Les Lumière à l’aube du cinéma


Les Lumière à l’aube du cinéma

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Le grand acteur Michel Simon se présentait souvent en ces termes, avec humour : « Je suis né en 1895, et comme un malheur n’arrive jamais seul, cette année là les Frères Lumière inventaient le cinématographe. » En 1895 Renoir fait passer la vie dans la peinture, la France est un empire, les voitures hippomobiles dominent le pavé, la radio n’existe pas encore, les journaux sont en noir et blanc, Méliès n’a pas encore marché sur la lune, on s’éclaire au gaz, la Tour Eiffel est un tas de ferraille controversé qui a six ans à peine, et sans cinéma le monde entier s’ennuie. Puis arrivent Auguste et Louis Lumière, entrepreneurs lyonnais, et leur fameuse invention. Pour être juste le « cinéma » était dans l’air au tournant du XIX ème et du XX ème siècle. De nombreux brevets sont déposés de part et d’autre de l’Atlantique, pour divers procédés de reproduction d’images animées. Thomas Edison (à qui nous devons aussi l’ampoule, le phonographe et la roue carrée – rayez la mention inutile) est sur les rangs avec son « kinétoscope », machine permettant de visionner des vues en mouvement en approchant ses yeux d’un petit écran ; mais ce sont les Lumière – forts de leur génie et de leur patronyme[1. N’est-ce pas un coup de génie pour les inventeurs du cinématographe de s’appeler « Lumière » ? Comme à l’inventeur de la poubelle de s’être appelé Eugène Poubelle ?] – qui rencontrent le succès, comprenant que ce qui s’appellera bientôt le « cinéma » est une expérience à vivre collectivement, dans une salle de spectacle, et sur un grand écran – plus grand encore que la vie ! Et pour alimenter leurs séances les frères Lumière vont tourner eux-mêmes, et faire tourner par des « opérateurs » (qui seront les premiers réalisateurs de l’Histoire) près de 1500 films de 50 secondes chacun. Leurs films en celluloïd ont déjà bien des points communs avec les pellicules modernes : format 35 mm et crantage d’entraînement. Et c’est toute l’époque, depuis le coin de la rue jusqu’aux contrées les plus lointaines, qui va entrer dans l’écran carré de leur invention.

Un coffret composé de deux DVD et d’un assez luxueux livret vient documenter cette épopée. « Lumière ! Le cinématographe (1895-1905) ». L’objet vient de sortir chez France Télévisions distribution, sous l’égide de l’Institut Lumière de Lyon, et sous le haut patronage de Bertrand Tavernier. Deux DVD, donc : le premier regroupant environ 10% (restauré) de l’ensemble des films produits par les frères Lumière, dans un astucieux montage thématique accompagné de la musique de Camille Saint-Saëns et l’autre DVD composé de documentaires, témoignages et suppléments divers autour de leur aventure industrielle et artistique. Une chose est certaine : lorsqu’ils entreprennent de faire de leur invention un spectacle public et payant, leur intuition technologique initiale est déjà, aussi, une inspiration artistique. Et en dix ans de production les opérateurs des frères Lumière (disons plutôt les cinéastes précurseurs…) inventent tout bonnement l’art n°7, et des figures de style qui subsistent encore aujourd’hui.

C’est d’abord leur propre famille que les frères Lumière vont filmer. Dans Le repas de bébé, somptueusement composé, on assiste à une tranche de vie familiale particulièrement fraîche ; c’est la propre fille d’Auguste, Andrée, qui est au cœur de l’action. A l’arrière-plan le vent – toujours espiègle – joue dans les feuilles des arbres, et fascine les premiers cinéphiles… Dans Partie de boules, c’est toute la famille Lumière qui est mise à contribution pour une farce burlesque où les boules de pétanque sont envoyées n’importe comment dans la confusion la plus totale… Le tournage a lieu à La Ciotat, dans la villa du père Lumière.

Auguste et Louis montrent aussi les hommes au travail ; démolissant un mur, défournant du coke, et les femmes au travail, lavant du linge… On voit ici des pompiers en plein exercice, ailleurs c’est au travail d’un d’ouvrier étalant du bitume sur une route auquel on assiste. Dans Forgerons, le forgeron besogne avec une splendide chemise blanche immaculée et une cravate hautement respectable… C’est du cinéma ! Partout le sens de la mise en scène et du spectaculaire est patent, comme dans l’admirable Transport d’une tourelle par un attelage de 60 chevaux ; le titre dit tout, et l’on peut imaginer l’émotion des spectateurs qui, après avoir vu défiler ces dizaines de canassons, on vu pénétrer dans l’écran le fardeau mystérieux, la colossale tourelle d’acier d’un cuirassé…

Lyon est un sujet privilégié, qui revient très fréquemment. Si L’arrivée d’un train à la Ciotat est certainement leur plus célèbre film (nimbé de tant de légendes…) les frères Lumière ont aussi filmé des trains pénétrant dans la gare de Perrache. Dès que la capitale des Gaules est au centre d’un film on perçoit une tendresse toute particulière, presque un attachement amoureux… Comment qualifier autrement le sublime Panorama de l’arrivée en gare de Perrache pris d’un train ; où Lyon défile sous nos yeux dans un traveling majestueux… On comprend ainsi pleinement la passion de Bertrand Tavernier, lyonnais pathologique, pour ce cinéma précurseur… (Le long panoramique de Lyon, vu d’hélicoptère, que l’on retrouve en ouverture d’Une semaine de vacances, 1980, n’est-il pas un secret hommage ?)

Les frères Lumière ont inventé le cinéma, et mille manières de le faire. Ils inventèrent le film d’actualité en imprimant sur la pellicule le désarroi des lyonnais frappés par les inondations ; ils inventèrent le sport contemporain en filmant pour la première fois une minute à peine de football ; ils inventèrent les plans aériens en envoyant un opérateur filmer la terre depuis une montgolfière… Les images contemporaines des drones font pâle figure…

Et puis, comme Lyon ne suffisait pas, Auguste et Louis Lumière ont entrepris de filmer le vaste monde. Retenons un seul film de leur épopée aventureuse au-delà des frontières métropolitaines… Le village de Namo : panorama pris d’une chaise à porteurs. 1900. Indochine. Les images sont tournées par Gabriel Veyre. L’opérateur quitte un village rural indochinois sur une chaise à porteurs. Traveling arrière. Des gamins déguenillés le suivent. Ils fixent tour à tour l’objectif de sa caméra, puis sortent du champ. Mais une fillette suit obstinément le caméraman. Elle esquive un gallinacé. Prend le dessus. Elle court plus vite que les autres… Ce sourire-là, ce sourire qu’elle donne, innocente… c’est le cinéma…

« Lumière ! Le cinématographe (1895-1905) ». – DVD

 



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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