Mourir pour Conchita?


Mourir pour Conchita?

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Entre l’Eurovision, les européennes et les menaces de guerre en Europe, devinez quel continent a retenu mon attention ce moi-ci. Si vous ne voyez vraiment pas, c’est que vous êtes encore plus nul en géographie que moi en économie − enfin, avant que je ne lise Piketty.

Et si jamais vous faites une surdose d’Europe, pas de problème ! Ici, on cause aussi pop et rock, marxisme et métaphysique, enfer, paradis, n’importe quoi. D’ailleurs, qu’importent les sujets ? L’essentiel, comme disait Nietzsche un de ses bons jours, c’est de « faire les choses avec le sérieux des enfants qui jouent ». Venez visiter mon parc !

La sonate de Garneau

Jeudi 1er mai / trois ans déjà que je bassine mes amis avec Chris Garneau. Je dois être mal entouré ; c’est tout juste si j’ai réussi à en traîner deux ou trois à ses concerts, alors même qu’ils vont secouer la tête devant n’importe quoi, de Wagner à Metallica.

Imaginez donc ma joie en découvrant aujourd’hui, à la « une » de Causeur.fr, un papier élogieux de Sébastien Bataille sur cet auteur-compositeur-interprète injustement méconnu. Mille fois d’accord avec l’auteur quand il fait l’éloge de Chris et de son nouvel album, Winter Games, « triste et majestueusement beau ». Moins convaincu en revanche quand il y voit « une volonté de faire plus accessible, plus ouvert au grand public ».

D’ailleurs, tu le dis toi-même avec tes mots, Sébastien : « L’objet souffre d’une trop grande linéarité. » En bon français, rien n’accroche l’oreille du vulgum pecus. À première ouïe, le CD paraît si plat qu’on n’y distingue guère une chanson d’une autre. Certes, il est loisible de le réécouter à tête reposée ; mais c’est pas comme ça qu’on fait un tube ! À vrai dire, des tubes en puissance, il y en avait plus dans les deux premiers albums de Chris − plus «baroques », comme tu dis et comme j’aime.[access capability= »lire_inedits »]

Ce qu’on aime tous les deux, semble-t-il, c’est l’artiste décidé à suivre son inspiration plutôt que de poursuivre le succès. Prions seulement pour que l’air du temps et la soif de reconnaissance n’aient pas raison un jour de cette authenticité.

En écrivant ça, bien sûr, je pense à Mika, le papillon devenu chenille, puis poupée Ken. Et d’où sort, direz-vous, cette comparaison incongrue ? C’est qu’à ma courte honte, la première fois que j’ai entendu Chris Garneau à la radio, je l’ai pris pour l’autre. Question d’octave.

L’autre, hélas, a déçu les espoirs qu’on avait placés dans son premier CD, un vrai bijou : dix titres, onze tubes. Apparemment, il n’avait rien d’autre en magasin, si j’en crois ses deux disques suivants. Mais qu’importe ! Il est aujourd’hui vedette à la télé, et content de l’être.

Chris, obstiné dans son art, ne semble pas prêt à se transformer ainsi en bateleur. Malheureusement pour lui, la plupart des gens n’écoutent pas la musique comme Swann la sonate de Vinteuil ; ils se contentent de l’entendre, souvent juste pour bouger dessus.

Certains créateurs, pourtant, parviennent à toucher le plus grand nombre rien qu’en fouaillant leurs entrailles ; c’est tout le malheur qu’on souhaite à M. Garneau.

L’enfer intégriste

Mardi 6 mai / toujours un peu en retard dans mes lectures spirituelles, j’aborde seulement maintenant l’encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est (Dieu est amour, pour les hellénistes).

Dans ma religion, Dieu a créé chacun de nous par amour et cet amour, à défaut d’être « tout-puissant », comme Bruce, est inconditionnel. L’erreur commune, chez nos amis intégristes, c’est de croire le péché humain plus fort que l’amour divin. Faute contre l’espérance, péché contre l’Esprit.

Déjà, leurs ancêtres les scribes et les pharisiens dénonçaient le laxisme moral de Jésus : « Il reçoit les pécheurs et mange avec eux ! ». Le Christ leur répond par la parabole de la brebis perdue que le bon pasteur va rechercher, quitte à laisser en plan les quatre-vingt-dix-neuf autres.

« Ainsi, explique-t-il, il y aura plus de joie au ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance » (Luc 15,7). Admirons au passage l’ironie christique : les « justes qui n’ont pas besoin de repentance », ça n’existe pas ! « Même le juste pèche sept fois par jour », dit le Livre des Proverbes (24,16). Quant à ceux qui se croient impeccables, ils ne font qu’ajouter à la liste de leurs errements le péché d’orgueil, celui-là même sur lequel repose toute la carrière de Lucifer.

Jésus, qui n’est pas toujours d’humeur badine, dénonce cette mauvaise foi dans un fameux coup de colère en vingt-six versets, dont on ne citera que le plus amène : « […] Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis qui paraissent beaux du dehors mais qui, au dedans, sont remplis d’ossements de morts et de toute impureté » (Matthieu 23,27).

Même cette malédiction ne vaut pourtant pas damnation éternelle. Simplement, mettez-vous à la place du bon pasteur : il est plus difficile de ramener au bercail une brebis égarée, lorsqu’en plus elle est sûre d’être sur la bonne voie. « Le pire enfer, disait Simone Weil, c’est de se croire au paradis par erreur. »

À droite toute, avec piketty !

Samedi 10 mai / dans le monde de ce soir, je tombe sur une tribune signée du philosophe Didier Éribon et énigmatiquement intitulée : « La gauche contre elle-même ». Par chance, le surtitre est déjà plus explicatif : « Le succès du livre de Thomas Piketty révèle le renoncement théorique des progressistes en France comme aux États-Unis. »

« Renoncement théorique » OK, mais à quoi ? Sur ce coup, Marc Cohen-la-science m’a un peu aidé : à la révolution anticapitaliste, bien sûr ! Aux yeux d’Éribon, Piketty est un social-traître. Avec son réformisme à la mords-moi-le-Keynes, il complote à sauver le capital de lui-même, quand il faudrait l’achever !

Hérésie, schisme et scandale pour les gardiens ultimes du Temple marxiste et de la Vraie Faucille martelée. En fin d’article, ce pauvre Thomas, coupable d’avoir minoré dans ses travaux l’importance des classes sociales, sera même désigné comme co-responsable de la « montée du FN ». Et moi qui croyais être enfin devenu de gauche grâce à lui ! Décidément, on ne peut plus faire confiance à personne…

Sainte Conchita, chantez pour nous ! 

Dimanche 11 mai / Conchita Wurst remporte haut la voix l’Eurovision 2014, au grand dam des tradis de tous poils et surtout de la Russie poutinienne. Dénonçant cette « folie », de nombreux députés de tous bords réclament la création d’une compétition rivale. Quant au vice-premier ministre Dmitri Rogozine, il ne plaisante qu’à moitié lorsqu’il déclare : « Ce palmarès donne aux partisans de l’intégration européenne un aperçu de ce qui les attend en rejoignant l’Europe, à savoir une femme à barbe. »

La lauréate, pour sa part, conclut son discours de remerciements à la ville et au monde par un impressionnant cri de guerre : « We are unity. We are unstoppable ! » A priori, ça fait peur… On imagine déjà la planète assaillie par des hordes de travestis barbus hurlant Rise Like A Phoenix !

Par bonheur, un curé de Touraine, le père Jean-Baptiste Nadler, vient nous rassurer d’un simple tweet : rien de révolutionnaire là-dedans ! Mlle Wurst a tout piqué à sainte Wilgeforte, vierge miraculeusement barbue et martyre crucifiée, entrée dans le martyrologe romain en 1538.

Même système pileux, même physique et jusqu’à la même robe, sur le crucifix qui trône dans l’église Saint-Nicolas de Wissant… Aucun doute : la star a pour modèle la sainte !

Vous me direz : on soupçonne aujourd’hui Wilgeforte d’être « légendaire », et alors ? Conchita aussi, comme disait à peu près Fernandel. Non seulement elle restera comme un jalon dans l’Histoire, au moins celle de l’Eurovision, mais Thomas Neuwirth et nous savons bien qu’elle n’existe pas pour de vrai.

« J’ai créé cette femme à barbe pour montrer au monde qu’on peut faire ce qu’on veut », confiait Tom, le 7 mai, à l’AFP. Bien, et maintenant que c’est fait, quels projets pour sa créature ? Aux dernières nouvelles, elle aspirerait à animer en personne le concours, l’an prochain à Vienne. Dans la situation géopolitique délicate qui prévaut aujourd’hui à l’Est, est-ce bien raisonnable ? D’ici à ce que Poutine en tire prétexte pour envahir l’Autriche…

One, two, three, quatre…

Jeudi 15 mai/ En surfant sur YouTube, je tombe sur Coluche chantant Je veux rester dans le noir aux César 1984. Lunettes noires, jeans, santiags et Perfecto clouté (avec marqué « Maman » dans le dos quand même) : le total look rock’n’roll. Rien d’étonnant : Coluche aurait voulu être chanteur de rock. En plus, il avait la voix… Manquait juste le physique, mais ça compte dans le métier de rock star ; demandez à Little Bob !

De peur qu’on se moque de lui en rockeur, il a préféré faire directement comique, et il (l’)a rudement bien fait. La preuve : au bout du compte, il a eu lui aussi « les filles à ses genoux », comme disait Dutronc.

N’empêche, la musique ne l’a jamais quitté ; cette chanson qu’il ressort là pour les César, deux ans avant sa mort, elle date de ses débuts. C’était même le tube (au sens underground) de Ginette Lacaze, une comédie musicale rock’n’drôle jouée plusieurs mois au Vrai Chic parisien en 1972, et reprise en 1976 à l’Élysée-Montmartre.

Co-auteur de cette parodie, Coluche chantait dès qu’il en avait l’occasion ces pseudo tubes yé-yé avec un plaisir proche du premier degré : The blues in Clermont-Ferrand, Reviens, va t’en, et ce refrain qui tue : « Je marche dans la nuit noire / Je suis un voyou… »

Dans l’histoire d’amour contrariée entre Ginette et Bobby, Coluche incarne ce dernier avec plus de sincérité que la plupart des rockers « sérieux ». Même quand il caricature le Johnny des 60’s avec force cris, borborygmes et improvisations improbables, c’est aussi de lui qu’il parle.

Qui se souvient d’Hallyday hurlant sa solitude devant des milliers de fans en pâmoison : « Je suis seul, DÉSESPÉRÉ […] Y a-t-il quelqu’un ici, CE SOIR / Ah qui veuille bien M’AIMER ? / Ah, je dis M’AIMER… » Eh bien Bobby-Coluche est plus vrai que l’original, même lorsqu’il le singe outrageusement : « Je veux monter là-HAUT / Oui je dis tout là-HAUT / Sur la coLLINEU-deu-mon-malheu-EUR… / Et me jeter dans le préciPICE de mon DESTIN / Waooh ! »

Sans surprise, cette prestation laisse de glace le public choisi des César, mais le mec s’en fout. Il parvient même à faire rire la salle en s’interrompant pour l’apostropher : « Holà ! Réveillez les morts ! Bousculez vos voisins, y’en a peut-être qui dorment seulement. »

De fait, la plupart de ces glands sont toujours vivants, et ils dorment encore. C’est Coluche qui est mouru, lui qui, comme le rock’n’roll, était « here to stay ». Y’a pas de justice.

« On ira tous au paradis… »

Mercredi 20 mai / à La Procure, en cherchant Cinquante nuances de Grey (pour offrir), je tombe par hasard sur Pour nous les hommes et pour notre salut − Jésus notre rédemption, de Jean-Pierre Torrell, un dominicain de 86 ans.  Enfer et damnation ! Exactement le bouquin qu’il me fallait pour prolonger la controverse que j’ai engagée tout seul, ici-même, le 6 mai.

La rédemption, nous dit le père, est l’œuvre de «  l’amour infini de Dieu » envers nous, et certainement pas d’une « caricature de justice humaine » obsédée par le péché. À l’appui de sa thèse, Le R.P. Torrell cite notamment saint Augustin, saint Anselme et saint Thomas d’Aquin, qui ne passent pas pour des parangons de modernisme (sauf peut-être le dernier, dans certains milieux pointus).

À en croire notre auteur, c’est après le Moyen Âge que Luther, Calvin et autres réformateurs, suivis hélas par les contre-réformateurs catholiques, ont jugé utile d’en rajouter sur la culpabilité et le châtiment, éternel si nécessaire.

Irons-nous pour autant « tous au paradis », comme nous le promet Polnareff ? Derrière ce tube signé Dabadie, les théologiens avertis auront reconnu l’apocatastase selon Origène, qui lui coûta quand même sa canonisation.

Si le deuxième concile de Constantinople a condamné sa doctrine en matière de péché, c’est que, mal comprise, elle peut vite servir d’alibi au je-m’en-foutisme. Quand se brouillent les différences entre « les bonnes sœurs et les voleurs / les saints et les assassins », sur quoi Diable fonder une morale – même athée ?

Sans aller jusque-là, ni confondre Polnareff avec Origène, il est temps d’en finir avec ces théologies de la culpabilité et de l’expiation qui nous ont fait tant de mal en pervertissant le message du président Jésus.

La nouvelle Bonne Nouvelle, selon Jean-Pierre Torrell, c’est que toutes les découvertes récentes sur l’Écriture et les Pères de l’Église nous ramènent à une théologie plus « humaine », si l’on ose dire : la rédemption est « entièrement centrée sur l’initiative de l’agapè divine ». Autrement dit, s’il y a un enfer et quelqu’un dedans, c’est qu’il l’a voulu et n’en démord pas. La seule limite à l’amour de Dieu, c’est la liberté de l’homme.

Séisme de magnitude 25

Lundi 26 mai / tremblement de terre, tsunami et  pommes de terre frites ! Le FN a fait le score prévu depuis trois mois par tous les sondages.

J’ai gardé pour ce lendemain d’élection dramatique une petite phrase de Thierry Pech, patron de Terra Nova, prononcée il y a quinze jours sur France Culture dans « L’Esprit public », de Philippe Meyer. À ses interlocuteurs qui évoquent la « non-campagne », Pech répond, visionnaire : « Le débat sur l’Europe aura lieu après le résultat, parce qu’il risque d’être traumatisant. »

Et d’enchaîner sur sa propre position, hélas moins visionnaire : « Le fédéralisme est contenu dans la monnaie unique, c’est ça qu’on est en train de découvrir dans la crise. » Parle pour toi, Thierry ! Séguin, Pasqua, Villiers, Chevènement et moi, on t’avait prévenu, il y a vingt-deux ans déjà. Où étais-tu en 1992 ?

Mais l’autre fait mine de ne pas m’entendre, et poursuit son raisonnement : « Si on ne veut pas du fédéralisme, il faut sortir de l’euro, et ça aura des conséquences incalculables… »

Sûr que ça aurait fait moins de dégâts si on n’y était point entré… Mais pas de regrets pour Maastricht ! En fait d’Europe, comme on l’a vu treize ans plus tard avec le Traité constitutionnel, un charme maléfique fait que, même quand le peuple dit non, c’est oui.

Bon, c’est pas tout ça, faut que je vous laisse ; j’ai de l’ouvrage au potager.[/access]

*Photo : Picture Perfect/REX/REX/SIPA. REX40326738_000006.

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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