Éric Rohmer, conteur moral


Éric Rohmer, conteur moral

eric rohmer baecque

Éric Rohmer, de son vrai nom Maurice Schérer, est un classique. Pas seulement par la place que lui accorde l’histoire du cinéma, mais d’abord par choix esthétique, moral et même politique. L’un des grands mérites de la biographie publiée ces jours-ci par Antoine de Baecque et Noël Herpe est de mettre l’accent sur cette ligne de force d’une œuvre souvent réduite par ceux qui ne l’aiment pas à quelques clichés autour de jeunes filles marivaudant dans des décors de téléfilms et jouant insupportablement faux. Dans un de ses tout premiers articles critiques, le cinéaste s’est amusé à inverser le célèbre axiome rimbaldien, « Il faut être absolument moderne », en proclamant : « Il faut être absolument classique. » Mais il s’agit, selon les auteurs, d’un « classicisme d’après les ruines, aussi consubstantiel au chaos de l’après-guerre que la musique de Beethoven ou les romans de Balzac le furent au lendemain de la Révolution. Le cinéma est bel et bien investi d’une mission rédemptrice, celle d’exhumer les soubassements mythiques que ne sait plus voir le XXe siècle. De retrouver, par-delà la catastrophe, le secret de la beauté indubitable. »

Cette inscription dans l’héritage peut déconcerter tant Rohmer est identifié à la Nouvelle Vague, dont on répète sans trop se poser de questions qu’elle a « révolutionné le cinéma ». Il est vrai que le classicisme de Rohmer s’est construit sur la certitude que les autres arts, peinture, littérature, musique, qu’il connaissait très bien, étaient arrivés en bout de course et ne pouvaient plus que se caricaturer dans des expérimentations de plus en plus stériles. Le cinéma, encore jeune, pouvait, non pas les remplacer, mais les sauver et rendre à la tradition sa modernité puisque, Rohmer le savait, seule la tradition est moderne.[access capability= »lire_inedits »]

Classique, passe encore, mais en prime Rohmer est plutôt réac, ce qui gêne aux entournures les deux biographes. Ainsi s’efforcent-ils, non sans mauvaise foi, de minimiser le rôle des amis sulfureux de l’après-guerre, comme Paul Gégauff, provocateur, séducteur, fêtard, cynique, tout l’opposé de Rohmer et l’un de ses scénaristes préférés. Rohmer lui-même ne clame pas sur tous les toits qu’il était abonné à La Nation française de Pierre Boutang, et lié avec l’écrivain Jean Parvulesco, émigré roumain, proche de l’OAS, qui jouera dans plusieurs de ses films,

La postérité repose parfois sur des malentendus. Pour le critique des Cahiers du Cinéma comme pour le metteur en scène de Ma nuit chez Maud, la Nouvelle Vague ne pouvait être qu’un retour au classicisme

y compris des plus tardifs comme L’Arbre, le maire et la médiathèque, fable écologiste sortie à la veille des législatives de 1993.

C’est sans doute dur à avaler pour les amateurs d’idées binaires, mais la Nouvelle Vague fut une avant-garde réactionnaire. Rohmer était l’aîné d’une petite bande qui l’a aidé à prendre le contrôle des Cahiers du Cinéma. Ils avaient pour nom Godard, Chabrol, Truffaut. Et n’avaient guère à voir avec la légende gauchisante, si l’on en croit Parvulesco : « Ce groupe a toujours été d’extrême droite, sauf Rivette. Bien sûr, rien n’était crié sur les toits, mais dans notre baratin entre nous, c’était clair. Gégauff l’était par pose, Godard par dandysme, Truffaut était fasciné par les collaborateurs, Schérer était un grand mystique, catholique et royaliste. » Ce secret des origines ne dit sans doute pas tout de la Nouvelle Vague ni du cinéma de Rohmer en particulier. Mais il explique que la question de la foi en soit le cœur vivant.

Le « grand Momo » était un homme secret, qui s’épanchait peu – la morale classique, toujours. Il est né à Tulle en 1920, dans une maison avec vue sur la Corrèze, deux ans avant son frère, le futur philosophe René Schérer. Son père, fonctionnaire à la préfecture, ne jure que par l’éducation de ses enfants : lectures, mises en scène de pièces de théâtre au lycée, mais aussi jeux sous les combles et dans le jardin. Maurice est un enfant sage, peut-être un peu mélancolique.

Sa première passion, l’écriture, l’accompagnera toute sa vie. Les scénarios de ses films seront souvent tirés de nouvelles écrites par le jeune homme déçu, devenu professeur certifié de lettres classiques après avoir échoué à Normale sup’ et à l’agrégation. Démobilisé et installé à Paris dans une chambre meublée dès 1943, il publie des textes où perce déjà ce qui, vingt- cinq ans plus tard, irriguera la trame janséniste et sensuelle de Ma nuit chez Maud ou celle, aimablement fétichiste, du Genou de Claire[1. Ces nouvelles sont recueillies pour la première fois dans Friponnes de Porcelaine (Stock), qui accompagne la sortie de la biographie.]. Mais son roman, Élisabeth, publié en 1946 chez Gallimard, ne connaît aucun succès.

À cette occasion, il fait pour la première fois usage d’un pseudonyme. Sur cette manie des alias, on croira Rohmer sur parole : Maurice ne voulait surtout pas faire de peine à sa mère, pour qui toute carrière autre que professorale s’apparentait à une inacceptable bohème. Peut- être est-elle aussi, cette manie, une autre marque d’un classicisme qui entend dompter les errements du moi par la perfection formelle et la finesse des personnages. Peu importe l’auteur, seule l’œuvre compte. D’où, aussi, l’économie de moyens à laquelle il se tiendra, même dans les périodes plus fastes de sa carrière.

Cependant, soyons honnête, sans les actrices rohmériennes, on ne serait peut-être pas devenu rohmérien. Certains d’entre nous ne se sont jamais remis d’avoir vu le corps de Jessica Forde dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle ou celui d’Haydée Politoff dans La Collectionneuse. Pas tant parce que Rohmer les aimait, mais parce qu’il savait les faire bouger, lui qui définissait le cinéma comme « art de l’espace ». Fasciné par Pascal autant que par la comtesse de Ségur, Rohmer a donné à ses comédiennes ce mélange de gravité et de candeur, de pertinence et de cruauté, qui font d’elles autant de petites amies possibles, éternellement jeunes, que l’on retrouve sur les plages bretonnes ou dans les décors d’une ville nouvelle, toujours habitées par ce qu’on pourrait appeler, par un léger abus de terminologie pascalienne, la grâce efficace.[/access]

Éric Rohmer, d’Antoine de Baecque et Noël Herpe (stock, 2014).

On signalera la parution récente de Rohmer, l’intégrale, Éditions Potemkine, 30 DVD.

Mars 2014 #11

Article extrait du Magazine Causeur



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