du petit parti de la Patriotic Alliance qui a fait 2% des voix et qui tente lui-même de tirer son épingle du jeu.

De son côté, Jacob Zuma a posé comme condition préalable à la formation de cette coalition, la démission de son concurrent, Cyril Ramaphosa. Une exigence rejetée par l’ANC qui a vertement critiqué le leader du MK par la voix de Gwede Mantashe, leader national de l’ANC, soulignant l’animosité profonde qui existe entre les deux partis. Autre raison de blocage entre l’ANC et le MK : la suppression de la Constitution souhaitée par le parti de Zuma. Une proposition à laquelle ne souscrit évidemment pas l’ANC. Un mouvement affaibli qui n’oublie pas que tout au long de la campagne pour ces élections, Jacob Zuma a tiré à boulets rouges sur ses anciens amis, tout en captant le vote identitaire et revanchard parmi les Zoulous, seconde ethnie du pays. Une alliance de circonstance qui pourrait être une source rapide de déstabilisation pour le futur de l’Afrique du Sud. 

Désastre national

Une autre option serait d’intégrer l’EFF qui a obtenu 10% des voix. L’ANC devrait alors aussi inclure le MK dans cette coalition de tous les dangers pour l’Afrique du Sud, sortant la DA des négociations. Trublion de la politique sud-africaine, Julius Malema s’est radicalisé ces dernières années et a fait de la carte raciale contre les Afrikaners son fonds de commerce. En exigeant une redistribution équitable des terres, dont les plus arables restent encore majoritairement entre les mains de la minorité blanche, et une nationalisation des entreprises, il fait planer la menace d’une instabilité à court terme du pays pour de nombreux observateurs locaux. Malgré les assurances qu’il avance afin de rassurer l’ANC qui se méfie de lui tout comme le MK, une alliance ANC-MK-EFF est d’ores et déjà jugée « catastrophique » par la DA, rappelant que les deux derniers partis sont des émanations du parti de M. Ramaphosa, et que ceux-ci poursuivraient les mêmes politiques ratées qui ont plongé l’Afrique du Sud dans un état de « désastre national ».

Un échec des négociations en cours n’est cependant pas à exclure. Il provoquerait la mise en place d’un gouvernement minoritaire, préjudiciable pour l’Afrique du Sud. Si le budget annuel n’est pas adopté, les dépenses de l’État seraient bloquées, plongeant le pays dans une crise politique et économique majeure pour les cinq ans à venir. La perspective d’un effondrement similaire à celui du Zimbabwe reste donc à redouter, menaçant de transformer l’Afrique du Sud, jadis puissance riche, en une nation ruinée, prête à sombrer inévitablement dans une guerre civile.

Clarice Lispector – relecture d’une icône

« Chérie ceux qui font de l’art souffrent comme les autres à ceci près qu’ils ont un moyen de l’exprimer. Si tu en juges à travers moi tu te trompes. Si je souffre en travaillant ce n’est pas du seul fait de mon travail, c’est qu’en outre, je ne suis pas très normale, je suis inadaptée, j’ai une nature difficile et ombrageuse » (à sa sœur Tania, 15 juin 1946).


Clarice Lispector (Ukraine, 1920 – Brésil, 1977) est un climat. Elle est de cette cohorte d’écrivaines, indissociables pour leurs lecteurs (et lectrices, d’accord), femmes inassignables, intenses, ardentes, qui se nomment – citons-les, c’est un cantique, une écharpe, une traîne ou… un carnet de bal : Unica Zürn, Ingeborg Bachmann, Lou Andreas-Salomé, Katherine Mansfield, Cristina Campo, Alejandra Pizarnik, Catherine Pozzi, Sylvia Plath, Jean Rhys, Emily Dickinson, Flannery O’Connor, Virginia Woolf et deux ou trois autres (Tsvetaïeva, Akhmatova…). Pas plus. Elles se reconnaissent par la ferveur qu’elles suscitent, par les lecteurs qui les élisent ou qu’elles choisissent (indémêlable).

Avec ou sans Dieu, la morsure mystique est tangible chez la plupart. Dieu n’est pas ce qui importe, mais Il donne une indication assez exacte de l’altitude (et de la région) où ces femmes respirent (vie et œuvre).

La plupart sont cérébrales, douées d’une sensualité inquiète. Sainteté, poésie et littérature déclinent trois modalités de leur présence au monde. L’attente, l’espérance, l’amour, l’angoisse, la solitude définissent, en partie, ce climat. Doux et réfrigérant parfois, exaltant le plus souvent.

Singularité de Lispector : elle est la plus européenne des grands noms de la littérature brésilienne (Machado de Assis, Erico Verissimo, Mario de Andrade, J. Guimaraes Rosa).

A relire, du même auteur: Relire Paul Claudel, et se consoler de l’époque – Tentative

Et pour cause : juive, elle fuit avec sa famille, en 1926, les pogroms en Ukraine. Ses Lettres à ses sœurs (deux soeurs, qu’elle vénère), écrites lorsqu’elle était par monts et par vaux (Belém, Naples, Berne, Paris, Torquay, Washington…) avec son diplomate de mari, disent la qualité de sa présence au monde, son intranquillité aussi.

Moraliste sensible, tendre, souvent en retrait ou « à côté », Lispector pourrait avoir inventé la saudade : à défaut, elle l’incarne, entre vague à l’âme, mélancolie et – marqueur de sa naissance européenne – intraduisible sehnsucht.


Dans La découverte du monde, chroniques publiées dans un grand quotidien brésilien, on la trouve aux aguets, qui multiplie les notations incongrues ou banales, dans le sillage, parfois, d’un Tchekhov. La banalité chez les grands écrivains est éloquente : c’est le regard, non la chose vue, qui chez eux importe. C’est aussi à cela qu’on les distingue.

Chronique ou lettre, tout ce qu’écrit Lispector est creuset, laboratoire pour l’œuvre : rencontres, conversation avec un chauffeur de taxi ou lecture des Chemins de la mer de Mauriac, considérations prosaïques ou échappées métaphysiques.

La littérature est « plus importante que l’amour » (sic) : c’est la mesure de ce qu’elle lui demande, dans une urgence brûlante et un engagement vital. Son premier livre, Près du cœur sauvage (1943), méditation (d’une femme bientôt mariée, Lispector) sur l’impossibilité du mariage, est un chef d’œuvre. Qui date la naissance d’une légende.


A lire

Mes chéries – Lettres à ses sœurs (1940-1957)

Préface de Nadia Battella Gotlib –Traduction du portugais (Brésil) par Claude Poncioni et Didier Lamaison, Des femmes-Antoinette Fouque, 382p.

La découverte du monde (1967-1973) – Chroniques

Traduction par Jacques et Teresa Thiériot, Des femmes-Antoinette Fouque, 622p.

Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, de François Kasbi. Éditions de Paris-Max Chaleil, 596p.

Rishi Sunak avance les élections générales: coup de folie ou coup de génie?

Avec les élections européennes, on ne peut pas vous parler de politique aujourd’hui. Oui, mais les Britanniques ont voté le Brexit…


Les conservateurs n’ont jamais été aussi bas dans les sondages, et Rishi Sunak est le Premier ministre le plus impopulaire de l’après-guerre, derrière Liz Truss. Pourtant, le Premier ministre a demandé la dissolution du Parlement pour convoquer des élections générales dans quelques semaines. Est-ce un coup de folie ou un coup de génie ?

Le bipartisme britannique, c’est fini ?

Rishi Sunak est en grande difficulté sur le plan électoral. Les conservateurs n’ont jamais été aussi bas dans l’opinion publique britannique. Pour les prochaines élections générales, qu’elles aient lieu en fin d’année ou cet été, les sondages accordent aux Tories entre 20% et 25% des intentions de vote, au même niveau que sous le mandat de 44 jours de la catastrophe Liz Truss. Même lors du Partygate ayant conduit au départ de Boris Johnson, le parti n’était pas tombé aussi bas. Il représentait en effet encore entre 30% et 35% des intentions de vote. De surcroît, l’écart avec les travaillistes s’est largement creusé. Lorsque Boris Johnson quitte le 10 Dowing Street, il n’y a que cinq points d’écart entre les travaillistes et les conservateurs contre plus de 20 points d’écart aujourd’hui. Pire, les Tories sont pris en étau entre le parti Reform et les Libéraux qui pourraient rassembler à eux deux autant de voix que les conservateurs – du jamais vu dans le bipartisme britannique.

Rishi Sunak n’a pas séduit les Britanniques. Il jouit d’une des plus faibles cotes de popularité parmi les responsables politiques occidentaux. En effet, selon le dernier baromètre IPSOS, le Premier ministre britannique n’emporte l’adhésion que de 16% des Britanniques sur son action gouvernementale, soit presque moitié moins qu’Emmanuel Macron à titre de comparaison, alors que ce dernier est dans un état de crise politique permanent. De surcroît, M. Sunak doit affronter une hostilité accrue. En effet, 75% des Britanniques et parmi eux 37% des électeurs conservateurs sont insatisfaits de sa politique. Ainsi, le Premier ministre le plus impopulaire d’après-guerre derrière Liz Truss ne dispose pas du capital politique suffisant pour inverser la tendance. D’autant plus que Rishi Sunak ne maîtrise pas sa majorité parlementaire, ce qui l’empêche d’obtenir des résultats pour les Britanniques. Sur ce point, il peut remercier sa prédécesseuse qui a laissé le pays ingouvernable. La majorité des 344 députés Tories est fragmentée et polarisée. D’une part, elle est fragmentée en trois blocs : un bloc centriste d’environ 150 députés, dont une soixantaine proche de Liz Truss ; un bloc de droite dure d’environ 60 députés incarnés par l’ex-ministre de l’Intérieur Suella Braverman ; et un ventre mou d’environ 120 députés qui fluctuent selon les sujets. D’autre part, la majorité est polarisée entre des points de vue irréconciliables. Les premiers sont partisans de l’accélération des réformes économiques et de l’accueil de travailleurs immigrés légaux pour relancer la croissance économique (+0,1% seulement, en 2023), tandis que les seconds estiment que le pays doit accomplir la promesse du Brexit, à savoir la protection économique et migratoire des Britanniques. Rishi Sunak est donc contraint, sur chaque projet de loi, à composer avec une majorité irréconciliable, ce qui ralentit son action gouvernementale, comme sur le projet de Loi Rwanda.

Un coup de génie ?

Alors que tous les indicateurs sont dans le rouge, Rishi Sunak tente un coup de poker politique afin de parvenir à trois objectifs :

Tout d’abord, Rishi Sunak veut reprendre le contrôle de son camp. Il y a moins d’un an, c’est Pedro Sánchez, pourtant très impopulaire en Espagne, qui avait tenté un coup de poker similaire qui s’était avéré être payant. Les Tories devraient perdre les élections générales, mais il s’agit pour le Premier ministre de préparer l’après en affirmant son autorité sur ses concurrents internes. En effet, le maintien d’une majorité aussi fragmentée laisse planer régulièrement l’hypothèse d’une fronde susceptible de renverser M. Sunak, tant au niveau de l’aile centriste autour de Liz Truss que de l’aile dure autour de Suella Baverman. Les rumeurs faisant échos d’une possible fronde interne, avant que Charles III ne dissolve le Parlement, sont risibles, et même si cela arrivait, seulement 54 parlementaires étant nécessaires pour initier la procédure, il survivrait à une motion de censure haut la main. Or, si Rishi Sunak parvient par ce coup de poker à limiter la casse, il pourrait incarner le seul conservateur pouvant réunir son camp pour le reconstruire. 

A lire aussi, Jeremy Stubbs: Ne dites plus « anglo-saxons »

De plus, Rishi Sunak cherche à prendre tous ses concurrents de vitesse. D’un côté, à droite, cela permet de court-circuiter Reform, le parti porté par l’ancien Brexiter, Nigel Farage. Son parti a gagné en influence dans le pays, allant jusqu’à dépasser le parti libéral démocrate (LibDem). Mais M. Sunak, même s’il se sait en danger, surtout car il n’a jamais été un défenseur fervent du Brexit, sait que ce nouveau parti relativement jeune ne pourra pas aligner un candidat dans chacune des 632 circonscriptions. Sur ce coup, Sunak est gagnant étant donné que M. Farage a déjà annoncé ne pas se présenter et mener la bataille des élections générales, voulant se concentrer sur les États-Unis et la campagne de son ami Donald Trump – car il est incapable de battre M. Sunak. De l’autre côté, M. Sunak prend de vitesse la gauche. En effet, Keir Starmer a réussi à pacifier le parti travailliste en se débarrassant de certains éléments perturbateurs, dont Jeremy Corbyn, qui fut pointé du doigt pour ses déclarations antisémites, mais l’équilibre travailliste reste précaire… Le manifeste du parti travailliste, qui devait faire office de programme magistral pour Starmer, reste inachevé, et dans la précipitation générale, les tensions entre les différentes franges du parti pourraient être réveillées sur plusieurs points notamment la question palestinienne ou encore le programme économique entre une aile modérée et une aile radicale.

Par sa décision, Rishi Sunak impose ses thèmes de prédilection. Cela lui évite de subir des adversaires internes et externes mieux préparés à l’automne. D’abord, en interne, cela lui évite une campagne trop marquée sur les thèmes migratoires poussés par une partie de son camp. Son bilan migratoire est difficilement présentable: le solde migratoire net en 2023 (600 000 individus) est deux fois supérieur à ce qu’il était avant le vote du Brexit, et la Loi Rwanda d’externalisation des demandes d’asile vers des pays tiers sûrs, qui constitue le socle de sa doctrine migratoire, nécessitera plusieurs années avant de porter ses fruits. Vis-à-vis des travaillistes qui ne se démarquent pas par leur programme économique, l’ancien banquier d’affaires souhaite aussi se démarquer. En demandant des élections générales en été, il peut se présenter face aux électeurs fort d’une reprise économique palpable, ce qui n’était pas gagné d’avance. L’inflation en avril a été de 2,3%, le taux le plus faible depuis mai 2021, ce qui ne devrait pas être négligeable pour certains électeurs. La croissance du PIB a été de +0,6% au premier trimestre 2024, ce qui confirme qu’après de mois de vache maigres, le Royaume-Uni est de retour, enregistrant la meilleure croissance des pays du G7, devant les États-Unis. Attendre des élections en novembre aurait signifié ne pas se saisir de ce thème économique et ne pas profiter du regain de forme de l’économie, ce qui pourrait handicaper le Labour de Starmer qui aurait préféré une campagne axée sur les thèmes sociétaux.

Ainsi, Rishi Sunak pourrait finalement avoir pris une excellente décision politique à long terme pour les conservateurs, en limitant la casse le 4 juillet, mais… mauvaise pour le Royaume-Uni. Une victoire des travaillistes irait en effet à rebours de la Révolution Johnson qui avait permis au Royaume-Uni de redevenir un acteur stratégique sur le plan international, tant ils rêvent de déconstruire l’héritage de l’ancien pensionnaire du 10 Dowing Street.

Œdipe à l’italienne

Dans Marcello mio, Chiara Mastroianni est Marcello Mastroianni. Troublant.


C’était un temps à aller au cinéma. Mais pas pour voir n’importe quel film, un film qui fait rêver, tient en respect la mauvaise mine de la période, explore la complexité de l’âme humaine. Le nouveau long-métrage de Christophe Honoré, réalisateur qui pense ses films avant de les tourner, pourrait se résumer à ceci : miroir, dis-moi qui je suis ? Car au-delà des apparences, il faut chercher la cause première de ce visage, qui, au fond, n’est qu’une apparence, souvent trompeuse. Christophe Honoré, avec Marcello mio, rend hommage à l’un des plus grands comédiens de tous les temps, Marcello Mastroianni. Il possédait la classe naturelle, pouvait tout jouer, le ténébreux, le séducteur impuissant, le facétieux, le pervers ; il savait transgresser sans jamais être vulgaire, il pouvait se moquer de lui sans tomber dans la caricature. Il possédait cette fêlure des gens qui savent que la vie est un jeu, une drôle de farce qui finit mal. Christophe Honoré décide que la belle Chiara Mastroianni va devenir son père jusqu’à lui ressembler de manière troublante. Le travestissement doit conduire à, non pas jouer le père en fait, mais à être ce père célèbre qu’elle connaît peu. Le résultat est bluffant. On entre dans un univers nostalgique qui prend au cœur. Catherine Deneuve est de la partie. Elle est la mère de Chiara, dans le film comme dans la vie. Deux ex de Chiara sont également embarqués dans cette aventure improbable, Melvil Poupaud et Benjamin Biolay. Car la quête des origines a toujours quelque chose d’angoissant. Parviendrons-nous à résoudre l’énigme ? Et qu’adviendra-t-il si nous y parvenons ? La fin du film explore cette zone grise incestueuse que le réalisateur avait déjà éclairée dans Ma mère, long-métrage inspiré du roman posthume de Georges Bataille. Et puis, il y a Fabrice Luchini, l’ami qu’on peut réveiller en pleine nuit pour lui confier ses doutes existentiels. Il joue son propre rôle, sobrement. Il n’y a que Chiara qui ne joue pas Chiara. Devant son miroir, elle est Mastroianni. Même regard, même chapeau noir (celui de Huit et demi), même moustache (celle de Mariage à l’italienne), même fume-cigarette, mêmes lunettes noires (celles de L’Assassin). On revisite en passant, tout en légèreté, les grands rôles du comédien mort en 1996. C’est subtil, à l’image du film. Lorsque Chiara arrive à Rome, l’atmosphère change ; il y a le soleil, les terrasses qui chantent, la fontaine de Trevi, la dolce vita quoi.

Benjamin Biolay; Nicole Garcia; Fabrice Luchini; Catherine Deneuve; Melvil Poupaud et Hugh Skinner © Jean-Louis Fernandez

On oublie la morosité de Paris qui meurt d’ennui. Chiara descend de la moto taxi qui la conduit à l’hôtel. Elle garde son casque sur la tête. Elle entre dans le cimetière où repose son père. Honoré ne filme pas la scène davantage, puisque les acteurs sont éternels. Autre scène : Chiara, moustache, peignoir, allongé(e) sur le lit de sa chambre, feuillette Mouvement, roman de Sollers. L’écrivain, récemment décédé, avait mis au point les IRM (Identités Rapprochées Multiples). Ça pourrait résumer le film.

À la fin, Chiara redevient Chiara. Plus de moustache, de cheveux courts, elle nage, se dirige vers le large, ses amis s’inquiètent alors. Elle quitte le père, pour plonger dans le ventre de la mer (mère). Après le clap de fin, les images du film ne vous quittent pas. Elles continuent d’infuser. Elles donnent envie de revoir les chefs-d’œuvre de cet acteur à la voix nicotinée inoubliable.

Christophe Honoré, Marcello mio, actuellement en salle.

Inintelligences Artificielles

« Intelligence artificielle » est un oxymore, gronde notre chroniqueur, qui n’est pas tendre avec les machines. « Encore une confusion entre le quantitatif et le qualitatif », fulmine-t-il. « Déjà que le niveau frise les pâquerettes, avec ChatGPT et ses clones, on va creuser encore. » Manifestement, cet homme n’est pas de son temps.


Dans quelques jours, ce sera la cérémonie de l’épreuve de Philo du Bac. Près de 700 000 candidats devront faire semblant de réfléchir pendant quatre heures — en maudissant le règlement qui les empêche — pour le moment — de consulter une IA quelconque, ChatGPT par exemple, pour avoir en quelques minutes un devoir tout fait — et, ô miracle, sans fautes d’orthographe (vu l’état moyen des adolescents, c’est l’un des critères auxquels on reconnaît un texte produit par une IA).
Ah oui ?
En juin 2023, le Figaro s’est amusé à donner l’un des sujets qui venaient de tomber (précisément, « Le bonheur est-il affaire de raison? ») à ChatGPT d’un côté, et à Raphaël Enthoven de l’autre.
Quoi que vous pensiez d’Enthoven, il est agrégé de philo, et fut élève de l’ENS-Ulm à une époque où les étudiants de cette honorable institution n’appelaient pas à l’extermination des Juifs « du Jourdain à la mer ». S’il n’est ni Kant ni Hegel, il frétille agréablement du concept.
Ajoutons que les deux copies furent réécrites par des mains innocentes, anonymisées et corrigées à l’aveugle par Eliette Abecassis, philosophe et membre du conseil d’orientation stratégique de PST&B, et par Lev Fraenckel, professeur de philosophie, plus connu sous le nom de Serial Thinker sur TikTok, où il cumule plus de 210 000 abonnés grâce à ses conseils pour les élèves de Terminale.
Le résultat est significatif : « ChatGPT ne fait pas de problématique, rédige des longues phrases creuses, avec des citations approximatives ». Selon ces deux philosophes, l’IA a seulement essayé de faire de belles phrases, « au lieu d’argumenter, de donner des raisonnements ». Les correcteurs pointent également une référence aux auteurs « très faible », relevant des erreurs ou des résumés « très approximatifs ». Pour Éliette Abecassis, « ChatGPT a rendu une copie d’histoire de la philo, un catalogue avec ce que pensent les différents philosophes. Raphaël Enthoven, lui, a développé sa pensée de manière superbe ». Le philosophe a en effet « embarqué » son lectorat « dès les premières lignes » avec une « réflexion philosophique tellement bien pensée, bien écrite, surprenante », qu’elle en a fait « un merveilleux chemin ». 11/20 d’un côté, 20/20 de l’autre.

Résultats du baccalauréat 2022 devant un lycée de Douai, 5 juillet 2022 © FRANCOIS GREUEZ/SIPA

Aucune incertitude pourtant : une IA connaît infiniment plus de choses que vous, dans quelque domaine que ce soit. On a fait digérer aux machines un nombre hallucinant de références, on leur a fourni un vocabulaire total (soit, en Français, 70 000 mots environ, quand un individu cultivé en maîtrise tout au plus 6000), et une syntaxe impeccable. Cela dit, c’est un gros bagage pour un minuscule résultat. Avec une poignée de mots, un être humain peut faire bien mieux, parce qu’il pense — et que l’IA ne pense pas, elle régurgite. Quand on y pense, c’est assez dégueulasse.

Dans un article récent du New York Times, le grand linguiste Noam Chomsky et ses amis Ian Roberts et Jeffrey Watumull expliquent pourquoi l’IA sera toujours moins bonne qu’un individu raisonnablement bien formé. « OpenAI’s ChatGPT, Google’s Bard and Microsoft’s Sydney are marvels of machine learning. Roughly speaking, they take huge amounts of data, search for patterns in it and become increasingly proficient at generating statistically probable outputs — such as seemingly humanlike language and thought. These programs have been hailed as the first glimmers on the horizon of artificial general intelligence — that long-prophesied moment when mechanical minds surpass human brains not only quantitatively in terms of processing speed and memory size but also qualitatively in terms of intellectual insight, artistic creativity and every other distinctively human faculty. That day may come, but its dawn is not yet breaking, contrary to what can be read in hyperbolic headlines and reckoned by injudicious investments.”
Traduisons : « Ces programmes sont de petites merveilles d’apprentissage artificiel. Pour aller vite, elles engloutissent des tonnes de références, cherchent les structures qui s’y cachent et deviennent de plus en plus efficaces pour générer des résultats statistiquement probables — à l’imitation du langage et de la pensée humaines. Ces programmes sont aujourd’hui célébrés comme les premières lueurs, à l’horizon, d’une intelligence artificielle générale — ce moment prophétisé depuis lurette où les cerveaux mécaniques surpasseront les cervelles humaines, non seulement quantitativement, en termes de rapidité et de capacité de mémorisation, mais qualitativement, en aperçus intellectuels, créativité artistique ou n’importe laquelle des facultés spécifiquement humaines. Oui, peut-être ce jour viendra-t-il, mais nous ne sommes même pas à son aurore, contrairement à ce que proclament les gros titres des journaux, et les spéculations d’investisseurs peu judicieux. »

Il a fallu à IBM près de quinze ans pour mettre au point un programme d’échecs susceptible de rivaliser avec un grand maître — et je soupçonne Kasparov de s’être laissé battre par Deep Blue parce que le montant du chèque était conséquent. Et encore, les solutions sur un échiquier, quoique très nombreuses, sont en nombre fini. Mais les trouvailles des champions, elles, sont en nombre infini.

Ce n’est pas sur l’élaboration de la recette des œufs au plat ou la guérison de la grippe que l’IA est définitivement inférieure au cerveau humain. C’est dans ce qui fait spécifiquement l’humanité — pas la capacité à chasser le mammouth, mais celle de le représenter sur les parois de la grotte.
Ou si l’on préfère éviter les métaphores, c’est tout ce qui sépare un énoncé plat d’une trouvaille littéraire. D’une idée.

Les maisons d’édition commencent à utiliser l’IA pour effectuer des traductions. Mais comme le souligne le Figaro, il s’agit d’ouvrages où la traduction laisse peu de place à l’interprétation. Pas la littérature, où les difficultés de traduction imposent le recours à un être humain doté non seulement d’un vocabulaire et d’une base de références, mais d’une imagination capable d’opérer un transfert, d’une langue à l’autre, pour des textes a priori intraduisibles. Mon prof d’anglais d’hypokhâgne avait promis de dispenser de cours ceux qui trouveraient une traduction impeccable de ces vers de Dylan Thomas, le grand poète gallois : 
« Once below a time,
When my pinned-around-the-spirit
Cut-to-measure flesh bit,
Suit for a serial sum
On the first of each hardship… »
Oui, « once below a time », inversion de la forme figée « once upon a time », traduite ordinairement par « Il était une fois ». Come on, guys, try to translate…
Ou du français à l’anglais :
« Un grand orage éclate dans la glace à trois faces Avec toutes les flammes de la joie de vivre Tous les éclairs de la chaleur animale Toutes les lueurs de la bonne humeur Et donnant le coup de grâce à la maison désorientée Incendie les rideaux de la chambre à coucher Et roulant en boule de feu les draps au pied du lit Découvre en souriant devant le monde entier Le puzzle de l’amour avec tous ses morceaux Tous ses morceaux choisis par Picasso Un amant sa maîtresse et ses jambes à son cou Et les yeux sur les fesses les mains un peu partout Les pieds levés au ciel et les seins sens dessus dessous Les deux corps enlacés échangés caressés L’amour décapité délivré et ravi La tête abandonnée roulant sur le tapis Les idées délaissées oubliées égarées Mises hors d’état de nuire par la joie et le plaisir Les idées en colère bafouées par l’amour en couleur Les idées terrées et atterrées comme les pauvres rats de la mort sentant venir le bouleversant naufrage de l’Amour… » (Prévert, « Lanterne magique de Picasso », in Paroles).

« Un amant sa maîtresse et ses jambes à son cou » — sublime incertitude, en français, de l’adjectif possessif, « son » cou renvoyant évidemment aux jambes de la maîtresse cernant le cou de l’amant. Traduisez donc — en gardant l’idée de fuite qu’il y a dans l’expression figée « prendre ses jambes à son cou »…
Alors certes, l’IA peut traduire un roman d’Annie Ernaux. Mais Nathan Devers n’a pas tort de suggérer aux écrivains de faire preuve d’une créativité qui en fasse baver aux traducteurs automatiques. L’IA fait d’admirables peintures d’un académisme accompli — ou, sur demande, d’un impressionnisme parfait. Mais en aucun cas elle n’inventera quelque chose. L’IA est capable d’écrire un roman à l’eau de rose — pas Madame Bovary. Elle fait de mauvaises copies de philo pour bachelier médiocre. Cette médiocrité qui est sa marque de fabrique.
L’Éducation creusant toujours vers les abysses, des enseignants rêvent d’une machine qui corrigerait les copies à leur place. Le niveau va encore monter.

Libre à moi de préférer l’exceptionnel, le génie, ou même simplement l’élite. Je n’ai pas besoin que l’on me prouve qu’une machine peut rédiger une bonne copie pour entrer à l’ENA : nous avons besoin de gens qui pensent, pas de clones de petit niveau — ça nous changerait, tiens.

ChatGPT va nous rendre immortels

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Les dents de la Seine

Le nouveau film de Netflix a beau être un navet, nous en conseillons tout de même le visionnage à Anne Hidalgo, avant son plongeon miraculeux prévu à la fin du mois dans le fleuve qui passe sous les fenêtres de son bureau de l’Hôtel de Ville.


La naïade Hidalgo fera-t-elle trempette dans le fleuve le 23 ou le 30 juin, comme promis ? Le collecteur d’eaux usées VL8 ne sera opérationnel qu’en juillet, dit-on. Les mesures de pollution réalisées cet hiver détectent toujours la présence alarmante d’entérocoques et d’eschuerochia coli réchappés, vous l’aurez compris, de nos fondements mammifères mêlés aux fientes de ragondins, de pigeons et de surmulots. Sans compter ce fameux acide trifluoroacétique (TFA pour les intimes), « polluant éternel » de la famille des polyfluoreakylées (PFAS) issu de la dégradation des pesticides. Et les silures, ce poisson charognard équipé de 1500 dents râpeuses, bestiole dont la taille peut atteindre 2 mètres 80, et qui colonise désormais nos rivières. Bref, le bain de foule dans les saumâtres profondeurs de la Seine n’est pas gagné d’avance.

Mais la vaillante édile, c’est bien connu, n’a peur de rien. On lui recommandera pourtant, avant d’enfiler sa combi, de mater Sous la Seine, sur Netflix, dans ses heures creuses. Le blockbuster à 20 millions de dollars va peut-être, qui sait, refroidir ses envies d’immersion ? Si Paris a rarement été aussi bien filmé sous le soleil – ses berges, ses ponts, ses monuments… – le cauchemar s’installe dès qu’on pique une tête : algues en suspension dans le liquide verdâtre, sol jonché de débris… Tout contre-indique la baignade fluviale s’il faut en croire Xavier Gens (The Divide, Farang…), dont la caméra subaquatique, c’est le moins qu’on puisse dire, ne livre pas le tableau d’un cours d’eau aseptisé.

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Scientifique traumatisée par le charcutage de son équipe, dont son mari, par un squale mutant sous les Tropiques il y a trois ans (voilà pour le prologue), Sofia Assalas (Bérénice Béjo) s’est repliée sur l’Aquarium du Trocadéro, où elle officie auprès des groupes scolaires. Quand, hasard des circonstances, Mika (Léa Léviant), sa pote écolo-lesbienne, l’alerte à bon escient : Lilith, requin femelle tracé par une balise, a franchi l’Océan ; elle s’est adaptée à l’eau douce ; elle remonte à contre-courant depuis Le Havre, vers la capitale. Pour Mika l’activiste, il faut sauver la soldate Lilith. Mais voilà : on est à une semaine du Triathlon de Paris, coup d’envoi pour les JO sur la Seine, dont la maire (Anne Marivin) s’apprête à faire l’annonce (« Certains en ont rêvé ; beaucoup en ont parlé ; je l’ai fait ! »)  

Doit-on fermer les écluses ? Pour la brillante ichtyologue Sofia, le péril est à nos portes. Elle trouvera un allié dans Adil (Nassim Lyes) un ex de la « grande muette » reconverti dans la police, jeune et viril lieutenant de la brigade fluviale. Reste à convaincre Madame la maire et son chargé de com (genre cravaté barbu poivre et sel). «  Vous ne vous rendez pas compte, 1,7 milliard, c’est le budget pour assurer cet événement. Démerdez-vous ! », dit-elle en fixant la maquette de la métropole, étalée dans son bureau. « Mon Paris ! », soupire l’édile (dont l’apparence renverrait plutôt au style Pécresse collet monté qu’au look débandé de l’ibère Hidalgo). Entre temps, le squale tueur se sera quand même bafré une ventrée de candides militant(e)s écolo, particulièrement aveugles au danger – bien fait pour eux (elles). Le cynisme l’emportant sur toute autre considération, la blondasse échevine bouchée à l’émeri ordonne au préfet de mettre la bride sur les réseaux sociaux : car elle y tient, à son triathlon !  « Rien qui puisse gâcher la fête », claironne la conne.

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Elle ignore que les poissons mutants et carnassiers, « comme des larves dans une ruche », se reproduisent désormais par parthénogénèse – c’est-à-dire sans besoin du mâle. L’intervention de la brigade fluviale pour dynamiter l’invasion se solde par une plongée sanglante dans les eaux troubles des catacombes (du sol desquelles, remuées par l’explosion, remontent bientôt les obus de la Seconde Guerre mondiale)… Qu’importe, Madame la maire ne veut rien savoir : « les requins, s’ils existent, je m’en féliciterai. Cela voudra dire que notre travail de dépollution a bien fonctionné ». Au jour J, en plein cœur de la capitale en liesse, elle « déclare le triathlon de la Seine ouvert ! ».  

Visuellement, le résultat est à la hauteur de ce que permet aujourd’hui l’image numérique arrivée à maturité : le lancer, dans le clapot du fleuve sous l’azur, des nageurs par centaines coiffés de bonnets étincelants, meute humaine promise à se voir dévorée toute crue sous les hurlements de la foule – le gore y atteint au plus parfait burlesque. Le spectacle pourrait s’arrêter là : sur la faillite absolue – prémonitoire ? – de l’événement sportif.  Mais Xavier Gens ne se prive pas de gratifier encore le spectateur d’un dénouement grandiose, stupéfiant, incroyablement  photogénique. Et propre à nous défier de l’eau qui dort. On vous en laisse l’excellente surprise.

Sous la seine. Film de Xavier Gens. Avec Bérénice Bejo, Nassim Lyes… France, couleur, 2024. Sur Netflix.

Agir pour ne pas subir

Le témoignage de Nicolas Bourez, directeur d’école à Neuilly-sur-Marne (93) qui a été visé il y a un mois et demi par un tract distribué jusque devant son établissement aux parents des élèves en le diffamant et en l’accusant d’être extrémiste et antimusulmans.


Le soir venu, le doute s’installe. Ai-je bien fait ?

Je m’endors l’esprit agité par toutes ces incertitudes. Mes élèves me réveillent. Je pense à eux, à tous ceux qui ont tant compté pour moi, justifiant toutes ces heures à tenter de les accompagner au mieux. Je vois leurs visages, j’entends leurs voix, ils parlent fort, m’appellent « directeur, directeur ». Mais je ne réponds pas. Alors ils me cherchent partout dans l’école, certains courent, d’autres restent sur place, l’œil hagard, beaucoup font du bruit. Et je me réveille. Les pensées pleines de ces nombreuses années passées à rappeler les règles, à écouter les blessures, à comprendre sans pour autant excuser, bref à éduquer dans mon bureau, pour qu’en classe, ils puissent s’élever. D’aucuns diraient du temps à les sauver… pas faux, du moins à essayer !

Alors, ai-je bien agi en les laissant, sans même un petit au revoir ? Cela est triste, mais était nécessaire cependant à mes yeux, car c’était la seule manière de les protéger réellement. Savoir s’effacer. Paradoxe entier car dans mon cas cela revenait à m’exposer au vu et au su de tous… S’effacer professionnellement et s’exposer personnellement. Voilà. Bien sûr cela n’a pas fait l’unanimité parmi les collègues et certains doivent encore m’en vouloir. Peu importe car il s’agissait de protéger les élèves, pas de plaire aux adultes.

Pour le reste, pour moi, les solutions se trouveront dans le silence des bureaux de l’académie. Entre personnes responsables, loin de toute cette agitation extérieure qui ne devrait jamais pénétrer l’école. D’autant que les petits gars de la bande à Thomas pourraient écouter aux portes… Alors, discrétion de rigueur et accompagnement du syndicat Action et démocratie CFE-CGC, qui de lettre en appel téléphonique, de conseil en écoute, a toujours été présent pour que je me sente moins seul. Surtout pour que je sois entendu et bien défendu.

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Mais voilà, il n’y a pas que l’aspect professionnel, je suis mis en cause en tant que directeur d’école bien sûr, mais c’est surtout ma personne qui est visée. Je suis d’autant plus ciblé nominativement que j’ai eu l’outrecuidance d’écrire ici-même, sur Causeur.fr ! Quand les bien-pensants (devrais-je écrire les « rien-pensants », comme la patronne ?) jugent les gens sur l’endroit d’où ils s’expriment et non sur le discours, nous sommes tout près de la bêtise crasse. Quand la posture est plus forte que la prise de position, le danger est imminent ! Personnellement, ma soupe a le même goût qu’on la serve dans un bol ou dans une assiette creuse ! Avec quelques croûtons…

D’autant que Causeur est multiple, surtout si vous n’êtes pas d’accord, sinon monologues et pensée unique auraient été de meilleurs titres. Olivier Dartigolles risque de prendre un coup de moins bien, comme on dit en cyclisme, si on le traite systématiquement de facho à cause de son « Coup de rouge » ! Pardonnons à ceux qui sont perdus dans l’immensité de leur ignorance, mais combattons les autres : ils sont nettement plus sectaires que les soi-disant fachos qu’ils veulent clouer au pilori.

Donc je serais un extrémiste, à droite toute évidemment, accusé en plus d’être antimusulmans pour avoir dénoncé l’entrisme politique à l’école de certains qui feraient bien d’apprendre à lire au lieu de mettre des cibles dans le dos des autres. Mais je n’en dirai pas davantage, car comme je suis ciblé personnellement, je m’organise pour pouvoir me défendre. Là aussi, je ne resterai pas seul.

Comme mon histoire me fait penser depuis le début à celle de Didier Lemaire, en beaucoup moins grave bien entendu car j’ai pu agir à temps, avec des similitudes sur fond de politisation de l’école et d’instrumentalisation de l’islam par des politiques peu scrupuleux de nos règles républicaines, j’ai contacté l’association qu’il vient de fonder : « Défense des serviteurs de la République », dont voici le lien : https://www.defense-des-serviteurs-de-la-republique.org/

Très vite, j’ai été rappelé, écouté, entendu, accompagné par cette association qui va dans le sens de l’action pour ne pas subir, agir pour être acteur et non plus victime. Différence d’importance car il faut absolument avancer pour briser le cercle vicieux de l’isolement et de la culpabilisation. Une belle équipe compose cette association parmi laquelle un groupe d’avocats pour aider, y compris si nécessaire en dehors de toute considération financière, les serviteurs de la République qui en auraient besoin. Évidemment dans le but de défendre nos valeurs qui ne doivent pas rester seulement des mots, mais également vivre et être bien réelles, que certains s’évertuent à combattre systématiquement en attaquant, en accusant, en mettant en danger ceux qui les portent en étendard, notamment à l’école. Pourtant si nous baissions pavillon, comment serions-nous capables ensuite de nous rassembler pour faire société ?

Ainsi, Maître Georges Sauveur prépare une plainte qui sera bientôt déposée afin de m’accompagner sur le volet juridique de mon affaire. Bien sûr, je n’en dirai pas davantage, mais que chacun ait bien conscience que je ne lâcherai rien de ce côté-là non plus. Et si d’aucuns ne comprennent toujours pas, je leur répondrai avec Joël Dicker « Il y aura toujours celui qui ne comprendra pas ton choix. Mais on choisit pour avancer, pas pour être compris ».

En d’autres termes, agir pour ne plus subir.

80 ans du débarquement: évitera-t-on une Troisième Guerre mondiale?

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Après la commémoration grandiose du 6 juin 44 à Omaha Beach, où étaient présents auprès de lui le président américain, le roi d’Angleterre, Volodymyr Zelensky et de nombreux autres chefs d’État, le président Macron a annoncé à la télévision la livraison d’avions de chasse et la formation d’une brigade de 4500 soldats ukrainiens. Les oppositions ont critiqué de leur côté une exploitation électorale du D-Day.


Le 6 juin 1944 réveille des fantômes douloureux pour les Français. Il nous rappelle que nous n’avons pas pu nous libérer seuls de l’occupant qui, quelques années auparavant, nous infligeait la plus grande humiliation de notre histoire millénaire. Nous fûmes d’ailleurs doublement humiliés en dépit de la bravoure de nos soldats. Par nos officiers incompétents et dépassés qui n’ont pas compris la stratégie allemande. Par notre classe politique qui, au terme de la « Drôle de guerre » puis de la Bataille de France, a signé un armistice en forme de reddition en rase-campagne, confiant au vieillard Pétain les destinées d’une nation meurtrie et soumise.

Il a fallu le génie politique du général de Gaulle pour nous inviter à la table des vainqueurs, lui qui fut, avec Jacques Bainville, la Pythie des années 1930, annonçant et prévoyant la déroute inéluctable face à une Allemagne nazie revancharde et modernisée. Les Anglais n’avaient pas non plus oublié le sacrifice héroïque des soldats français, que le cinéma moderne a si cruellement oublié comme en témoigne le triste Dunkerque de Jonathan Nolan. Sans la résistance magnifique des Français, jamais les troupes britanniques n’auraient pu rejoindre la Grande-Bretagne.

Cela explique d’ailleurs pourquoi le général de Gaulle n’était pas forcément enthousiaste à l’évocation du débarquement : la blessure était aussi vive que celle d’un fil d’épée. Si le commando Kiefer a permis à des Français de s’illustrer avec ses 177 commandos, dont 10 furent tués le 6 juin, le débarquement fut essentiellement une opération alliée. Et le général de Gaulle le savait parfaitement, raison pour laquelle il fut quelques années plus tard si courroucé par le succès des Ricains du jeune Michel Sardou, dont il censura même le premier pressage ! Las, le temps a depuis fait son œuvre et les relations avec les Américains se sont désormais grandement apaisées.

Honorer les derniers survivants était un devoir

Imaginez ces jeunes hommes venus du Wisconsin, du Québec ou plus modestement du Yorkshire, aborder les côtes normandes dans l’espoir de renverser l’armada de l’Axe. Une tâche peu évidente qu’ils ont pourtant remplie en à peine quelques mois. Ils avaient pour les guider des éditions du Guide Michelin de 1939, ainsi que s’est plu à le raconter la presse ces derniers jours. Souvent naïfs, ces fameux « boys » bénéficiaient de l’avantage matériel considérable d’une armée qui avait bien trente ans d’avance sur les autres de son temps. Mécanisée, dotée d’un train fabuleux, elle a aussi appliqué des stratégies qui font froid dans le dos avec le recul. Il faut d’ailleurs à ce titre saluer et remercier le roi Charles III qui a évoqué les « innombrables victimes civiles des bombardements des villes normandes » et le courage des résistants français sans qui cette opération n’aurait pas été possible.

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Un geste rare et à saluer que celui du monarque britannique, tant ces célébrations omettent parfois les horreurs qu’ont dû affronter les Français et les Françaises durant un conflit terrible où ils furent soumis à l’arbitraire nazi puis à la puissance aveugle du feu américain. Charles III, amateur d’histoire, doit d’ailleurs savoir que c’est Churchill qui préserva la Normandie et le reste de la France de la fureur froide de Montgomery, prêt à sacrifier des dizaines de milliers de vies supplémentaires pour avancer plus vite… Mais ces crimes et ces erreurs bien réelles furent le prix à payer pour une France qui avait par suffisance failli devant l’histoire, se déshonorant comme jamais auparavant.

Oh, les choses étaient déjà bien avancées avant le débarquement, notamment en Italie où la campagne militaire avait commencé dès le mois de septembre 1943, contraignant même une armée allemande fortement contrariée à démobiliser des soldats combattant à l’est pour s’opposer aux troupes alliées. L’Armée française de libération a pu s’illustrer à la bataille du Mont-Cassin où le corps d’armée mené par le général Juin a grandement contribué à la rupture de la ligne Gustave. Un premier succès qui conditionna la mise en place de l’opération Overlord en juin 1944. Puis, en août 1944, le débarquement de Provence commandé par le général de Lattre où s’illustrèrent en majorité des forces françaises de l’Armée B accompagnées de la VIIème armée américaine.

Epique, le débarquement du 6 juin 1944 le fut. Rien de comparable toutefois au déluge de feu dépeint par Steven Spielberg dans son chef d’œuvre Il faut sauver le soldat Ryan, mais on pardonne toujours aux auteurs ces petites imprécisions… Le réalisateur américain était d’ailleurs invité avec Tom Hanks aux commémorations réussies de ce 80ème anniversaire du débarquement. Une date symbolique qui fut peut-être la dernière occasion d’honorer les Américains, Anglais ou encore Canadiens qui ont participé à la libération de l’Europe du joug de l’Allemagne nazie. Très âgés, ces derniers survivants de ces batailles historiques se sont montrés d’une absolue dignité, insistant tous pour se lever lorsque le président Emmanuel Macron leur a remis la Légion d’honneur. Des visages magnifiques filmés au crépuscule de leurs riches vies qui ont à juste titre ému Américains et Français.

Rien ne peut acheter l’honneur

Ces commémorations grandioses et réussies n’ont toutefois pas réussi à éclipser les actualités du moment. On serait même tenté de dire qu’elles les ont mises en exergue, pour le meilleur comme pour le pire.

Exclu de la cérémonie, Vladimir Poutine avait beau jeu d’affirmer que les troupes soviétiques ont été déterminantes dans la chute de l’Allemagne nazie. Reste que l’URSS s’est aussi rendue coupable de nombreux crimes, dont le principal fut d’occuper pendant plusieurs décennies les pays qu’ils avaient « libérés ». Quant aux protestations liées à la présence de Zelensky, elles étaient injustes puisque les Ukrainiens ont aussi participé à cette guerre au sein de l’armée rouge, leur pays étant alors inclus au sein de l’URSS. Que des Ukrainiens aient combattu avec l’Allemagne est une vérité. Ce fut aussi le cas de Russes au sein de l’armée Vlassov, dont certaines unités se sont battues en Normandie contre les alliés. Bref, tout cela a été très largement manipulé et schématisé. Si Vladimir Poutine n’était pas présent, ce n’était pas par mesquinerie ni révisionnisme mais parce que la Russie est désormais une nation hostile.

Au rayon des mesquineries, Emmanuel Macron comme les oppositions ont toutefois également eu leur moment :

– Le président, en établissant un parallèle hasardeux entre « l’extrême droite » aux élections européennes et le débarquement lors de son entretien télévisé ; il a même eu le toupet d’accuser les « populistes » de refuser de surveiller les frontières du continent, alors que ses propres élus européens soutiennent généralement les mesures les plus laxistes en la matière…

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– Les oppositions, en reprochant à Emmanuel Macron de profiter du moment pour instrumentaliser la guerre d’Ukraine à son profit. Il s’avère que les élections tombaient durant ces commémorations et que la guerre à l’est se fait plus intense que jamais. Devait-il s’arrêter d’en parler pour complaire à nos politiciens ? Sûrement pas, et le président en a profité pour faire des annonces majeures, dont la livraison d’avions de chasse et la formation d’une brigade de 4500 soldats ukrainiens. Des mesures prises à contretemps mais salutaires. Pour cette fois, l’honneur sera sauf.

L’histoire est complexe et il ne faut jamais l’oublier

Dans son célèbre roman La Ciociara, Alberto Moravia traite de tragiques évènements de la Seconde Guerre mondiale en Italie. Il conclut ainsi : « Malheureusement, celui qui a volé et tué, fût-ce à cause de la guerre, ne peut espérer redevenir l’homme qu’il était auparavant; de cela, je suis certain. Ce serait, pour donner un exemple, comme une femme qui ayant perdu sa virginité, se persuade qu’elle pourra redevenir vierge par on ne sait quel miracle qui ne s’est jamais produit. Les voleurs et les assassins, même sous l’uniforme et la poitrine couverte de décorations, resteront à jamais des voleurs et des assassins. » 

Ce legs de reniements, de bombardements, d’épuration prétendument résistante et de trahisons n’a toujours pas été soldé. Quatre-vingts ans plus tard, il est pourtant temps de redevenir ce que nous fûmes avant tout ça ; plus candides mais aussi plus forts. C’est le chemin qui est devant nous dans un monde où le danger du retour de la guerre à l’échelle industrielle est plus que jamais présent.

Le non du peuple

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«Ce n’est pas cher, c’est l’État qui paye!»

Le Conseil constitutionnel l’a décidé fin mai : l’aide juridictionnelle doit être accordée systématiquement et gratuitement aux étrangers, même en situation irrégulière. Une générosité de l’État avec l’argent de ses contribuables… 


À quelques jours des élections européennes et à l’heure où le Rassemblement national est au plus haut dans les intentions de vote, les Sages de la rue Montpensier ont décidé de soutenir vigoureusement cette flambée électorale sans précédent en permettant aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier de l’aide juridictionnelle dans les affaires civiles. Précisons qu’une telle mesure ne fera que soutenir l’idée que l’État est incompétent à juguler son immigration qu’il finance et soutient, leitmotiv des listes RN et Reconquête !

Plus particulièrement, des « salariés en situation irrégulière » – nous apprécierons déjà à ce stade cette exception française – ont transmis à la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par le truchement de leurs avocats, à l’occasion d’un contentieux prud’homal, concernant le refus de l’attribution de l’aide juridictionnelle. Les magistrats du quai de l’Horloge ont saisi le Conseil constitutionnel, lequel a décidé le 28 mai que « subordonner l’octroi de l’aide juridictionnelle au caractère régulier du séjour d’un étranger était contraire à la Constitution. »

C’était pas au contrat !

Il est vrai que l’article 3 de la loi du 10 juillet 1991 réservait l’aide juridictionnelle aux justiciables de nationalité française, aux ressortissants de l’Union européenne et aux étrangers en situation régulière, qui sont tous soumis à des conditions de ressources évidentes. Dès lors que l’aide juridictionnelle, dont le budget avoisinait en 2023 la somme de 600 millions d’euros, est financée exclusivement par de la dépense publique et donc les impôts des contribuables, elle était réservée aux signataires de notre contrat social et par extension à ceux partageant le drapeau européen. Il s’agissait d’une conception logique conforme au principe de simplicité du rasoir d’Ockham.

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Par exception, le législateur a souhaité accorder l’aide juridictionnelle aux étrangers en situation irrégulière, mineurs ou impliqués dans une affaire pénale… puis à ceux faisant l’objet d’un arrêté d’expulsion ! Les premiers coups de canifs au contrat social étaient donnés. Désormais, par une interprétation détorquée de concepts philosophiques et juridiques tirés de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, d’égalité et de solidarité (articles 6 et 16), un individu se maintenant illégalement sur le sol français a sa défense prise en charge par la collectivité pour l’ensemble des contentieux qu’il est amené à rencontrer… et évidemment dans le cas singulier où l’État lui-même chercherait à l’expulser en raison de sa situation irrégulière !

Associations gavées d’aides publiques

Pourtant, rien ne faisait obstacle à ce qu’un individu en situation irrégulière puisse accéder à la justice et faire valoir ses droits, au sens de la Constitution et de la CEDH, dès lors que son accès est gratuit en France. Raison pour laquelle, dans ce cas précis, les salariés en situation irrégulière ont pu saisir le Conseil des prud’hommes et transmettre une QPC, d’autant plus qu’un tel mécanisme juridique nécessite un accompagnement juridique sur-mesure. De nombreuses associations encadrent en effet ces justiciables, en leur apportant un soutien juridique d’ampleur à l’instar de la Ligue des Droits de l’Homme, pour lesquelles des avocats exercent régulièrement en « pro bono », c’est-à-dire gratuitement. C’est sans compter les avocats dont les honoraires sont, dans certains cas, généreusement réglés par ces mêmes associations bénéficiant d’aides publiques.

Tandis que de nombreux Français, dont les revenus sont légèrement supérieurs aux seuils légaux pour accéder à l’aide juridictionnelle, se retrouvent démunis et ne bénéficient d’aucune aide sociale, leurs voisins en situation irrégulière sur le sol français peuvent désormais compter sur un avocat aux frais de l’État, en toutes circonstances ! Inutile de préciser que l’enveloppe consacrée à l’aide juridictionnelle devrait naturellement atteindre des sommets paroxystiques l’an prochain, à l’heure où les dépenses publiques sont pourtant visées par la Cour des comptes.  

En effet, la Cour des comptes a exploré des pistes explosives pour réduire drastiquement les dépenses publiques dans un rapport rendu public le 29 mai – soit la veille de la décision litigieuse du Conseil constitutionnel ! –, à commencer par « modifier les paramètres de l’indemnisation des arrêts de travail » en imposant un délai de carence de huit jours pour verser des indemnités aux salariés. Réduire les droits des Français pour permettre d’en conférer davantage aux étrangers en situation irrégulière… une logique contestable pour le commun des mortels sauf pour les quelques-uns confortablement installés et drapés dans les ors de la République.

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D’ailleurs, nous noterons que le parti Les Républicains avait demandé le 13 avril à organiser un référendum d’initiative partagée sur l’accès des étrangers aux aides sociales. La démarche était légitime compte tenu de l’anomie migratoire manifeste : conditionner le versement des prestations sociales non contributives à une durée minimale de séjour en situation régulière (de trente mois à cinq ans), transformer l’aide médicale d’État en aide médicale d’urgence, supprimer les réductions tarifaires prévues dans les transports en commun pour les étrangers en situation irrégulière, intégrer les centres d’hébergement des étrangers dans le décompte des logements sociaux et rendre impossible le maintien des déboutés du droit d’asile dans les hébergements prévus au titre du dispositif national d’accueil. Ce même Conseil constitutionnel avait, selon une interprétation sibylline, estimé que les dispositions portées par Les Républicains étaient contraires à la Constitution et poursuivait ainsi « une politique progressiste d’ouverture à l’immigration », selon le Sénateur LR Bruno Retailleau.

En définitive, la décision très contestable du Conseil constitutionnel du 28 mai n’est que la suite logique de cette générosité sans limite avec l’argent du contribuable. François Hollande nous avait prévenu : « Ce n’est pas cher, c’est l’État qui paye ! », autrement dit, nous tous. Une telle décision, insusceptible d’appel, ne peut faire l’objet d’aucun recours, et ne peut être réformée que par un référendum, le législateur étant ici totalement démuni. Cette acatalepsie juridique conforte la très décriée perte de confiance des justiciables, contribuables et citoyens envers les institutions de la République, et d’autant plus envers celles qui décident et imposent leurs dogmes, sans bénéficier directement de l’onction démocratique.

IA: les hommes sont-ils en passe de devenir… obsolètes?

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Katy Perry et Orlando Bloom, Los Angeles, 13 avril 2024 © Sthanlee Mirador/Sipa USA/SIPA

Le dernier roman d’Alexis Legayet, Les Obsolètes, vient de paraître…


De nombreux articles évoquent en ce moment les difficultés auxquelles sont de plus en plus souvent confrontés les artistes et, d’une manière générale, les professionnels du monde dit de la culture. Auteurs, musiciens et traducteurs se voient en effet de plus en plus régulièrement remplacés par des machines informatiques. Ils ne sont pas les seuls à s’inquiéter. L’IA n’en est qu’à ses débuts et se développe exponentiellement. Pour le meilleur et pour le pire, rien ne semble pouvoir échapper à son emprise – face au techno-monde qui prend forme sous nos yeux, réfléchir sur la possible Obsolescence de l’homme (1) est devenue une nécessité.

Dans Le Figaro, le maire de Cannes, David Lisnard, explique avoir été passablement énervé par les réponses technocratiques et démagogiques d’Emmanuel Macron aux questions d’une journaliste du magazine Elle sur ce qu’il appelle le « réarmement démographique » : d’abord, une allégation saugrenue, hors-sujet mais censée complaire au lectorat féministe du magazine féminin, à propos de la ménopause : « Si les hommes y étaient confrontés, ce sujet aurait été traité bien plus rapidement ». Ensuite, à propos de la GPA, un exercice de « ni pour, ni contre » relevant d’un « en-même-tempisme » de la plus belle eau. Enfin, sur la PMA, un délire technico-médical reposant sur le projet d’un « grand plan contre l’infertilité » devant inclure un « check-up fertilité » avec « bilan complet, spermogramme, réserve ovarienne » pour tous les citoyens âgés de 20 ans. Sur des sujets aussi importants que la famille et la venue au monde d’un enfant, Emmanuel Macron nous sert une fois de plus un gloubi-boulga indigeste, fruit d’une conception de la vie ne reposant que sur des processus technocratiques et utilitaristes : « Sur le fond, écrit David Lisnard, l’énarque en arrive donc même à technocratiser ce qui fait la grandeur et le mystère de la vie. » Dans le but de comparer les réponses, David Lisnard a posé les mêmes questions que la journaliste d’Elle à… ChatGPT. Pour relancer la natalité, la machine a proposé cinq points précis englobant des incitations financières aux familles, une amélioration en nombre et en qualité des crèches et des centres de santé maternelle et infantile, ainsi que… la promotion d’une culture favorable à la famille et d’une vision positive de la famille. [Cette dernière proposition ne sera sûrement pas du goût de Sonia Devillers – IA ou pas, ça sent quand même son maréchal Pétain à plein nez cette histoire-là.] Finalement, ChatGPT assure que, « en combinant ces différentes mesures, il est possible de créer un environnement favorable à la natalité et d’encourager les couples à avoir des enfants. » Et David Lisnard de conclure ironiquement son article : « L’IA, plus complète et plus humaine que l’ENA ! »

Katy Perry déjà remplacée

Il y a à peine un mois, deux photos de la chanteuse américaine Katy Perry la montrant dans ses plus beaux atours lors du Met Gala – une robe sublime avec décolleté profond sur l’une, un corset cuivré surplombant une jupe à fleurs sur l’autre – sont parues sur le compte Instagram de ladite chanteuse et ont comblé de joie sa mère qui s’est empressée de lui envoyer un message pour la féliciter. Problème : Katy Perry n’était pas au Met Gala. Ces deux images, crées par une IA et postées sur les réseaux sociaux par Dieu sait qui, ont trompé tout le monde, et il a fallu un démenti officiel de la chanteuse pour que soit rétablie la vérité. Une question demeure : est-ce bien Katy Perry qui a écrit ce démenti ?

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Récemment, des chercheurs de l’université de San Diego (Californie) ont posé à ChatGPT des questions postées par des patients sur des forums de discussion en ligne puis ont comparé ses réponses à celles données par des médecins de différentes spécialités (pédiatrie, gériatrie, médecine générale, etc.) Résultat : les réponses fournies par ChatGPT se sont révélées de meilleure qualité et plus empathiques que celles des professionnels de santé et les patients les ont préférées à celles des médecins dans 78 % des cas. Par ailleurs, à la place de spécialistes en chair et en os, des robots conversationnels commencent à être utilisés aux États-Unis dans le cadre de consultations psychiatriques et psychothérapeutiques, à la grande satisfaction, paraît-il, des utilisateurs. Les professions juridiques se voient elles aussi bousculées par l’IA et il est prévu dans les prochaines décennies une baisse conséquente des embauches dans les cabinets d’avocats. Il en va de même pour tous les métiers liés à l’éducation scolaire, au journalisme, aux services publics, etc. En fait, il en va de même pour toutes les activités humaines.

Les hommes sont-ils en passe de devenir… obsolètes ? « Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes. » Günther Anders (2)

Destin tout tracé

Les Obsolètes(3). C’est justement le titre du dernier roman d’Alexis Legayet, auteur de plusieurs autres « fictions romanesques à tendance loufoïde » que j’ai eu le plaisir de louer dans ces colonnes. L’histoire débute ainsi : un éditeur attend avec impatience le dessin de couverture d’un livre prêt à paraître. Malheureusement, Olivier Paskotte, le dessinateur, est un cossard peu inspiré qui trouve toujours une excuse – de ce côté-là il ne manque pas d’imagination – pour expliquer son retard. Après chaque relance, l’éditeur Pascal Dupain reçoit un mail d’Olivier Paskotte : « Dans ta boîte, tout à l’heure ». Puis… plus rien pendant plusieurs jours. Excédé, Pascal Dupain cherche conseil auprès d’un ami qui le met alors sur la piste de… l’IA. L’IA ? L’éditeur ne croit pas qu’une « machine sans cervelle » puisse remplacer un dessinateur, même « moyen de gamme » comme l’est Olivier Paskotte. Pourtant, un énième coup de fil de ce dernier racontant une histoire abracadabrantesque pour justifier un nouveau retard le décide : « Les dents serrées, Dupain tapa alors “générateur d’images” sur son moteur de recherche. » Quelques minutes plus tard, pour quelques euros, la machine pond un dessin qui semble « sorti des mains de Milo Manara » et comble de bonheur Pascal Dupain qui est, ce jour-là, vraiment verni : sa collaboratrice vient de lire le manuscrit envoyé par un écrivain – le « Philip K. Dick du XXIe siècle », selon elle – en quête d’une maison d’édition. Gare aux chats !, le livre de ce nouveau génie, est publié par Dupain et connaît un énorme succès. Mais… qui a réellement écrit ce best-seller ? Nous ne sommes qu’au tout début d’une histoire à rebondissements tout à la fois drôles et inquiétants, histoire au cours de laquelle nous ferons la connaissance du sirupeux critique littéraire Félicien Traquenard, du transécrivain togolais Marguerit.e Dagodo, du philosophe Ralf Beethoven et du petit-fils de Michel Serres, le très progressiste Kevin, ivre de bonheur à l’idée d’expérimenter « cette ère parfaite et merveilleuse où la vie tout entière deviendra un loisir, un loisir connecté, augmenté par les merveilleuses IA, au service de l’humanité ! » Alexis Legayet s’amuse à décrire des situations cocasses, loufoques, extravagantes derrière lesquelles nous entrevoyons les potentiels bouleversements dus à l’inéluctable essor de l’IA, le premier d’entre eux étant la raréfaction, voire la totale disparition des êtres humains dans de nombreuses activités et leur remplacement par des « êtres numériques aux performances époustouflantes ». L’IA fait partie intégrante de ce que l’historien et sociologue Jacques Ellul, cité en exergue du roman, nommait Le Système technicien (4), système dans lequel des processus techniques issus de la « puissance informatique » prennent le pas sur l’activité humaine en s’immisçant dans tous les éléments du corps social ainsi que dans tous les actes de la vie, jusqu’aux plus intimes, de la naissance à la mort, laissant augurer, selon Ellul, une « dictature technicienne abstraite et bienfaitrice beaucoup plus totalitaire que les précédentes ».

A lire aussi, du même auteur: Du pluralisme dans les médias? Oui, mais pas n’importe comment…

Un roman, écrit par un romancier et non par une machine, et décrivant, avec beaucoup d’ironie et d’humour, les changements profonds du monde actuel et leurs conséquences sur l’avenir de l’humanité, c’est la preuve que les hommes n’ont pas encore été totalement « remplacés » partout. Il n’empêche, un sentiment schopenhauerien contraint l’homme intranquille à entrevoir l’avenir avec les lunettes du pessimiste qui ne se demande plus si l’humanité court véritablement les plus grands risquesd’une transformation irréversible, mais quand adviendra le point de non-retour, le passage définitif vers le monde de l’oubli et du néant. Bien entendu, l’homme ne va disparaître du jour au lendemain. Mais, déraciné et dépossédé de son âme et de son esprit créateur, il sera bientôt méconnaissable. Pucé, « augmenté », connecté intégralement à des jeux vidéos, des séries Netflix ou des « programmes » issus de l’IA, relié continuellement à des objets communicationnels ne propageant rien d’autre que les tristes résultats de l’anéantissement de la pensée, soumis à une surenchère technologique le privant de ses facultés intellectuelles et spirituelles tout en le surveillant, son destin semble tout tracé. Il est celui d’une toute nouvelle espèce de créatures « monitorées » du début à la fin de leur existence, asservies à une ingénierie technicienne surpuissante mise au service d’un contrôle social directif, permanent et coercitif, sans autre mémoire que celle du réseau informatique, sans autre désir que celui de durer éternellement au sein du système technicien.

C’est sur ce sujet sombre aux perspectives funestes que l’auteur des Obsolètes parvient à arracher un rire salvateur au lecteur averti. « Le seul enjeu littéraire qui vaille aujourd’hui, écrivait Philippe Muray il y a vingt ans, est celui qui permet de ridiculiser le réel actuel » et de « nous faire détester l’an 3000 ». Au fil de ses romans, Alexis Legayet s’acquitte parfaitement de cette tâche salutaire.

290 pages.

Les obsolètes

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(1) Alexis Legayet, Les Obsolètes, Éditions La mouette de Minerve.

(2) Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances.

(3) Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Éditions Fario.

(4) Jacques Ellul, Le Système technicien, Éditions Le cherche midi.

Une défaite historique pour l’ANC, un avenir incertain pour l’Afrique du Sud

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Le 2 juin à Midrand, le président sud-africain Cyril Ramaphosa s'adresse à la nation suite à l'annonce des résultats des élections nationales sud-africaines de 2024, dans le cadre du programme de la Commission électorale sud-africaine. L'ANC, le parti au pouvoir de longue date en Afrique du Sud, a perdu sa majorité absolue dans le pays pour la première fois depuis le début de la démocratie il y a 30 ans, en 1994 © UPI/Newscom/SIPA

C’est un véritable coup de tonnerre qui frappe l’Afrique du Sud. Aux dernières élections générales, l’ANC a perdu sa majorité absolue pour la première fois depuis 1994. La gueule de bois passée, quelles sont désormais les options possibles pour l’avenir de ce pays marqué par une histoire raciale violente ?


Le 29 mai, 27 millions de Sud-Africains ont été appelés à renouveler les 400 sièges du Parlement national et ceux des neuf provinces qui composent le pays.

Cette élection législative, jugée à haut risque, intervient dans un contexte de crises multiples : augmentation du chômage, économie en berne, hausse des violences, résurgence des tensions raciales et tentation sécessionniste. Face à cette situation, les électeurs ont décidé de sanctionner durement l’African National Congress (ANC), qui dirige l’Afrique du Sud depuis 1994, date à laquelle le pays, marqué par des décennies d’apartheid, a connu le premier scrutin multiracial de son histoire. Un parti aujourd’hui miné par des divisions et la corruption.

La Democratic Alliance seconde, Jacob Zuma de retour

Avec 40% des voix, le parti du président Cyril Ramaphosa a donc perdu la majorité qu’il détenait au Parlement fédéral. Talonné par les 22% de la Democratic Alliance (DA) qui conserve entre ses mains le destin de la Province du Cap, la surprise de ce scrutin est plutôt venue du parti populiste uMkhonto weSizwe (MK). En réalisant un score de 15%, l’ancien président Jacob Zuma a signé son grand retour sur la scène politique sud-africaine qu’il avait été contraint de quitter en 2018 à la suite des soupçons de corruption pesant fortement sur lui. En rognant sur l’électorat de l’ANC et celui de l’Economic Freedom Fighters (EFF), dirigé par le populiste d’extrême-gauche anti-blanc Julius Malema, l’ancien patron de l’ANC s’est positionné en véritable faiseur de roi. Il s’est même payé le luxe de remporter les élections dans la province du Kwazulu dont il est originaire, reléguant loin derrière lui l’Inkhata Freedom Party (IFP), un rival local, à un modeste score de 4% des voix.

Cette redistribution des cartes oblige l’ANC à envisager des alliances. Plusieurs scénarios se dessinent, avec des négociations déjà difficiles. John Steenhuisen, leader de la DA, s’est déclaré ouvert aux discussions malgré des divergences en politique étrangère (notamment sur les alliances de l’Afrique du Sud avec la Russie et la Chine, et la reconnaissance de la Palestine que soutient le parti de Cyril Ramaphosa). Une coalition formée avec la DA contraindrait également l’ANC à prendre en compte un accord que ce parti d’opposition a passé avec l’IFP et le Freedom Front +, un parti d’extrême-droite afrikaner qui a dépassé à peine les 1% des voix lors de ce scrutin. Pour les militants de l’ANC, cette alliance contre-nature fait resurgir le spectre du retour des blancs au pouvoir. Une coalition ANC-DA « serait le mariage de deux personnes ivres à Las Vegas. Cela ne marchera jamais », a d’ailleurs ironisé Gayton McKenzie, le chef du petit parti de la Patriotic Alliance qui a fait 2% des voix et qui tente lui-même de tirer son épingle du jeu.

De son côté, Jacob Zuma a posé comme condition préalable à la formation de cette coalition, la démission de son concurrent, Cyril Ramaphosa. Une exigence rejetée par l’ANC qui a vertement critiqué le leader du MK par la voix de Gwede Mantashe, leader national de l’ANC, soulignant l’animosité profonde qui existe entre les deux partis. Autre raison de blocage entre l’ANC et le MK : la suppression de la Constitution souhaitée par le parti de Zuma. Une proposition à laquelle ne souscrit évidemment pas l’ANC. Un mouvement affaibli qui n’oublie pas que tout au long de la campagne pour ces élections, Jacob Zuma a tiré à boulets rouges sur ses anciens amis, tout en captant le vote identitaire et revanchard parmi les Zoulous, seconde ethnie du pays. Une alliance de circonstance qui pourrait être une source rapide de déstabilisation pour le futur de l’Afrique du Sud. 

Désastre national

Une autre option serait d’intégrer l’EFF qui a obtenu 10% des voix. L’ANC devrait alors aussi inclure le MK dans cette coalition de tous les dangers pour l’Afrique du Sud, sortant la DA des négociations. Trublion de la politique sud-africaine, Julius Malema s’est radicalisé ces dernières années et a fait de la carte raciale contre les Afrikaners son fonds de commerce. En exigeant une redistribution équitable des terres, dont les plus arables restent encore majoritairement entre les mains de la minorité blanche, et une nationalisation des entreprises, il fait planer la menace d’une instabilité à court terme du pays pour de nombreux observateurs locaux. Malgré les assurances qu’il avance afin de rassurer l’ANC qui se méfie de lui tout comme le MK, une alliance ANC-MK-EFF est d’ores et déjà jugée « catastrophique » par la DA, rappelant que les deux derniers partis sont des émanations du parti de M. Ramaphosa, et que ceux-ci poursuivraient les mêmes politiques ratées qui ont plongé l’Afrique du Sud dans un état de « désastre national ».

Un échec des négociations en cours n’est cependant pas à exclure. Il provoquerait la mise en place d’un gouvernement minoritaire, préjudiciable pour l’Afrique du Sud. Si le budget annuel n’est pas adopté, les dépenses de l’État seraient bloquées, plongeant le pays dans une crise politique et économique majeure pour les cinq ans à venir. La perspective d’un effondrement similaire à celui du Zimbabwe reste donc à redouter, menaçant de transformer l’Afrique du Sud, jadis puissance riche, en une nation ruinée, prête à sombrer inévitablement dans une guerre civile.

Clarice Lispector – relecture d’une icône

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Statue de Clarice Lispector, Rio de Janeiro © FABIO MOTTA/EFE/SIPA

« Chérie ceux qui font de l’art souffrent comme les autres à ceci près qu’ils ont un moyen de l’exprimer. Si tu en juges à travers moi tu te trompes. Si je souffre en travaillant ce n’est pas du seul fait de mon travail, c’est qu’en outre, je ne suis pas très normale, je suis inadaptée, j’ai une nature difficile et ombrageuse » (à sa sœur Tania, 15 juin 1946).


Clarice Lispector (Ukraine, 1920 – Brésil, 1977) est un climat. Elle est de cette cohorte d’écrivaines, indissociables pour leurs lecteurs (et lectrices, d’accord), femmes inassignables, intenses, ardentes, qui se nomment – citons-les, c’est un cantique, une écharpe, une traîne ou… un carnet de bal : Unica Zürn, Ingeborg Bachmann, Lou Andreas-Salomé, Katherine Mansfield, Cristina Campo, Alejandra Pizarnik, Catherine Pozzi, Sylvia Plath, Jean Rhys, Emily Dickinson, Flannery O’Connor, Virginia Woolf et deux ou trois autres (Tsvetaïeva, Akhmatova…). Pas plus. Elles se reconnaissent par la ferveur qu’elles suscitent, par les lecteurs qui les élisent ou qu’elles choisissent (indémêlable).

Avec ou sans Dieu, la morsure mystique est tangible chez la plupart. Dieu n’est pas ce qui importe, mais Il donne une indication assez exacte de l’altitude (et de la région) où ces femmes respirent (vie et œuvre).

La plupart sont cérébrales, douées d’une sensualité inquiète. Sainteté, poésie et littérature déclinent trois modalités de leur présence au monde. L’attente, l’espérance, l’amour, l’angoisse, la solitude définissent, en partie, ce climat. Doux et réfrigérant parfois, exaltant le plus souvent.

Singularité de Lispector : elle est la plus européenne des grands noms de la littérature brésilienne (Machado de Assis, Erico Verissimo, Mario de Andrade, J. Guimaraes Rosa).

A relire, du même auteur: Relire Paul Claudel, et se consoler de l’époque – Tentative

Et pour cause : juive, elle fuit avec sa famille, en 1926, les pogroms en Ukraine. Ses Lettres à ses sœurs (deux soeurs, qu’elle vénère), écrites lorsqu’elle était par monts et par vaux (Belém, Naples, Berne, Paris, Torquay, Washington…) avec son diplomate de mari, disent la qualité de sa présence au monde, son intranquillité aussi.

Moraliste sensible, tendre, souvent en retrait ou « à côté », Lispector pourrait avoir inventé la saudade : à défaut, elle l’incarne, entre vague à l’âme, mélancolie et – marqueur de sa naissance européenne – intraduisible sehnsucht.


Dans La découverte du monde, chroniques publiées dans un grand quotidien brésilien, on la trouve aux aguets, qui multiplie les notations incongrues ou banales, dans le sillage, parfois, d’un Tchekhov. La banalité chez les grands écrivains est éloquente : c’est le regard, non la chose vue, qui chez eux importe. C’est aussi à cela qu’on les distingue.

Chronique ou lettre, tout ce qu’écrit Lispector est creuset, laboratoire pour l’œuvre : rencontres, conversation avec un chauffeur de taxi ou lecture des Chemins de la mer de Mauriac, considérations prosaïques ou échappées métaphysiques.

La littérature est « plus importante que l’amour » (sic) : c’est la mesure de ce qu’elle lui demande, dans une urgence brûlante et un engagement vital. Son premier livre, Près du cœur sauvage (1943), méditation (d’une femme bientôt mariée, Lispector) sur l’impossibilité du mariage, est un chef d’œuvre. Qui date la naissance d’une légende.


A lire

Mes chéries – Lettres à ses sœurs (1940-1957)

Préface de Nadia Battella Gotlib –Traduction du portugais (Brésil) par Claude Poncioni et Didier Lamaison, Des femmes-Antoinette Fouque, 382p.

La découverte du monde (1967-1973) – Chroniques

Traduction par Jacques et Teresa Thiériot, Des femmes-Antoinette Fouque, 622p.

Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, de François Kasbi. Éditions de Paris-Max Chaleil, 596p.

Rishi Sunak avance les élections générales: coup de folie ou coup de génie?

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Le Premier ministre britannique Rishi Sunak et la candidate Michelle Donelan, Melksham, 7 juin 2024 © Phil Noble/AP/SIPA

Avec les élections européennes, on ne peut pas vous parler de politique aujourd’hui. Oui, mais les Britanniques ont voté le Brexit…


Les conservateurs n’ont jamais été aussi bas dans les sondages, et Rishi Sunak est le Premier ministre le plus impopulaire de l’après-guerre, derrière Liz Truss. Pourtant, le Premier ministre a demandé la dissolution du Parlement pour convoquer des élections générales dans quelques semaines. Est-ce un coup de folie ou un coup de génie ?

Le bipartisme britannique, c’est fini ?

Rishi Sunak est en grande difficulté sur le plan électoral. Les conservateurs n’ont jamais été aussi bas dans l’opinion publique britannique. Pour les prochaines élections générales, qu’elles aient lieu en fin d’année ou cet été, les sondages accordent aux Tories entre 20% et 25% des intentions de vote, au même niveau que sous le mandat de 44 jours de la catastrophe Liz Truss. Même lors du Partygate ayant conduit au départ de Boris Johnson, le parti n’était pas tombé aussi bas. Il représentait en effet encore entre 30% et 35% des intentions de vote. De surcroît, l’écart avec les travaillistes s’est largement creusé. Lorsque Boris Johnson quitte le 10 Dowing Street, il n’y a que cinq points d’écart entre les travaillistes et les conservateurs contre plus de 20 points d’écart aujourd’hui. Pire, les Tories sont pris en étau entre le parti Reform et les Libéraux qui pourraient rassembler à eux deux autant de voix que les conservateurs – du jamais vu dans le bipartisme britannique.

Rishi Sunak n’a pas séduit les Britanniques. Il jouit d’une des plus faibles cotes de popularité parmi les responsables politiques occidentaux. En effet, selon le dernier baromètre IPSOS, le Premier ministre britannique n’emporte l’adhésion que de 16% des Britanniques sur son action gouvernementale, soit presque moitié moins qu’Emmanuel Macron à titre de comparaison, alors que ce dernier est dans un état de crise politique permanent. De surcroît, M. Sunak doit affronter une hostilité accrue. En effet, 75% des Britanniques et parmi eux 37% des électeurs conservateurs sont insatisfaits de sa politique. Ainsi, le Premier ministre le plus impopulaire d’après-guerre derrière Liz Truss ne dispose pas du capital politique suffisant pour inverser la tendance. D’autant plus que Rishi Sunak ne maîtrise pas sa majorité parlementaire, ce qui l’empêche d’obtenir des résultats pour les Britanniques. Sur ce point, il peut remercier sa prédécesseuse qui a laissé le pays ingouvernable. La majorité des 344 députés Tories est fragmentée et polarisée. D’une part, elle est fragmentée en trois blocs : un bloc centriste d’environ 150 députés, dont une soixantaine proche de Liz Truss ; un bloc de droite dure d’environ 60 députés incarnés par l’ex-ministre de l’Intérieur Suella Braverman ; et un ventre mou d’environ 120 députés qui fluctuent selon les sujets. D’autre part, la majorité est polarisée entre des points de vue irréconciliables. Les premiers sont partisans de l’accélération des réformes économiques et de l’accueil de travailleurs immigrés légaux pour relancer la croissance économique (+0,1% seulement, en 2023), tandis que les seconds estiment que le pays doit accomplir la promesse du Brexit, à savoir la protection économique et migratoire des Britanniques. Rishi Sunak est donc contraint, sur chaque projet de loi, à composer avec une majorité irréconciliable, ce qui ralentit son action gouvernementale, comme sur le projet de Loi Rwanda.

Un coup de génie ?

Alors que tous les indicateurs sont dans le rouge, Rishi Sunak tente un coup de poker politique afin de parvenir à trois objectifs :

Tout d’abord, Rishi Sunak veut reprendre le contrôle de son camp. Il y a moins d’un an, c’est Pedro Sánchez, pourtant très impopulaire en Espagne, qui avait tenté un coup de poker similaire qui s’était avéré être payant. Les Tories devraient perdre les élections générales, mais il s’agit pour le Premier ministre de préparer l’après en affirmant son autorité sur ses concurrents internes. En effet, le maintien d’une majorité aussi fragmentée laisse planer régulièrement l’hypothèse d’une fronde susceptible de renverser M. Sunak, tant au niveau de l’aile centriste autour de Liz Truss que de l’aile dure autour de Suella Baverman. Les rumeurs faisant échos d’une possible fronde interne, avant que Charles III ne dissolve le Parlement, sont risibles, et même si cela arrivait, seulement 54 parlementaires étant nécessaires pour initier la procédure, il survivrait à une motion de censure haut la main. Or, si Rishi Sunak parvient par ce coup de poker à limiter la casse, il pourrait incarner le seul conservateur pouvant réunir son camp pour le reconstruire. 

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De plus, Rishi Sunak cherche à prendre tous ses concurrents de vitesse. D’un côté, à droite, cela permet de court-circuiter Reform, le parti porté par l’ancien Brexiter, Nigel Farage. Son parti a gagné en influence dans le pays, allant jusqu’à dépasser le parti libéral démocrate (LibDem). Mais M. Sunak, même s’il se sait en danger, surtout car il n’a jamais été un défenseur fervent du Brexit, sait que ce nouveau parti relativement jeune ne pourra pas aligner un candidat dans chacune des 632 circonscriptions. Sur ce coup, Sunak est gagnant étant donné que M. Farage a déjà annoncé ne pas se présenter et mener la bataille des élections générales, voulant se concentrer sur les États-Unis et la campagne de son ami Donald Trump – car il est incapable de battre M. Sunak. De l’autre côté, M. Sunak prend de vitesse la gauche. En effet, Keir Starmer a réussi à pacifier le parti travailliste en se débarrassant de certains éléments perturbateurs, dont Jeremy Corbyn, qui fut pointé du doigt pour ses déclarations antisémites, mais l’équilibre travailliste reste précaire… Le manifeste du parti travailliste, qui devait faire office de programme magistral pour Starmer, reste inachevé, et dans la précipitation générale, les tensions entre les différentes franges du parti pourraient être réveillées sur plusieurs points notamment la question palestinienne ou encore le programme économique entre une aile modérée et une aile radicale.

Par sa décision, Rishi Sunak impose ses thèmes de prédilection. Cela lui évite de subir des adversaires internes et externes mieux préparés à l’automne. D’abord, en interne, cela lui évite une campagne trop marquée sur les thèmes migratoires poussés par une partie de son camp. Son bilan migratoire est difficilement présentable: le solde migratoire net en 2023 (600 000 individus) est deux fois supérieur à ce qu’il était avant le vote du Brexit, et la Loi Rwanda d’externalisation des demandes d’asile vers des pays tiers sûrs, qui constitue le socle de sa doctrine migratoire, nécessitera plusieurs années avant de porter ses fruits. Vis-à-vis des travaillistes qui ne se démarquent pas par leur programme économique, l’ancien banquier d’affaires souhaite aussi se démarquer. En demandant des élections générales en été, il peut se présenter face aux électeurs fort d’une reprise économique palpable, ce qui n’était pas gagné d’avance. L’inflation en avril a été de 2,3%, le taux le plus faible depuis mai 2021, ce qui ne devrait pas être négligeable pour certains électeurs. La croissance du PIB a été de +0,6% au premier trimestre 2024, ce qui confirme qu’après de mois de vache maigres, le Royaume-Uni est de retour, enregistrant la meilleure croissance des pays du G7, devant les États-Unis. Attendre des élections en novembre aurait signifié ne pas se saisir de ce thème économique et ne pas profiter du regain de forme de l’économie, ce qui pourrait handicaper le Labour de Starmer qui aurait préféré une campagne axée sur les thèmes sociétaux.

Ainsi, Rishi Sunak pourrait finalement avoir pris une excellente décision politique à long terme pour les conservateurs, en limitant la casse le 4 juillet, mais… mauvaise pour le Royaume-Uni. Une victoire des travaillistes irait en effet à rebours de la Révolution Johnson qui avait permis au Royaume-Uni de redevenir un acteur stratégique sur le plan international, tant ils rêvent de déconstruire l’héritage de l’ancien pensionnaire du 10 Dowing Street.

Œdipe à l’italienne

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Marcello Mio © Jean-Louis Fernandez

Dans Marcello mio, Chiara Mastroianni est Marcello Mastroianni. Troublant.


C’était un temps à aller au cinéma. Mais pas pour voir n’importe quel film, un film qui fait rêver, tient en respect la mauvaise mine de la période, explore la complexité de l’âme humaine. Le nouveau long-métrage de Christophe Honoré, réalisateur qui pense ses films avant de les tourner, pourrait se résumer à ceci : miroir, dis-moi qui je suis ? Car au-delà des apparences, il faut chercher la cause première de ce visage, qui, au fond, n’est qu’une apparence, souvent trompeuse. Christophe Honoré, avec Marcello mio, rend hommage à l’un des plus grands comédiens de tous les temps, Marcello Mastroianni. Il possédait la classe naturelle, pouvait tout jouer, le ténébreux, le séducteur impuissant, le facétieux, le pervers ; il savait transgresser sans jamais être vulgaire, il pouvait se moquer de lui sans tomber dans la caricature. Il possédait cette fêlure des gens qui savent que la vie est un jeu, une drôle de farce qui finit mal. Christophe Honoré décide que la belle Chiara Mastroianni va devenir son père jusqu’à lui ressembler de manière troublante. Le travestissement doit conduire à, non pas jouer le père en fait, mais à être ce père célèbre qu’elle connaît peu. Le résultat est bluffant. On entre dans un univers nostalgique qui prend au cœur. Catherine Deneuve est de la partie. Elle est la mère de Chiara, dans le film comme dans la vie. Deux ex de Chiara sont également embarqués dans cette aventure improbable, Melvil Poupaud et Benjamin Biolay. Car la quête des origines a toujours quelque chose d’angoissant. Parviendrons-nous à résoudre l’énigme ? Et qu’adviendra-t-il si nous y parvenons ? La fin du film explore cette zone grise incestueuse que le réalisateur avait déjà éclairée dans Ma mère, long-métrage inspiré du roman posthume de Georges Bataille. Et puis, il y a Fabrice Luchini, l’ami qu’on peut réveiller en pleine nuit pour lui confier ses doutes existentiels. Il joue son propre rôle, sobrement. Il n’y a que Chiara qui ne joue pas Chiara. Devant son miroir, elle est Mastroianni. Même regard, même chapeau noir (celui de Huit et demi), même moustache (celle de Mariage à l’italienne), même fume-cigarette, mêmes lunettes noires (celles de L’Assassin). On revisite en passant, tout en légèreté, les grands rôles du comédien mort en 1996. C’est subtil, à l’image du film. Lorsque Chiara arrive à Rome, l’atmosphère change ; il y a le soleil, les terrasses qui chantent, la fontaine de Trevi, la dolce vita quoi.

Benjamin Biolay; Nicole Garcia; Fabrice Luchini; Catherine Deneuve; Melvil Poupaud et Hugh Skinner © Jean-Louis Fernandez

On oublie la morosité de Paris qui meurt d’ennui. Chiara descend de la moto taxi qui la conduit à l’hôtel. Elle garde son casque sur la tête. Elle entre dans le cimetière où repose son père. Honoré ne filme pas la scène davantage, puisque les acteurs sont éternels. Autre scène : Chiara, moustache, peignoir, allongé(e) sur le lit de sa chambre, feuillette Mouvement, roman de Sollers. L’écrivain, récemment décédé, avait mis au point les IRM (Identités Rapprochées Multiples). Ça pourrait résumer le film.

À la fin, Chiara redevient Chiara. Plus de moustache, de cheveux courts, elle nage, se dirige vers le large, ses amis s’inquiètent alors. Elle quitte le père, pour plonger dans le ventre de la mer (mère). Après le clap de fin, les images du film ne vous quittent pas. Elles continuent d’infuser. Elles donnent envie de revoir les chefs-d’œuvre de cet acteur à la voix nicotinée inoubliable.

Christophe Honoré, Marcello mio, actuellement en salle.

Inintelligences Artificielles

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Image d'illustration Unsplash

« Intelligence artificielle » est un oxymore, gronde notre chroniqueur, qui n’est pas tendre avec les machines. « Encore une confusion entre le quantitatif et le qualitatif », fulmine-t-il. « Déjà que le niveau frise les pâquerettes, avec ChatGPT et ses clones, on va creuser encore. » Manifestement, cet homme n’est pas de son temps.


Dans quelques jours, ce sera la cérémonie de l’épreuve de Philo du Bac. Près de 700 000 candidats devront faire semblant de réfléchir pendant quatre heures — en maudissant le règlement qui les empêche — pour le moment — de consulter une IA quelconque, ChatGPT par exemple, pour avoir en quelques minutes un devoir tout fait — et, ô miracle, sans fautes d’orthographe (vu l’état moyen des adolescents, c’est l’un des critères auxquels on reconnaît un texte produit par une IA).
Ah oui ?
En juin 2023, le Figaro s’est amusé à donner l’un des sujets qui venaient de tomber (précisément, « Le bonheur est-il affaire de raison? ») à ChatGPT d’un côté, et à Raphaël Enthoven de l’autre.
Quoi que vous pensiez d’Enthoven, il est agrégé de philo, et fut élève de l’ENS-Ulm à une époque où les étudiants de cette honorable institution n’appelaient pas à l’extermination des Juifs « du Jourdain à la mer ». S’il n’est ni Kant ni Hegel, il frétille agréablement du concept.
Ajoutons que les deux copies furent réécrites par des mains innocentes, anonymisées et corrigées à l’aveugle par Eliette Abecassis, philosophe et membre du conseil d’orientation stratégique de PST&B, et par Lev Fraenckel, professeur de philosophie, plus connu sous le nom de Serial Thinker sur TikTok, où il cumule plus de 210 000 abonnés grâce à ses conseils pour les élèves de Terminale.
Le résultat est significatif : « ChatGPT ne fait pas de problématique, rédige des longues phrases creuses, avec des citations approximatives ». Selon ces deux philosophes, l’IA a seulement essayé de faire de belles phrases, « au lieu d’argumenter, de donner des raisonnements ». Les correcteurs pointent également une référence aux auteurs « très faible », relevant des erreurs ou des résumés « très approximatifs ». Pour Éliette Abecassis, « ChatGPT a rendu une copie d’histoire de la philo, un catalogue avec ce que pensent les différents philosophes. Raphaël Enthoven, lui, a développé sa pensée de manière superbe ». Le philosophe a en effet « embarqué » son lectorat « dès les premières lignes » avec une « réflexion philosophique tellement bien pensée, bien écrite, surprenante », qu’elle en a fait « un merveilleux chemin ». 11/20 d’un côté, 20/20 de l’autre.

Résultats du baccalauréat 2022 devant un lycée de Douai, 5 juillet 2022 © FRANCOIS GREUEZ/SIPA

Aucune incertitude pourtant : une IA connaît infiniment plus de choses que vous, dans quelque domaine que ce soit. On a fait digérer aux machines un nombre hallucinant de références, on leur a fourni un vocabulaire total (soit, en Français, 70 000 mots environ, quand un individu cultivé en maîtrise tout au plus 6000), et une syntaxe impeccable. Cela dit, c’est un gros bagage pour un minuscule résultat. Avec une poignée de mots, un être humain peut faire bien mieux, parce qu’il pense — et que l’IA ne pense pas, elle régurgite. Quand on y pense, c’est assez dégueulasse.

Dans un article récent du New York Times, le grand linguiste Noam Chomsky et ses amis Ian Roberts et Jeffrey Watumull expliquent pourquoi l’IA sera toujours moins bonne qu’un individu raisonnablement bien formé. « OpenAI’s ChatGPT, Google’s Bard and Microsoft’s Sydney are marvels of machine learning. Roughly speaking, they take huge amounts of data, search for patterns in it and become increasingly proficient at generating statistically probable outputs — such as seemingly humanlike language and thought. These programs have been hailed as the first glimmers on the horizon of artificial general intelligence — that long-prophesied moment when mechanical minds surpass human brains not only quantitatively in terms of processing speed and memory size but also qualitatively in terms of intellectual insight, artistic creativity and every other distinctively human faculty. That day may come, but its dawn is not yet breaking, contrary to what can be read in hyperbolic headlines and reckoned by injudicious investments.”
Traduisons : « Ces programmes sont de petites merveilles d’apprentissage artificiel. Pour aller vite, elles engloutissent des tonnes de références, cherchent les structures qui s’y cachent et deviennent de plus en plus efficaces pour générer des résultats statistiquement probables — à l’imitation du langage et de la pensée humaines. Ces programmes sont aujourd’hui célébrés comme les premières lueurs, à l’horizon, d’une intelligence artificielle générale — ce moment prophétisé depuis lurette où les cerveaux mécaniques surpasseront les cervelles humaines, non seulement quantitativement, en termes de rapidité et de capacité de mémorisation, mais qualitativement, en aperçus intellectuels, créativité artistique ou n’importe laquelle des facultés spécifiquement humaines. Oui, peut-être ce jour viendra-t-il, mais nous ne sommes même pas à son aurore, contrairement à ce que proclament les gros titres des journaux, et les spéculations d’investisseurs peu judicieux. »

Il a fallu à IBM près de quinze ans pour mettre au point un programme d’échecs susceptible de rivaliser avec un grand maître — et je soupçonne Kasparov de s’être laissé battre par Deep Blue parce que le montant du chèque était conséquent. Et encore, les solutions sur un échiquier, quoique très nombreuses, sont en nombre fini. Mais les trouvailles des champions, elles, sont en nombre infini.

Ce n’est pas sur l’élaboration de la recette des œufs au plat ou la guérison de la grippe que l’IA est définitivement inférieure au cerveau humain. C’est dans ce qui fait spécifiquement l’humanité — pas la capacité à chasser le mammouth, mais celle de le représenter sur les parois de la grotte.
Ou si l’on préfère éviter les métaphores, c’est tout ce qui sépare un énoncé plat d’une trouvaille littéraire. D’une idée.

Les maisons d’édition commencent à utiliser l’IA pour effectuer des traductions. Mais comme le souligne le Figaro, il s’agit d’ouvrages où la traduction laisse peu de place à l’interprétation. Pas la littérature, où les difficultés de traduction imposent le recours à un être humain doté non seulement d’un vocabulaire et d’une base de références, mais d’une imagination capable d’opérer un transfert, d’une langue à l’autre, pour des textes a priori intraduisibles. Mon prof d’anglais d’hypokhâgne avait promis de dispenser de cours ceux qui trouveraient une traduction impeccable de ces vers de Dylan Thomas, le grand poète gallois : 
« Once below a time,
When my pinned-around-the-spirit
Cut-to-measure flesh bit,
Suit for a serial sum
On the first of each hardship… »
Oui, « once below a time », inversion de la forme figée « once upon a time », traduite ordinairement par « Il était une fois ». Come on, guys, try to translate…
Ou du français à l’anglais :
« Un grand orage éclate dans la glace à trois faces Avec toutes les flammes de la joie de vivre Tous les éclairs de la chaleur animale Toutes les lueurs de la bonne humeur Et donnant le coup de grâce à la maison désorientée Incendie les rideaux de la chambre à coucher Et roulant en boule de feu les draps au pied du lit Découvre en souriant devant le monde entier Le puzzle de l’amour avec tous ses morceaux Tous ses morceaux choisis par Picasso Un amant sa maîtresse et ses jambes à son cou Et les yeux sur les fesses les mains un peu partout Les pieds levés au ciel et les seins sens dessus dessous Les deux corps enlacés échangés caressés L’amour décapité délivré et ravi La tête abandonnée roulant sur le tapis Les idées délaissées oubliées égarées Mises hors d’état de nuire par la joie et le plaisir Les idées en colère bafouées par l’amour en couleur Les idées terrées et atterrées comme les pauvres rats de la mort sentant venir le bouleversant naufrage de l’Amour… » (Prévert, « Lanterne magique de Picasso », in Paroles).

« Un amant sa maîtresse et ses jambes à son cou » — sublime incertitude, en français, de l’adjectif possessif, « son » cou renvoyant évidemment aux jambes de la maîtresse cernant le cou de l’amant. Traduisez donc — en gardant l’idée de fuite qu’il y a dans l’expression figée « prendre ses jambes à son cou »…
Alors certes, l’IA peut traduire un roman d’Annie Ernaux. Mais Nathan Devers n’a pas tort de suggérer aux écrivains de faire preuve d’une créativité qui en fasse baver aux traducteurs automatiques. L’IA fait d’admirables peintures d’un académisme accompli — ou, sur demande, d’un impressionnisme parfait. Mais en aucun cas elle n’inventera quelque chose. L’IA est capable d’écrire un roman à l’eau de rose — pas Madame Bovary. Elle fait de mauvaises copies de philo pour bachelier médiocre. Cette médiocrité qui est sa marque de fabrique.
L’Éducation creusant toujours vers les abysses, des enseignants rêvent d’une machine qui corrigerait les copies à leur place. Le niveau va encore monter.

Libre à moi de préférer l’exceptionnel, le génie, ou même simplement l’élite. Je n’ai pas besoin que l’on me prouve qu’une machine peut rédiger une bonne copie pour entrer à l’ENA : nous avons besoin de gens qui pensent, pas de clones de petit niveau — ça nous changerait, tiens.

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Les dents de la Seine

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Bérénice Béjo, "Sous la Seine" de Xavier Gens, 2024 © Netflix

Le nouveau film de Netflix a beau être un navet, nous en conseillons tout de même le visionnage à Anne Hidalgo, avant son plongeon miraculeux prévu à la fin du mois dans le fleuve qui passe sous les fenêtres de son bureau de l’Hôtel de Ville.


La naïade Hidalgo fera-t-elle trempette dans le fleuve le 23 ou le 30 juin, comme promis ? Le collecteur d’eaux usées VL8 ne sera opérationnel qu’en juillet, dit-on. Les mesures de pollution réalisées cet hiver détectent toujours la présence alarmante d’entérocoques et d’eschuerochia coli réchappés, vous l’aurez compris, de nos fondements mammifères mêlés aux fientes de ragondins, de pigeons et de surmulots. Sans compter ce fameux acide trifluoroacétique (TFA pour les intimes), « polluant éternel » de la famille des polyfluoreakylées (PFAS) issu de la dégradation des pesticides. Et les silures, ce poisson charognard équipé de 1500 dents râpeuses, bestiole dont la taille peut atteindre 2 mètres 80, et qui colonise désormais nos rivières. Bref, le bain de foule dans les saumâtres profondeurs de la Seine n’est pas gagné d’avance.

Mais la vaillante édile, c’est bien connu, n’a peur de rien. On lui recommandera pourtant, avant d’enfiler sa combi, de mater Sous la Seine, sur Netflix, dans ses heures creuses. Le blockbuster à 20 millions de dollars va peut-être, qui sait, refroidir ses envies d’immersion ? Si Paris a rarement été aussi bien filmé sous le soleil – ses berges, ses ponts, ses monuments… – le cauchemar s’installe dès qu’on pique une tête : algues en suspension dans le liquide verdâtre, sol jonché de débris… Tout contre-indique la baignade fluviale s’il faut en croire Xavier Gens (The Divide, Farang…), dont la caméra subaquatique, c’est le moins qu’on puisse dire, ne livre pas le tableau d’un cours d’eau aseptisé.

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Scientifique traumatisée par le charcutage de son équipe, dont son mari, par un squale mutant sous les Tropiques il y a trois ans (voilà pour le prologue), Sofia Assalas (Bérénice Béjo) s’est repliée sur l’Aquarium du Trocadéro, où elle officie auprès des groupes scolaires. Quand, hasard des circonstances, Mika (Léa Léviant), sa pote écolo-lesbienne, l’alerte à bon escient : Lilith, requin femelle tracé par une balise, a franchi l’Océan ; elle s’est adaptée à l’eau douce ; elle remonte à contre-courant depuis Le Havre, vers la capitale. Pour Mika l’activiste, il faut sauver la soldate Lilith. Mais voilà : on est à une semaine du Triathlon de Paris, coup d’envoi pour les JO sur la Seine, dont la maire (Anne Marivin) s’apprête à faire l’annonce (« Certains en ont rêvé ; beaucoup en ont parlé ; je l’ai fait ! »)  

Doit-on fermer les écluses ? Pour la brillante ichtyologue Sofia, le péril est à nos portes. Elle trouvera un allié dans Adil (Nassim Lyes) un ex de la « grande muette » reconverti dans la police, jeune et viril lieutenant de la brigade fluviale. Reste à convaincre Madame la maire et son chargé de com (genre cravaté barbu poivre et sel). «  Vous ne vous rendez pas compte, 1,7 milliard, c’est le budget pour assurer cet événement. Démerdez-vous ! », dit-elle en fixant la maquette de la métropole, étalée dans son bureau. « Mon Paris ! », soupire l’édile (dont l’apparence renverrait plutôt au style Pécresse collet monté qu’au look débandé de l’ibère Hidalgo). Entre temps, le squale tueur se sera quand même bafré une ventrée de candides militant(e)s écolo, particulièrement aveugles au danger – bien fait pour eux (elles). Le cynisme l’emportant sur toute autre considération, la blondasse échevine bouchée à l’émeri ordonne au préfet de mettre la bride sur les réseaux sociaux : car elle y tient, à son triathlon !  « Rien qui puisse gâcher la fête », claironne la conne.

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Elle ignore que les poissons mutants et carnassiers, « comme des larves dans une ruche », se reproduisent désormais par parthénogénèse – c’est-à-dire sans besoin du mâle. L’intervention de la brigade fluviale pour dynamiter l’invasion se solde par une plongée sanglante dans les eaux troubles des catacombes (du sol desquelles, remuées par l’explosion, remontent bientôt les obus de la Seconde Guerre mondiale)… Qu’importe, Madame la maire ne veut rien savoir : « les requins, s’ils existent, je m’en féliciterai. Cela voudra dire que notre travail de dépollution a bien fonctionné ». Au jour J, en plein cœur de la capitale en liesse, elle « déclare le triathlon de la Seine ouvert ! ».  

Visuellement, le résultat est à la hauteur de ce que permet aujourd’hui l’image numérique arrivée à maturité : le lancer, dans le clapot du fleuve sous l’azur, des nageurs par centaines coiffés de bonnets étincelants, meute humaine promise à se voir dévorée toute crue sous les hurlements de la foule – le gore y atteint au plus parfait burlesque. Le spectacle pourrait s’arrêter là : sur la faillite absolue – prémonitoire ? – de l’événement sportif.  Mais Xavier Gens ne se prive pas de gratifier encore le spectateur d’un dénouement grandiose, stupéfiant, incroyablement  photogénique. Et propre à nous défier de l’eau qui dort. On vous en laisse l’excellente surprise.

Sous la seine. Film de Xavier Gens. Avec Bérénice Bejo, Nassim Lyes… France, couleur, 2024. Sur Netflix.

Agir pour ne pas subir

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Image d'illustration.

Le témoignage de Nicolas Bourez, directeur d’école à Neuilly-sur-Marne (93) qui a été visé il y a un mois et demi par un tract distribué jusque devant son établissement aux parents des élèves en le diffamant et en l’accusant d’être extrémiste et antimusulmans.


Le soir venu, le doute s’installe. Ai-je bien fait ?

Je m’endors l’esprit agité par toutes ces incertitudes. Mes élèves me réveillent. Je pense à eux, à tous ceux qui ont tant compté pour moi, justifiant toutes ces heures à tenter de les accompagner au mieux. Je vois leurs visages, j’entends leurs voix, ils parlent fort, m’appellent « directeur, directeur ». Mais je ne réponds pas. Alors ils me cherchent partout dans l’école, certains courent, d’autres restent sur place, l’œil hagard, beaucoup font du bruit. Et je me réveille. Les pensées pleines de ces nombreuses années passées à rappeler les règles, à écouter les blessures, à comprendre sans pour autant excuser, bref à éduquer dans mon bureau, pour qu’en classe, ils puissent s’élever. D’aucuns diraient du temps à les sauver… pas faux, du moins à essayer !

Alors, ai-je bien agi en les laissant, sans même un petit au revoir ? Cela est triste, mais était nécessaire cependant à mes yeux, car c’était la seule manière de les protéger réellement. Savoir s’effacer. Paradoxe entier car dans mon cas cela revenait à m’exposer au vu et au su de tous… S’effacer professionnellement et s’exposer personnellement. Voilà. Bien sûr cela n’a pas fait l’unanimité parmi les collègues et certains doivent encore m’en vouloir. Peu importe car il s’agissait de protéger les élèves, pas de plaire aux adultes.

Pour le reste, pour moi, les solutions se trouveront dans le silence des bureaux de l’académie. Entre personnes responsables, loin de toute cette agitation extérieure qui ne devrait jamais pénétrer l’école. D’autant que les petits gars de la bande à Thomas pourraient écouter aux portes… Alors, discrétion de rigueur et accompagnement du syndicat Action et démocratie CFE-CGC, qui de lettre en appel téléphonique, de conseil en écoute, a toujours été présent pour que je me sente moins seul. Surtout pour que je sois entendu et bien défendu.

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Mais voilà, il n’y a pas que l’aspect professionnel, je suis mis en cause en tant que directeur d’école bien sûr, mais c’est surtout ma personne qui est visée. Je suis d’autant plus ciblé nominativement que j’ai eu l’outrecuidance d’écrire ici-même, sur Causeur.fr ! Quand les bien-pensants (devrais-je écrire les « rien-pensants », comme la patronne ?) jugent les gens sur l’endroit d’où ils s’expriment et non sur le discours, nous sommes tout près de la bêtise crasse. Quand la posture est plus forte que la prise de position, le danger est imminent ! Personnellement, ma soupe a le même goût qu’on la serve dans un bol ou dans une assiette creuse ! Avec quelques croûtons…

D’autant que Causeur est multiple, surtout si vous n’êtes pas d’accord, sinon monologues et pensée unique auraient été de meilleurs titres. Olivier Dartigolles risque de prendre un coup de moins bien, comme on dit en cyclisme, si on le traite systématiquement de facho à cause de son « Coup de rouge » ! Pardonnons à ceux qui sont perdus dans l’immensité de leur ignorance, mais combattons les autres : ils sont nettement plus sectaires que les soi-disant fachos qu’ils veulent clouer au pilori.

Donc je serais un extrémiste, à droite toute évidemment, accusé en plus d’être antimusulmans pour avoir dénoncé l’entrisme politique à l’école de certains qui feraient bien d’apprendre à lire au lieu de mettre des cibles dans le dos des autres. Mais je n’en dirai pas davantage, car comme je suis ciblé personnellement, je m’organise pour pouvoir me défendre. Là aussi, je ne resterai pas seul.

Comme mon histoire me fait penser depuis le début à celle de Didier Lemaire, en beaucoup moins grave bien entendu car j’ai pu agir à temps, avec des similitudes sur fond de politisation de l’école et d’instrumentalisation de l’islam par des politiques peu scrupuleux de nos règles républicaines, j’ai contacté l’association qu’il vient de fonder : « Défense des serviteurs de la République », dont voici le lien : https://www.defense-des-serviteurs-de-la-republique.org/

Très vite, j’ai été rappelé, écouté, entendu, accompagné par cette association qui va dans le sens de l’action pour ne pas subir, agir pour être acteur et non plus victime. Différence d’importance car il faut absolument avancer pour briser le cercle vicieux de l’isolement et de la culpabilisation. Une belle équipe compose cette association parmi laquelle un groupe d’avocats pour aider, y compris si nécessaire en dehors de toute considération financière, les serviteurs de la République qui en auraient besoin. Évidemment dans le but de défendre nos valeurs qui ne doivent pas rester seulement des mots, mais également vivre et être bien réelles, que certains s’évertuent à combattre systématiquement en attaquant, en accusant, en mettant en danger ceux qui les portent en étendard, notamment à l’école. Pourtant si nous baissions pavillon, comment serions-nous capables ensuite de nous rassembler pour faire société ?

Ainsi, Maître Georges Sauveur prépare une plainte qui sera bientôt déposée afin de m’accompagner sur le volet juridique de mon affaire. Bien sûr, je n’en dirai pas davantage, mais que chacun ait bien conscience que je ne lâcherai rien de ce côté-là non plus. Et si d’aucuns ne comprennent toujours pas, je leur répondrai avec Joël Dicker « Il y aura toujours celui qui ne comprendra pas ton choix. Mais on choisit pour avancer, pas pour être compris ».

En d’autres termes, agir pour ne plus subir.

80 ans du débarquement: évitera-t-on une Troisième Guerre mondiale?

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Le président Macron prononce son discours à l'occasion des 80 ans du débarquement, Omaha Beach, Saint-Laurent-sur-Mer (14), 6 juin 2024 © Jacques Witt/SIPA

Après la commémoration grandiose du 6 juin 44 à Omaha Beach, où étaient présents auprès de lui le président américain, le roi d’Angleterre, Volodymyr Zelensky et de nombreux autres chefs d’État, le président Macron a annoncé à la télévision la livraison d’avions de chasse et la formation d’une brigade de 4500 soldats ukrainiens. Les oppositions ont critiqué de leur côté une exploitation électorale du D-Day.


Le 6 juin 1944 réveille des fantômes douloureux pour les Français. Il nous rappelle que nous n’avons pas pu nous libérer seuls de l’occupant qui, quelques années auparavant, nous infligeait la plus grande humiliation de notre histoire millénaire. Nous fûmes d’ailleurs doublement humiliés en dépit de la bravoure de nos soldats. Par nos officiers incompétents et dépassés qui n’ont pas compris la stratégie allemande. Par notre classe politique qui, au terme de la « Drôle de guerre » puis de la Bataille de France, a signé un armistice en forme de reddition en rase-campagne, confiant au vieillard Pétain les destinées d’une nation meurtrie et soumise.

Il a fallu le génie politique du général de Gaulle pour nous inviter à la table des vainqueurs, lui qui fut, avec Jacques Bainville, la Pythie des années 1930, annonçant et prévoyant la déroute inéluctable face à une Allemagne nazie revancharde et modernisée. Les Anglais n’avaient pas non plus oublié le sacrifice héroïque des soldats français, que le cinéma moderne a si cruellement oublié comme en témoigne le triste Dunkerque de Jonathan Nolan. Sans la résistance magnifique des Français, jamais les troupes britanniques n’auraient pu rejoindre la Grande-Bretagne.

Cela explique d’ailleurs pourquoi le général de Gaulle n’était pas forcément enthousiaste à l’évocation du débarquement : la blessure était aussi vive que celle d’un fil d’épée. Si le commando Kiefer a permis à des Français de s’illustrer avec ses 177 commandos, dont 10 furent tués le 6 juin, le débarquement fut essentiellement une opération alliée. Et le général de Gaulle le savait parfaitement, raison pour laquelle il fut quelques années plus tard si courroucé par le succès des Ricains du jeune Michel Sardou, dont il censura même le premier pressage ! Las, le temps a depuis fait son œuvre et les relations avec les Américains se sont désormais grandement apaisées.

Honorer les derniers survivants était un devoir

Imaginez ces jeunes hommes venus du Wisconsin, du Québec ou plus modestement du Yorkshire, aborder les côtes normandes dans l’espoir de renverser l’armada de l’Axe. Une tâche peu évidente qu’ils ont pourtant remplie en à peine quelques mois. Ils avaient pour les guider des éditions du Guide Michelin de 1939, ainsi que s’est plu à le raconter la presse ces derniers jours. Souvent naïfs, ces fameux « boys » bénéficiaient de l’avantage matériel considérable d’une armée qui avait bien trente ans d’avance sur les autres de son temps. Mécanisée, dotée d’un train fabuleux, elle a aussi appliqué des stratégies qui font froid dans le dos avec le recul. Il faut d’ailleurs à ce titre saluer et remercier le roi Charles III qui a évoqué les « innombrables victimes civiles des bombardements des villes normandes » et le courage des résistants français sans qui cette opération n’aurait pas été possible.

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Un geste rare et à saluer que celui du monarque britannique, tant ces célébrations omettent parfois les horreurs qu’ont dû affronter les Français et les Françaises durant un conflit terrible où ils furent soumis à l’arbitraire nazi puis à la puissance aveugle du feu américain. Charles III, amateur d’histoire, doit d’ailleurs savoir que c’est Churchill qui préserva la Normandie et le reste de la France de la fureur froide de Montgomery, prêt à sacrifier des dizaines de milliers de vies supplémentaires pour avancer plus vite… Mais ces crimes et ces erreurs bien réelles furent le prix à payer pour une France qui avait par suffisance failli devant l’histoire, se déshonorant comme jamais auparavant.

Oh, les choses étaient déjà bien avancées avant le débarquement, notamment en Italie où la campagne militaire avait commencé dès le mois de septembre 1943, contraignant même une armée allemande fortement contrariée à démobiliser des soldats combattant à l’est pour s’opposer aux troupes alliées. L’Armée française de libération a pu s’illustrer à la bataille du Mont-Cassin où le corps d’armée mené par le général Juin a grandement contribué à la rupture de la ligne Gustave. Un premier succès qui conditionna la mise en place de l’opération Overlord en juin 1944. Puis, en août 1944, le débarquement de Provence commandé par le général de Lattre où s’illustrèrent en majorité des forces françaises de l’Armée B accompagnées de la VIIème armée américaine.

Epique, le débarquement du 6 juin 1944 le fut. Rien de comparable toutefois au déluge de feu dépeint par Steven Spielberg dans son chef d’œuvre Il faut sauver le soldat Ryan, mais on pardonne toujours aux auteurs ces petites imprécisions… Le réalisateur américain était d’ailleurs invité avec Tom Hanks aux commémorations réussies de ce 80ème anniversaire du débarquement. Une date symbolique qui fut peut-être la dernière occasion d’honorer les Américains, Anglais ou encore Canadiens qui ont participé à la libération de l’Europe du joug de l’Allemagne nazie. Très âgés, ces derniers survivants de ces batailles historiques se sont montrés d’une absolue dignité, insistant tous pour se lever lorsque le président Emmanuel Macron leur a remis la Légion d’honneur. Des visages magnifiques filmés au crépuscule de leurs riches vies qui ont à juste titre ému Américains et Français.

Rien ne peut acheter l’honneur

Ces commémorations grandioses et réussies n’ont toutefois pas réussi à éclipser les actualités du moment. On serait même tenté de dire qu’elles les ont mises en exergue, pour le meilleur comme pour le pire.

Exclu de la cérémonie, Vladimir Poutine avait beau jeu d’affirmer que les troupes soviétiques ont été déterminantes dans la chute de l’Allemagne nazie. Reste que l’URSS s’est aussi rendue coupable de nombreux crimes, dont le principal fut d’occuper pendant plusieurs décennies les pays qu’ils avaient « libérés ». Quant aux protestations liées à la présence de Zelensky, elles étaient injustes puisque les Ukrainiens ont aussi participé à cette guerre au sein de l’armée rouge, leur pays étant alors inclus au sein de l’URSS. Que des Ukrainiens aient combattu avec l’Allemagne est une vérité. Ce fut aussi le cas de Russes au sein de l’armée Vlassov, dont certaines unités se sont battues en Normandie contre les alliés. Bref, tout cela a été très largement manipulé et schématisé. Si Vladimir Poutine n’était pas présent, ce n’était pas par mesquinerie ni révisionnisme mais parce que la Russie est désormais une nation hostile.

Au rayon des mesquineries, Emmanuel Macron comme les oppositions ont toutefois également eu leur moment :

– Le président, en établissant un parallèle hasardeux entre « l’extrême droite » aux élections européennes et le débarquement lors de son entretien télévisé ; il a même eu le toupet d’accuser les « populistes » de refuser de surveiller les frontières du continent, alors que ses propres élus européens soutiennent généralement les mesures les plus laxistes en la matière…

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– Les oppositions, en reprochant à Emmanuel Macron de profiter du moment pour instrumentaliser la guerre d’Ukraine à son profit. Il s’avère que les élections tombaient durant ces commémorations et que la guerre à l’est se fait plus intense que jamais. Devait-il s’arrêter d’en parler pour complaire à nos politiciens ? Sûrement pas, et le président en a profité pour faire des annonces majeures, dont la livraison d’avions de chasse et la formation d’une brigade de 4500 soldats ukrainiens. Des mesures prises à contretemps mais salutaires. Pour cette fois, l’honneur sera sauf.

L’histoire est complexe et il ne faut jamais l’oublier

Dans son célèbre roman La Ciociara, Alberto Moravia traite de tragiques évènements de la Seconde Guerre mondiale en Italie. Il conclut ainsi : « Malheureusement, celui qui a volé et tué, fût-ce à cause de la guerre, ne peut espérer redevenir l’homme qu’il était auparavant; de cela, je suis certain. Ce serait, pour donner un exemple, comme une femme qui ayant perdu sa virginité, se persuade qu’elle pourra redevenir vierge par on ne sait quel miracle qui ne s’est jamais produit. Les voleurs et les assassins, même sous l’uniforme et la poitrine couverte de décorations, resteront à jamais des voleurs et des assassins. » 

Ce legs de reniements, de bombardements, d’épuration prétendument résistante et de trahisons n’a toujours pas été soldé. Quatre-vingts ans plus tard, il est pourtant temps de redevenir ce que nous fûmes avant tout ça ; plus candides mais aussi plus forts. C’est le chemin qui est devant nous dans un monde où le danger du retour de la guerre à l’échelle industrielle est plus que jamais présent.

Le non du peuple

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«Ce n’est pas cher, c’est l’État qui paye!»

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Illustration , le nouveau Palais de justice de Paris © CHAMUSSY/SIPA

Le Conseil constitutionnel l’a décidé fin mai : l’aide juridictionnelle doit être accordée systématiquement et gratuitement aux étrangers, même en situation irrégulière. Une générosité de l’État avec l’argent de ses contribuables… 


À quelques jours des élections européennes et à l’heure où le Rassemblement national est au plus haut dans les intentions de vote, les Sages de la rue Montpensier ont décidé de soutenir vigoureusement cette flambée électorale sans précédent en permettant aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier de l’aide juridictionnelle dans les affaires civiles. Précisons qu’une telle mesure ne fera que soutenir l’idée que l’État est incompétent à juguler son immigration qu’il finance et soutient, leitmotiv des listes RN et Reconquête !

Plus particulièrement, des « salariés en situation irrégulière » – nous apprécierons déjà à ce stade cette exception française – ont transmis à la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par le truchement de leurs avocats, à l’occasion d’un contentieux prud’homal, concernant le refus de l’attribution de l’aide juridictionnelle. Les magistrats du quai de l’Horloge ont saisi le Conseil constitutionnel, lequel a décidé le 28 mai que « subordonner l’octroi de l’aide juridictionnelle au caractère régulier du séjour d’un étranger était contraire à la Constitution. »

C’était pas au contrat !

Il est vrai que l’article 3 de la loi du 10 juillet 1991 réservait l’aide juridictionnelle aux justiciables de nationalité française, aux ressortissants de l’Union européenne et aux étrangers en situation régulière, qui sont tous soumis à des conditions de ressources évidentes. Dès lors que l’aide juridictionnelle, dont le budget avoisinait en 2023 la somme de 600 millions d’euros, est financée exclusivement par de la dépense publique et donc les impôts des contribuables, elle était réservée aux signataires de notre contrat social et par extension à ceux partageant le drapeau européen. Il s’agissait d’une conception logique conforme au principe de simplicité du rasoir d’Ockham.

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Par exception, le législateur a souhaité accorder l’aide juridictionnelle aux étrangers en situation irrégulière, mineurs ou impliqués dans une affaire pénale… puis à ceux faisant l’objet d’un arrêté d’expulsion ! Les premiers coups de canifs au contrat social étaient donnés. Désormais, par une interprétation détorquée de concepts philosophiques et juridiques tirés de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, d’égalité et de solidarité (articles 6 et 16), un individu se maintenant illégalement sur le sol français a sa défense prise en charge par la collectivité pour l’ensemble des contentieux qu’il est amené à rencontrer… et évidemment dans le cas singulier où l’État lui-même chercherait à l’expulser en raison de sa situation irrégulière !

Associations gavées d’aides publiques

Pourtant, rien ne faisait obstacle à ce qu’un individu en situation irrégulière puisse accéder à la justice et faire valoir ses droits, au sens de la Constitution et de la CEDH, dès lors que son accès est gratuit en France. Raison pour laquelle, dans ce cas précis, les salariés en situation irrégulière ont pu saisir le Conseil des prud’hommes et transmettre une QPC, d’autant plus qu’un tel mécanisme juridique nécessite un accompagnement juridique sur-mesure. De nombreuses associations encadrent en effet ces justiciables, en leur apportant un soutien juridique d’ampleur à l’instar de la Ligue des Droits de l’Homme, pour lesquelles des avocats exercent régulièrement en « pro bono », c’est-à-dire gratuitement. C’est sans compter les avocats dont les honoraires sont, dans certains cas, généreusement réglés par ces mêmes associations bénéficiant d’aides publiques.

Tandis que de nombreux Français, dont les revenus sont légèrement supérieurs aux seuils légaux pour accéder à l’aide juridictionnelle, se retrouvent démunis et ne bénéficient d’aucune aide sociale, leurs voisins en situation irrégulière sur le sol français peuvent désormais compter sur un avocat aux frais de l’État, en toutes circonstances ! Inutile de préciser que l’enveloppe consacrée à l’aide juridictionnelle devrait naturellement atteindre des sommets paroxystiques l’an prochain, à l’heure où les dépenses publiques sont pourtant visées par la Cour des comptes.  

En effet, la Cour des comptes a exploré des pistes explosives pour réduire drastiquement les dépenses publiques dans un rapport rendu public le 29 mai – soit la veille de la décision litigieuse du Conseil constitutionnel ! –, à commencer par « modifier les paramètres de l’indemnisation des arrêts de travail » en imposant un délai de carence de huit jours pour verser des indemnités aux salariés. Réduire les droits des Français pour permettre d’en conférer davantage aux étrangers en situation irrégulière… une logique contestable pour le commun des mortels sauf pour les quelques-uns confortablement installés et drapés dans les ors de la République.

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D’ailleurs, nous noterons que le parti Les Républicains avait demandé le 13 avril à organiser un référendum d’initiative partagée sur l’accès des étrangers aux aides sociales. La démarche était légitime compte tenu de l’anomie migratoire manifeste : conditionner le versement des prestations sociales non contributives à une durée minimale de séjour en situation régulière (de trente mois à cinq ans), transformer l’aide médicale d’État en aide médicale d’urgence, supprimer les réductions tarifaires prévues dans les transports en commun pour les étrangers en situation irrégulière, intégrer les centres d’hébergement des étrangers dans le décompte des logements sociaux et rendre impossible le maintien des déboutés du droit d’asile dans les hébergements prévus au titre du dispositif national d’accueil. Ce même Conseil constitutionnel avait, selon une interprétation sibylline, estimé que les dispositions portées par Les Républicains étaient contraires à la Constitution et poursuivait ainsi « une politique progressiste d’ouverture à l’immigration », selon le Sénateur LR Bruno Retailleau.

En définitive, la décision très contestable du Conseil constitutionnel du 28 mai n’est que la suite logique de cette générosité sans limite avec l’argent du contribuable. François Hollande nous avait prévenu : « Ce n’est pas cher, c’est l’État qui paye ! », autrement dit, nous tous. Une telle décision, insusceptible d’appel, ne peut faire l’objet d’aucun recours, et ne peut être réformée que par un référendum, le législateur étant ici totalement démuni. Cette acatalepsie juridique conforte la très décriée perte de confiance des justiciables, contribuables et citoyens envers les institutions de la République, et d’autant plus envers celles qui décident et imposent leurs dogmes, sans bénéficier directement de l’onction démocratique.