Je suis europhobe, mais on me soigne


Je suis europhobe, mais on me soigne

europhobe ue reuters

Tout bien portant est un malade qui s’ignore. Je croyais échapper jusque-là à cet adage de Claude Bernard immortalisé par le Dr Jouvet. Ben non. Figurez-vous que je suis atteint grave d’« europhobie ». Certes, je ne sais pas trop ce qu’est l’Europe, ou plutôt je sais trop bien qu’il en existe une infinité de définitions exhaustives. Mais la phobie, je crois connaître, et d’ailleurs, le Petit Robert est là pour me rappeler que ce n’est pas joli joli : « Phobie ( Psycho.)  : crainte excessive, maladive de certains objets, actes, situations ou idées. Agoraphobie, claustrophobie, éreutophobie, photophobie, zoophobie. »

Certes, il existe une acception moins aliéniste du mot, mais guère plus rassurante, puisque, toujours d’après le Petit Bob, le terme, dans son sens courant, renvoie à des « peurs ou aversions instinctives », à la « haine » ou à l’« horreur ». Or, de nos jours, chacun sait que la haine est une maladie sociale répertoriée, suivez mon regard (ou plutôt ne le suivez pas, 24,8%, c’est bien assez).

Ce mot, je l’ai lu pour la première fois dans une dépêche Reuters sur Jean-Marc Ayrault (homme politique français, en poste à Matignon de 2012 à 2014, nous dit Wikipédia, info à vérifier).[access capability= »lire_inedits »] Lors d’un discours prononcé le 12 mai à Rézé, dans l’agglo nantaise, ledit Ayrault avait déclaré devant un Martin Schulz aux anges : « S’il y a un seul message que je veux transmettre ce soir, c’est de relever la tête, de faire face à cette vague d’europhobie, de populisme et de nationalisme d’un autre âge qui est en train de déferler d’une capitale à l’autre, de Paris à Budapest. » Le texte en lui-même ne m’avait pas choqué. Après tout, comme le disait l’inspecteur Harry dans La Dernière Cible : « Opinions are like assholes. Everybody’s got one and everyone thinks everyone else’s stinks.»[1. « Les opinions, c’est comme les trous du c… Chacun en a un, et chacun pense que celui des autres pue. »]  En clair, qu’Ayrault qualifie ses adversaires non plus de banals populistes ou d’affreux nationalistes mais de cas pathologiques, c’est presque de bonne guerre. Mais j’ai été choqué que le journaliste de Reuters titre sa dépêche : « Ayrault appelle à combattre l’europhobie et le populisme », sans mettre de guillemets à « europhobie ». Ce faisant, le journaliste validait la psychiatrisation des opinions déviantes, ce qui est moyen cool.

Il faut croire que ce genre de réticences n’existe que dans mon cerveau malade, puisqu’après avoir googlé le mot « europhobe »  (600 000 entrées fin mai !),  je me suis rendu compte qu’il avait été, durant cette campagne, massivement entériné par la fine fleur de mes confrères. Avec des bémols cependant. Au Monde, on joue la nuance. L’europhobie sert uniquement à qualifier les fous dangereux de droite, par opposition aux eurosceptiques de gauche qui, bien qu’étant dans l’erreur absolue, continuent d’appartenir à la communauté des humains fréquentables. Ouf, me voilà rassuré, si ça se trouve, je ne suis pas concerné.

Hélas, on ne prend pas tant de pincettes au Figaro, où l’on prêche pour une condamnation en bloc, including Sapir,  Tsipras (l’extrême gauchiste grec) et votre serviteur puisque, comme l’expliquait Jean-Jacques Le Mevel, correspondant à Bruxelles, dès le 14 février : « À la droite de la droite surtout, mais aussi à la gauche de la gauche, l’europhobie a le vent en poupe. » Misère, me voilà recontaminé.

Heureusement pour moi, au fil de la campagne, il semble bien que ce soit l’acception étroite –celle du Monde −  qui se soit imposée, quoiqu’elle qualifie un spectre assez large de partis méchants (FN, UKIP, Aube dorée, Beppe Grillo). Bien fait pour eux.

On remarquera néanmoins que, si l’expression fait un malheur chez les politologues, les journalistes, les blogueurs et les seconds couteaux de la politique, les grands leaders nationaux  se sont bien gardés de l’utiliser. Tout comme Sarkozy dans sa tribune du Point, Valls au soir des européennes, et Hollande dans son allocution du lendemain. Peut-être ont-ils compris qu’ils pourraient, un jour, avoir besoin des suffrages de ces cerveaux malades.[/access]

*Photo : DR.

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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De l’Autonomie ouvrière à Jalons, en passant par l’Idiot International, la Lettre Ecarlate et la Fondation du 2-Mars, Marc Cohen a traîné dans quelques-unes des conjurations les plus aimables de ces dernières années. On le voit souvent au Flore.

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