Alors que Avengers – quintessence subliminale du vivre-ensemble à la sauce Disney – triomphe sur les écrans, les bédéphiles ont appris, il y a quelques semaines, la mort d’une figure de la BD d’auteur (de hauteurs en particulier) et populaire : F’murr, dont je n’échangerais pour rien au monde quatre fantastiques anti-héros de son Génie des alpages (Romuald, Athanase Percevalve, le chien de berger, le renard fou) contre la tribu de héros du syncrétisme Marvel.
La ligne vallonnée
Tout le monde a été un jour ou l’autre interloqué par une couverture de la série culte Le Génie des alpages , née dans les pages de la revue Pilote à l’aube des années 70: couleurs champêtres, trait chaloupé, composition bigarrée, cadrages alertes (l’image se révèle dans sa totalité une fois le verso déplié). Soit le style rebutait, soit il titillait l’envie d’en voir plus. Et gare à celui qui franchissait le cap d’ouvrir la BD : le lecteur ne pouvait plus décrocher ses yeux de cette vallée de larmes du rire, à condition de mettre de côté tous ses préjugés, ses habitudes de lecture. En effet, derrière ces fastidieux dessins aux allures d’ébauche naïve, se cachait l’épure d’un génie du loufoque et de l’absurde. Si Hergé est le père spirituel de la ligne claire, F’murr a adopté la ligne clairement vallonnée, avec la poésie en point culminant – saupoudrée d’une dimension écolo – à l’instar de son confrère Fred, auteur de Philémon (tous deux publiés chez Dargaud).
D’ailleurs, Le Génie des alpages et Philémon apparaissent aujourd’hui comme des séries typique des années 70 et 80, quand la BD avait le sens de la poésie débridée, onirique. Pour l’anecdote, Fred recevra le Grand Prix du festival d’Angoulême en 1980, et F’Murr le très honorable prix de la Meilleure œuvre comique française (pour l’album Barre-toi de mon herbe, Tome 3 du Génie des alpages) du même prestigieux festival, en 1978.
C’est dire si la série a marqué de sa pierre verdoyante le monde de la BD.
Moquer les VRP du progrès
Car ce théâtre des alpages n’est qu’une allégorie de notre société, dans laquelle se dessinent notamment les antagonismes entre monde ancien et progressisme en goguette, incarné par des touristes de tout acabit (étudiants sur les traces du folklore local, fonctionnaires européens, édiles en campagne, hélicoptères en rase-motte et autres intrusions de « modernes » indésirables). Autant d’intrus ramenant leurs obsessions dérisoires dans la campagne, une pollution comme une autre. Ainsi, parmi ces saynètes pastorales, on retiendra une emblématique double planche du dernier album de la série, …Courent dans la montagne, paru en 2007, cristallisant tout le charme et la force naturels de ces alpages en folie : un VRP du progrès clame au vent de la vallée ses desseins rupestres – la création d’un Espace Culturel Patrimonial Touristique – aux bienfaits innombrables. Fatigué lui-même de sa logorrhée progressiste étalée sur deux pages, il finit par s’allonger de tout son long dans l’herbe, face au ciel, lâchant « Fait sacrément beau aujourd’hui. J’ai envie de ne rien faire… ». « Ouf !» interjettent alors le berger et son chien, pendant qu’une brebis restée dans son coin rumine : « Toujours des nouvelles têtes ! »
Un grand monsieur de la B.D.
Humour bébête pour les uns, quintessence jubilatoire de la comédie humaine animalière pour les autres, Le Génie des alpages sollicite également une faculté devenue denrée rare aujourd’hui : la contemplation, tant l’arrière-plan joue un rôle de premier choix dans la série. L’herbe n’est jamais plus verte ailleurs, sauf chez F’mur, les admirateurs des Monty Python l’auront compris.
J’ai eu la chance d’échanger une correspondance épistolaire – certes sporadique – pendant plusieurs années avec ce grand monsieur du 9ème art. L’homme dégageait une grande sagesse. Dans ces lettres bienveillantes, à l’écriture soignée, appliquée, il m’a peut-être livré le secret de son art, au détour de l’évocation de ses personnages : « Il leur faudra être patients pour que l’on parvienne, Romuald et moi, à l’âge adulte. »
Puisse le 7ème art ne jamais toucher à un poil du Génie des alpages, pour ne pas le dénaturer, le récupérer, le souiller de sa bêtise collective (il l’a déjà fait avec tant d’autres : Snoopy, Boule et Bill, Tintin, Astérix, Gaston Lagaffe, etc.), afin de préserver intact, immaculé, cet univers – 14 sommets d’imagination au pouvoir vertigineuse -, comme la neige éternelle du Mont Fuji.
Le Génie des alpages, tome 3 : Barre-toi de mon herbe
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