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En Droit, la forme n’est pas une question de forme


En Droit, la forme n’est pas une question de forme

juges elisabeth levy daumier

Jacques M. a de la chance. Pesaient sur lui des accusations très graves. De viols et d’assassinats. Après plusieurs procédures, des années de détention, il a été définitivement acquitté en 2008. Il a touché 200 000 € d’indemnisation et vit aujourd’hui avec sa femme et son fils exerçant la profession de maçon.

Le 29 janvier 2014, une « information » indique que son ADN aurait été retrouvé sur les vêtements d’une des victimes. Pour le déplorer, la presse a rapporté « qu’en l’état actuel du droit français, l’intéressé ne pouvait définitivement plus être inquiété ». Des sites pour réclamer un nouveau procès se sont ouverts, ainsi que des pages Facebook remplies immédiatement de dizaines de milliers de signatures. Des parlementaires, appliquant comme toujours la règle : « un fait divers une loi », ont sollicité un nouveau texte qui aurait permis de mettre fin à ce que l’on appelle « l’autorité de la chose jugée en matière pénale ». Et une partie de l’opinion publique a suivi, démontrant une fois de plus son inculture judiciaire, et son incompréhension de ce qu’est la justice pénale. L’impunité de Jacques M., s’il est vraiment coupable, ce qui n’a encore jamais été établi, peut apparaître difficilement supportable. Mais on ne traite pas des questions de justice et surtout de principes aussi essentiels sous la pression de la clameur et du besoin compulsif de punir. L’auteur de ces lignes est très à l’aise pour en parler, ne faisant pas partie particulièrement des indulgents, et des adeptes de la théorie de l’excuse.

De quoi s’agit-il ? Qu’est-il demandé ? Tout simplement l’abolition, la suppression, l’abandon d’un principe qui date (comme d’habitude) du droit romain. Exprimé en latin par l’adage «Non bis in idem », il dispose qu’on ne juge pas un homme deux fois pour les mêmes faits, dès lors qu’une décision de justice définitive a été rendue. C’est « l’autorité de la chose jugée ». Qui n’est pas là pour protéger les assassins, mais bien les innocents. Nos militants acharnés de la restriction des libertés, réclamant en urgence une nouvelle loi, oublient au passage qu’il faudrait que le Parlement français viole à cette occasion plusieurs textes que notre pays s’est solennellement engagé à respecter : la Convention européenne des droits de l’homme,  le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et enfin, l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Mais pourquoi s’arrêter à de tels détails des lors qu’il s’agit de flatter ?

Mais surtout, et c’est pour moi le plus grave, cela remettrait en cause un bloc de principes qui sont la pierre angulaire d’un dispositif qui nous permet de vivre ensemble. La « justice pénale » n’est pas un idéal philosophique. Justice avec un petit j, elle est un dispositif pragmatique, prosaïque et surtout humain destiné à faire fonctionner la société des hommes.

L’État, énorme progrès, s’est arrogé l’exercice de « la violence légitime » qui est le « pouvoir sur les corps », violence terrible qui peut s’exprimer par la peine de mort ou par l’enfermement à vie entre quatre murs. Ce pouvoir absolument indispensable qui doit être exercé avec rigueur, cette formidable puissance, l’État l’a arraché à la justice privée, à l’arbitraire. Qui veut se rappeler les mécanismes de la vendetta tout en lisant un magnifique roman se reportera à l’ouvrage d’Ismaïl Kadaré  Avril brisé et à la description du «Kanun » albanais.

Le problème rencontré par l’État est qu’il doit s’en remettre à des mécanismes gérés par les hommes. Avec leurs limites, leurs faiblesses, leurs petitesses, qui impliquent qu’on ne peut pas leur faire confiance. Alors pour protéger les droits de ceux qui respectent les règles du jeu, on a mis en place tous ces mécanismes qui ne sont finalement que l’expression de la défiance vis-à-vis de la faiblesse humaine. Et le moyen de protéger de l’arbitraire.

Notre civilisation et celles dont nous sommes issus ont  inventé la collégialité des décisions parce que l’on ne peut s’en remettre à un seul, le double degré de juridiction parce qu’une collégialité peut quand même se tromper, la charge de la preuve à l’accusation, le bénéfice du doute profitant à l’accusé, la présomption d’innocence, le droit à un avocat pour rééquilibrer (si peu) la formidable dissymétrie entre l’État et l’individu poursuivi. Le secret professionnel de celui-ci qui devrait être absolu (et qui dans les faits ne l’est plus depuis longtemps). Tout Ce formalisme dont les utilitaristes nous disent qu’il est encombrant serait là pour protéger les méchants ? Absurde proposition, c’est exactement le contraire. Il est là pour éviter d’exposer les gentils à l’arbitraire.

Ces contraintes sont combattues par ceux qui croyant agir pour un idéal de Justice, oublient que l’on parle d’un système pragmatique, prosaïque et faillible. Probablement animés aussi par le désir si humain de vengeance, ils ne veulent pas que l’on privilégie la forme sur le fond, alors que c’est la condition impérative de la légitimité de la décision de punition de ceux qui ont transgressé gravement la règle publique. En refusant ce respect, en faisant poursuivre à cette justice des objectifs qui ne sont pas les siens ils mettent en cause le pacte social et exposent les innocents.

Tournons-nous vers ceux qui ont réfléchi, écrit, travaillé à la mise en place de ces progrès de civilisation. Écoutons ce que nous dit l’un des plus grands d’entre eux  Rudolf von  Jhering  qui a si bien démontré que le formalisme présent au sein de l’organisation et du fonctionnement de la justice était le principe protecteur des droits des justiciables. Il nous a légué cette magnifique sentence : « Ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté ».

On constate avec tristesse, jour après jour, toutes ces tentatives régressives pour mettre à bas des règles et des principes dont certains sont parfois bimillénaires. En France, un coupable en liberté est une horrible injustice, un innocent en prison à peine un désordre.  Alors que c’est exactement le contraire. On privilégie la poursuite et la punition. La presse applaudit lorsque l’on foule aux pieds les règles de procédure dès lors que c’est pour mettre en cause un élu. On fait du fonctionnement de la justice un absolu, alors qu’elle est d’abord et avant tout humaine et que grâce à tout ce formalisme elle peut faire de son mieux.

Alors, voir Jacques M. en liberté peut mettre en rage. Non seulement je le comprends, mais je le partage. Mais, c’est le prix à payer. Pour que l’État puisse continuer à remplir légitimement la mission que nous lui avons confiée : juger en notre nom à tous. Pas de Pierre de Paul ou de Jacques. Non, d’une abstraction qui s’appelle le peuple français. Par l’application des règles dont il s’est doté qui sont notre héritage et que nous devrions mieux préserver. On doit surmonter ces sentiments, et cette colère. Pour préserver ce qui doit l’être. Cela s’appelle la vertu. Les Romains savaient la pratiquer. Ce sont eux qui nous ont légué l’essentiel de ces règles.

 

 



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