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La querelle des Zenfants et des Zanimaux


La querelle des Zenfants et des Zanimaux

La tempête qui gronde dans les provinces de France, le Joker sous acide qui charcute des petits lardons flamands, le coming-out tapageur de Roger Karoutchi… il restait bien peu de place dans les médias, ces derniers jours, pour évoquer une information pourtant importante dans le monde de la tauromachie : le petit torero franco-mexicain Michelito, 11 ans, est venu à bout de six taureaux dans les arènes de Mérida, au sud-est du Mexique, devant 3500 spectateurs éblouis. » Je suis heureux d’avoir atteint cette si grande victoire », a déclaré le petit garçon à l’AFP à propos de sa performance historique lors de cette « encerrona », corrida d’un seul torero, qui s’est tenue samedi dernier. Le petit prodige, fils de l’ancien torero français Michel Lagravère, confronté à une demi-douzaine de taureaux juvéniles âgés de 1 à 2 ans, a déployé toute sa technicité et tout son jeune courage physique pour mettre à terre ces créatures impétueuses et cornues dans la Plaza de toros de Mérida. Et le tout en famille : le petit garçon affrontait ces taureaux avec l’assistance d’une « cuadrilla » composée de son petit frère Andresito, 10 ans, et de trois adultes de ses proches. L’exploit, qui est une première pour un enfant de cet âge[1. Le but de l’opération est aussi de faire entrer le jeune Michelito au Guinness Book des Records.], a été salué avec enthousiasme par le grand public mexicain. A l’issue du combat insolite, le gamin, porté en triomphe par ses admirateurs, a pu exhiber à la foule en délire les oreilles arrachées aux taureaux vaincus. Olé !

« Il l’a fait. Il a tué les six taureaux, et il voulait même toréer le septième, gardé en réserve, mais nous l’avons fait renoncer à l’idée », a déclaré son père, appuyant encore l’image d’invincibilité de sa chère progéniture. Il y avait donc même un septième taureau en rabe ! Rien que pour la gourmandise ! Rien que pour le sport ! Le papa a tout fait dans les règles de l’art… pour amadouer la presse, il a même invité dans l’arène un quota d’enfants pauvres, destinés à vibrer à l’unisson de son mini-surhomme de fiston en habit de lumière : « Mais davantage que la corrida elle-même, ce qui m’importe c’est de voir comme les enfants sont heureux. » C’est dire si les taureaux, même, ont du être satisfaits de leur sort funeste sous l’éclatant soleil mexicain ! Olé !

Mais j’arrête là dans le genre « apologie virile de la tauromachie ». Nous ne sommes quand même pas là pour ça ! Ce n’est pas le genre de la maison ! Terminées les « espagnolades » ! Laissons cela à Hemingway, à Picasso et au fantasque Gabriel Fouquet de Blondin, qui torée des bagnoles dans Un singe en Hiver. A la rigueur Astérix en Hispanie, mais pas au-delà. Olé ! Non, ce qui est intéressant dans l’exploit du petit Michelito est la polémique qu’il a suscitée.

Dans cette affaire les « ligues de défense » des zanimaux et des zenfants se sont coalisées pour empêcher le déroulement du spectacle. Le parquet de Mérida a été saisi – dès mercredi – par des associations anti-corrida et par la Commission locale des droits de l’enfant, afin d’interdire aux organisateurs de faire descendre le petit Michelito dans l’arène et de le laisser tuer d’innocents bestiaux. Mais vendredi, le parquet de Mérida a rejeté les demandes de ces opposants et autorisé cette corrida. Michelito a reçu, dans la foulée, le soutien de la Fédération mexicaine des écoles taurines, dont le porte-parole a déclaré : « C’est un des enfants toreros les plus remarquables au niveau mondial, orgueil de la Fiesta brava de notre pays. Son parcours, déjà long, dépasse de loin ce qu’ont réalisé jusqu’ici nombre de matadors professionnels d’Europe et d’Amérique, son énorme capacité technique et mentale, et son incontestable vocation. » Les ligues de défense mexicaines des zanimaux et des zenfants n’ont donc pas réussi à avoir la peau du show taurin et de son précoce prodige. Cet été, par contre, les « ligues » françaises ont réussi à canaliser l’ardeur de Michelito : la justice a interdit aux organisateurs de plusieurs corridas du sud de la France de laisser le mini-torero affronter et mettre à mort de jeunes taureaux ; l’autorisant seulement à faire des démonstrations « non violentes », de type becerrada, avec des bêtes beaucoup plus petites que celles qu’il terrasse habituellement, et fièrement, en Amérique Latine. Olé !

En juillet dernier, Claire Starozinski, fondatrice de l’Alliance anti-corrida, qui avait porté plainte pour « mise en danger de la vie d’autrui », déclarait dans la presse : « Comment peut-on laisser un enfant de cet âge descendre dans l’arène ? » La machine judiciaire à défendre les zenfants s’est alors rudement mise en branle : des enquêtes préliminaires ont été lancées par les procureurs du Gers, des Landes et des Bouches-du-Rhône, où l’enfant torero était à l’affiche durant l’été. Les défenseurs des zanimaux étaient également sur les rangs ! Horreur ! Impossible de laisser se dérouler un tel spectacle ignominieux ! Les pétitions ont crépité. L’indignation a brillé de mille feux. La vigilance citoyenne poussait les bonnes âmes au comble de l’excitation morale. Pour la défense de la condition enfantine on était au bord des « marches blanches », à la limite des lâchers de ballons associatifs, et collectifs, et festifs ! Je guettais chaque matin, dans la presse, le premier journal qui publierait la tribune « Libérez Michelito ! », co-signée par le moraliste Saint-François de Bégaudeau et par le bon Dr. Rufo, pédopsychiatre de la télévision et de l’opération Pièces Jaunes. Le pays tremblait, et courbait l’échine, tel le taureau dépressif, sous les banderilles inquiétantes de ce petit bourreau de poche. La France ne pouvait évidemment pas supporter le spectacle d’une telle ignominie… Olé !

De quelle ignominie s’agit-il ? D’un petit enfant, symbole intouchable de l’innocence et de la douceur, qui devient un tueur de taureau. Un tueur. Qu’un enfant, éternel ami de la paix, se voue à des jeux de violence et de mort. Qu’un enfant, toujours « divin », protégé par la Défenseur(e) des enfants, la Convention internationale des Droits de l’enfant, les juges pour enfants, et l’Education nationale, mette sa vie en jeu dans une activité si bêtement adulte, si sottement virile, si monstrueusement « sérieuse » que tuer des zanimaux pour la gloire. Ignominie médiatique cet enfant inactuel qui s’en prend au règne animal tout entier, à travers ses dignes représentants à cornes. Ignominie cette innocence enfantine corrompue qui s’en va en guerre, sportivement, contre l’infinie bonté des bêtes, qui – comme le savent bien la SPA, le WWF et Brigitte Bardot – sont non-violentes, en fourrure avantageuse, et vivent dans un monde de paix où le consensus s’étend de jour en jour entre proies et prédateurs. L’ignominie est donc certainement cette friction des deux innocences supposées… celle de l’enfant (du latin infans – « qui ne parle pas ») et de l’animal, celle des êtres sans âmes, des êtres qui ne s’épanouissent pas dans le logos. Certes, me dira t-on, Michelito parle – Olé ! – mais son innocence, et sa maladressent, éclate à chacune de ses prises de parole.

Ce qui a provoqué une telle levée de boucliers est le face-à-face, à la fois ridicule et tragique, de deux êtes similaires, presque semblables. Michelito, face au taureau juvénile, est un enfant qui s’attaque à un autre « enfant », qu’il peut tuer et qui peut le tuer. Michelito, face au taureau, et avant même d’avoir commencé à agiter sa muleta, a déjà perdu sa pureté virginale. Il est devenu un salaud. Brutal et agressif. Un salaud. Autant dire un adulte.

Cette friction inhabituelle des innocences est évidemment insupportable au monde moderne, qui a construit son confort intellectuel dans un partage des tâches bien structuré : aux adultes la cruauté, la violence, la perversité, la guerre, la rudesse, la connerie ; aux enfants la bonté, la douceur, la bienveillance, la paix, l’affabilité, et les fulgurances cocasses d’un esprit juvénile mais clairvoyant. On rit bien volontiers de la connerie d’un gosse, d’un gras rire plein d’humanité et de reconnaissance, là où l’on s’afflige souvent de celle d’un adulte…

Cela a donc conduit, au cœur de l’été dernier, certains militants du Bien au bord de l’apoplexie mentale… Jean-Claude Laborde, responsable de la Fédération de lutte pour l’abolition des corridas (Flac), s’est adressé à la presse devant les arènes d’Hagetmau pour dénoncer la tenue du spectacle : « Cela donne l’image d’une société décadente. » La décadence ! Carrément. La bonne âme associative, déboussolée, s’est demandée: « N’y a t-il pas mieux à faire que de mettre face à face un bébé animal et un bébé humain ? » Bang ! Le mot est lâché… des « bébés »… Que répondre à cela ? Si l’enfant est innocent, le « bébé » est hors-concours… c’est un cador de la pureté, un matador immaculé du Bien. Olé !

On ne relit pas assez Jean de La Bruyère (1645-1696), surtout à l’ombre des arènes, et des « ligues de défense » qui « vont dans le bon sens ». Le moraliste du XVIIe siècle a réservé aux enfants (dans son chapitre « De l’homme », au sein de son œuvre unique, Les Caractères) une place significative. Lucide, La Bruyère résumait ainsi le destin de l’homme : « Il n’y a pour l’homme que trois événements : naître, vivre et mourir. » Évoquant la prime-enfance des hommes, La Bruyère assure : « Il y a un temps où la raison n’est pas encore, où l’on ne vit que par instinct, à la manière des animaux, et dont il ne reste dans la mémoire aucun vestige. » Songeant à Michelito, et à ses congénères, on retrouve La Bruyère : « Les enfants sont hautains, dédaigneux, colériques, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés… » Puis songeant aux taureaux, victimes du petit matador, on poursuit avec le moraliste du XVIIe siècle : « Les enfants ne veulent point souffrir de mal, mais aiment à en faire : ils sont déjà des hommes. Les enfants n’ont ni passé ni avenir, et, ce qui nous arrive guère, ils jouissent du présent. » Olé ! Et si l’enfant était un adulte comme les autres nous suggère La Bruyère. Et peut-être même en pire. Et si Michelito, lorsqu’il terrasse en série six taureaux (innocents ?) sous le soleil mexicain, était simplement lui-même ? Et si Michelito, de par sa violence, n’était-il pas seulement l’image exagérée de ce qu’est fondamentalement chaque enfant… un adulte en devenir, avec toute la férocité et tout l’esprit de compétition qui en découle. Olé !

Alors comment considérer les vagissements des « ligues de défense » des zenfants et des zanimaux, qui se sont gaiement coalisées pour interdire les performances scéniques de Michelito ? Ne faut-il pas regarder avec suspicion, et inquiétude, ces « ligues » si humanistes et progressistes, qui – tout défendant benoîtement les gosses et les bêtes – ne manquent pas d’appuyer leur rhétorique sur la haine de la maturité et de l’âge d’homme ? Ne faut-il pas s’inquiéter, et s’amuser aussi, de ces « ligues » qui démarrent au quart de tour à la moindre « atteinte » aux droits des mouflets et des mouflons ? L’enfant et l’animal, eux qui s’entredévorent et peuvent tuer à l’occasion, méritent-ils de telles attentions ? Olé !

Si Michelito a réussi, bien malgré lui, à unir des protecteurs de l’enfance et des animaux, c’est bien parce qu’il a poussé à son paroxysme l’image de l’enfant tel que nous ne voulons pas le voir, tel que nous voulons l’ignorer coûte que coûte, et finalement tel qu’il est en lui-même… Le problème n’est-il pas, fondamentalement, que Michelito, l’enfant tueur de taureaux, retrouve dans la tauromachie une bestialité qui l’arrache à tout jamais des mythes de l’enfance immaculée ? Sous le soleil mexicain, et en habit de lumière avantageux, Michelito n’a pas 11 ans… mais n’a pas d’âge… ou l’âge de l’intrinsèque violence humaine, dont les adultes n’ont pas le monopole, ni l’exclusive jouissance. Olé !

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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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