Les djihadistes ne sont pas les damnés de la terre


Les djihadistes ne sont pas les damnés de la terre
Jean Birnbaum, par Hannah Assouline.
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Jean Birnbaum, par Hannah Assouline.

Directeur du Monde des livres, Jean Birnbaum vient de publier Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil, 2016).

Daoud Boughezala. Soyons directs : en lisant votre critique de l’angélisme de la gauche face au djihadisme et à l’islam, je me suis demandé où était passé le Jean Birnbaum qui encensait Aymeric Caron et fustigeait « les fantasmes sur la délinquance, l’immigration, les Roms » d’Alain Finkielkraut…

Jean Birnbaum : Pardon mais vous confondez deux articles. Les mots que vous citez sont extraits d’un papier qui n’était pas consacré à Finkielkraut et où il n’était jamais cité. C’est un tout autre article qui avait mis en fureur Finkielkraut et ses amis, celui où je rendais compte de son Identité malheureuse. Relisez-le, vous verrez que j’y saluais d’abord ses textes passés, son art d’hériter, de transmettre. Je connais bien son œuvre, j’ai lu non seulement ses livres mais aussi ses contributions aux revues les plus obscures, et c’est cette familiarité qui a rendu ma critique douloureuse. Car critique il y avait. Je soulignais quelques évolutions périlleuses, je montrais comment Finkielkraut a peu à peu délaissé le souci de la République pour l’obsession de « l’identité », et comment ce glissement le conduisait à jouer avec le feu. On peut ne pas partager cette analyse, mais la campagne qu’elle a suscitée montre surtout que, dans notre pays, toute critique, même argumentée, tend désormais à être disqualifiée comme une attaque personnelle, voire une « chasse à l’homme »… Un tel réflexe illustre la pulsion schmitienne qui travaille certains de nos intellectuels, lesquels somment chacun de choisir son camp : ami ou ennemi, pas de milieu ! Et voilà comment, au nom de la lutte contre les « bien-pensants », on évacue le débat d’idées tout en favorisant le journalisme servile…

Puisque vous conspuez le « journalisme servile », permettez-moi de vous dire que vous noyez le poisson. Lorsque Finkielkraut rappelait l’identité musulmane des terroristes, vous l’épingliez, alors qu’aujourd’hui vous rejoignez ses constats…[access capability= »lire_inedits »]

Les remarques critiques qui étaient alors les miennes n’ont rien de contradictoire avec la thèse de mon nouveau livre. La religion et l’élan spirituel n’ont jamais été les sujets d’Alain Finkielkraut. Quand il évoque l’islam, il parle des boucheries hallal dans les rues, pas de la religion en tant que telle, comme mode d’être au monde, comme rapport à des textes sacrés. Le réel du croyant n’a jamais été au centre de ses préoccupations, s’agissant de l’islam mais aussi du judaïsme. Dans ses entretiens avec Benny Lévy sur la laïcité (Le Livre et les livres, Verdier, 2006), il précise d’emblée que, s’exprimant à ses côtés dans une synagogue, il se sent « un peu comme le loup dans la bergerie »… Cette formule résume bien les choses.

Le djihadisme n’est pas sans rapport avec l’islam et les vagues d’immigration qui ont importé cette religion en France. Je vous rappelle que les terroristes de janvier et de novembre 2015 étaient tous issus de l’immigration maghrébine…

Le propre de la religion, c’est d’être sans patrie ni frontières. La guerre civile qui ravage l’islam de l’intérieur se déploie à l’échelle mondiale. Les islamistes iraniens ou les djihadistes syriens ne sont pas vraiment ce qu’on appelle des immigrés. De la même manière, il existe dans notre pays un djihad bien français, un djihad « de souche », si j’ose dire, incarné par les nombreux convertis que compte ce mouvement.

Je vais prendre le problème par un autre bout. S’il n’y a pas de fondamentalistes chiites en France, c’est sans doute parce qu’il n’existe pas d’immigration iranienne massive dans notre pays. Rendez-vous à l’évidence : il y a bien un lien entre la culture d’origine des gens que vous accueillez et le type de dérive extrémiste que cela engendre…

Ce qui m’intéresse, ce à quoi il faut faire face, c’est la puissance d’aimantation planétaire du djihadisme. Or, ce mouvement théologico-politique est irréductible aux lectures nationales et donc au clivage entre natifs et migrants. Le djihadisme, c’est cette cause dont le rayonnement est désormais si puissant qu’elle peut embraser un jeune Normand ou une élève de khâgne issus de familles chrétiennes. Ce constat devrait suffire à faire comprendre qu’on ne saisit rien à ces enjeux en s’abandonnant à une rhétorique anti-immigrée. La gauche marxiste ne veut voir dans les djihadistes que des déshérités. La droite nationaliste voudrait, elle, les confondre avec les immigrés. Voilà deux bêtises, deux manières d’évacuer la puissance autonome de la religion.

Diagnostiquer l’échec actuel de l’intégration, ce n’est pas forcément être Drumont ou Déroulède mais passons. Au contraire de nos gouvernants et de bien des intellectuels de gauche, vous avez le mérite de nommer l’ennemi, à savoir le terrorisme islamiste. Comment expliquez-vous la cécité d’un grand esprit comme Emmanuel Todd qui a qualifié la manifestation du 11 janvier 2015 de déchaînement de « haine islamophobe » ?

J’ai lu avec grand intérêt son livre Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 2015). Comme toujours, il a de belles fulgurances. Mais ce qui me frappe, chez lui, c’est encore l’évacuation du religieux. La seule religion qui intéresse Todd, ici, n’est plus vivante : c’est ce « catholicisme zombie » qui pousse les masses françaises à haïr « la religion des faibles », l’islam. Or l’islam, justement, et surtout sa perversion djihadiste, Todd n’en parle jamais. Dans son livre, il annonce à plusieurs reprises qu’il va y venir, mais on attend toujours. Le constat s’impose : dans cette étude de « sociologie religieuse » consacrée à la France ensanglantée de l’après-Charlie, la seule spiritualité que Todd met en rapport avec une violence, c’est celle des « masses fraîchement déchristianisées »…

J’y vois le symptôme d’un certain ethnocentrisme…

Todd adopte effectivement une posture en apparence solidaire mais en réalité assez condescendante : celle de l’intellectuel phare qui proclame la vérité et vole au secours des masses opprimées. Sous sa plume, les musulmans ne sont jamais des acteurs à part entière, ils apparaissent comme un agrégat informe de victimes, comme la simple cible des « zombies » catholiques… À l’instar de beaucoup de gens à gauche, Todd a une vision purement française de ces enjeux. Il semble ignorer que le monde musulman est aujourd’hui traversé par un débat planétaire, qu’il est rongé de l’intérieur par des contradictions violentes, et surtout que les musulmans ne sont pas les jouets de ce drame qui engage chaque jour un peu plus le cours du monde entier : ils y jouent les rôles principaux.

Cette pensée ubuesque découle peut-être d’une forme de mauvaise conscience postcoloniale. D’ailleurs, si la gauche française a été profondément influencée par l’anticolonialisme, elle est également imprégnée de religiosité, à travers tout le courant progressiste catholique. Compte tenu de cet ADN, pourquoi peine-t-elle tant à penser le spirituel et l’islam ?

Paradoxalement, cette sensibilité à la question religieuse a entraîné bien des illusions vis-à-vis de l’islam politique. Car la gauche a accumulé les contresens en comparant l’islam politique à ce qu’elle connaissait : par exemple la « théologie de la libération », en Amérique latine, ces simples chrétiens ou même ces ecclésiastiques qui se sont investis dans le mouvement social et, parfois, révolutionnaire. Après tout, se sont dit beaucoup de militants de gauche, si une telle alliance a été possible, pourquoi n’en serait-il pas de même avec l’islam politique ? Mais c’était négliger cette âpre réalité que le marxiste libanais Gilbert Achcar est l’un des rares souligner : si la théologie de la libération chrétienne a épaulé le mouvement ouvrier, l’islam politique, lui, a partout marginalisé la gauche. Avant de l’éliminer.

L’Algérie indépendante est un cas éclairant : alors que porteurs de valises et « pieds-rouges » avaient soutenu le FLN, ils se sont retrouvés Gros-Jean comme devant, après 1962. Loin de réaliser le socialisme, la nomenklatura algérienne a réislamisé le pays. Les premiers à avoir dénoncé cette dérive sont des femmes restées vivre au pays après l’indépendance. Est-ce un hasard ?

Le simple fait que la philosophe Monique Gadant, la sociologue Fanny Colonna ou, plus tard, ma consœur Catherine Simon soient presque les seules à avoir écrit sur le sujet est sans doute révélateur. Les femmes ont été les premières, non seulement à subir frontalement la politique massive d’islamisation du FLN dans « l’Algérie nouvelle », mais à décrire cette dérive que beaucoup de gens, à gauche, ne voulaient pas voir. Certaines d’entre elles l’ont payé cher, intellectuellement mais aussi, parfois, physiquement, quand leurs proches étaient touchés. Pendant que le FLN s’efforçait de remettre « les femmes à la niche », pour reprendre la formule de Djamila Amrane, une grande partie de la gauche refusait d’admettre la dimension religieuse du nationalisme algérien, de peur de déshonorer la lutte anticolonialiste et de « faire le jeu » de l’extrême droite.

L’Histoire se répète : après qu’Élisabeth Badinter a déclaré qu’elle refusait de céder au chantage à l’islamophobie et ne renoncerait pas à son combat laïc, le PS s’est scindé en deux, les uns la soutenant, d’autres la conspuant. Le « parti de la soumission » a-t-il conquis les états-majors de gauche?

Cette fois encore, je vous laisse la responsabilité de vos expressions, mais s’il s’agit de s’interroger sur l’existence d’une gauche qui tendrait la main aux islamistes, je crois qu’en France, cette tentation est très marginale. Il n’y a rien de comparable à ce qui s’est passé en Grande-Bretagne, où des alliances ont parfois été nouées. En France, le seul parti de gauche qui s’est confronté à cet enjeu, c’est le Nouveau Parti anticapitaliste. Mais, d’une part, il ne l’a pas fait sur une ligne prétendument « islamo-gauchiste » : dans la tête de ses dirigeants, un parti révolutionnaire devait être implanté au sein des quartiers populaires, où la question religieuse se pose ; l’espoir était de faire le lien entre la vieille culture du mouvement ouvrier et les nouvelles rébellions des cités. D’autre part, comme en a témoigné l’affaire de la « candidate voilée », à Avignon, en 2010, cette tentative a très vite plongé le parti de Besancenot dans une crise interne dont il ne s’est jamais remis. À cette occasion, les militants de cette organisation ont admis qu’ils avaient buté sur un obstacle auquel leur culture politique ne les avait guère préparés : la religion et sa puissance propre, encore une fois. Mais cet épisode, par son caractère exceptionnel, montre bien qu’en France, non seulement la tentation de la main tendue aux religieux est faible, mais que la tendance globale est plutôt à l’ignorance, voire à l’hostilité. Du reste, s’il y a ici ou là des velléités d’alliance avec des associations musulmanes, voire intégristes, elles sont plutôt à droite : lors des dernières élections municipales, de tels liens se sont noués sur la base de l’hostilité au « mariage pour tous », par exemple.

Quand bien même aurait-elle les mains blanches, la gauche s’acharne à minimiser la gravité du djihadisme. Fait-elle ce cadeau au Front national en croyant ainsi enrayer sa progression ?

Du stalinisme à l’anticolonialisme, la gauche a souvent occulté certaines vérités embarrassantes pour ne pas faire le jeu de l’extrême droite. Son actuelle paralysie face à la question islamiste est contre-productive. Couper l’herbe sous le pied de l’extrême droite requiert au contraire de reconnaître l’énergie proprement religieuse qui irrigue cette violence-là, comme le font les nombreux intellectuels musulmans que je cite dans mon livre, et qui se battent sans cesse pour soustraire leur foi à ceux qui voudraient en faire une grimace sanglante.

À la fin de votre livre, vous comparez l’enrôlement des djihadistes dans les rangs de l’État islamique à celui des volontaires dans les brigades internationales durant la guerre d’Espagne. Pourquoi ?

Tout part pour moi de ce constat qui devrait empêcher tout militant de gauche de dormir : le djihadisme constitue désormais la seule cause pour laquelle des milliers de jeunes Européens sont prêts à aller mourir loin de chez eux. Les précédents ne sont pas si nombreux et, dans l’imaginaire de la gauche, celui des brigades internationales en Espagne est central. Malgré les différences radicales entre les deux types d’engagement, les comparer point par point se révèle très éclairant. Dans les deux cas, les jeunes qui partent se réclament d’une quête de justice et d’égalité, ils disent voler au secours de leurs « frères » (ouvriers en Espagne, musulmans en Syrie, le mot utilisé est le même), et ils sont convaincus que ce qui se joue, sur le front qu’ils rejoignent, c’est le destin de l’humanité tout entière.

L’une des différences entre les profils des brigadistes internationaux et des djihadistes, c’est le nombre nettement plus élevé de femmes qui s’engagent aux côtés de l’État islamique. Nos esprits occidentaux biberonnés au féminisme ont du mal à concevoir un tel engouement pour ce qu’on considère comme une servitude volontaire.

Dans un reportage réalisé au cœur de Raqqa, capitale de l’État islamique, il y a moins d’un an, on a pu voir une scène édifiante. Une femme entièrement voilée, équipée d’une caméra cachée, arrive dans un cybercafé rempli de Françaises en burqa assises devant des ordinateurs. Toutes parlent en français, et l’une dialogue avec sa mère sur Skype : « Maman, il ne faut pas croire ce qu’on dit à la télé ! », lance-t-elle. Pour ces femmes, comme pour leurs compagnons, la vie dans l’État islamique, c’est la vie émancipée, la vie vraiment humaine.

Vous n’y allez pas un peu fort là ?

Comme le disait Michel Foucault à propos de la révolution iranienne, il faut saisir ce qui se passe « dans les têtes ». Si l’on veut comprendre pourquoi l’État islamique attire tant de jeunes révoltés, on ne peut pas se contenter d’indignations et de réprobations. Régis Debray a écrit de belles pages sur le jeune djihadiste qu’il voit comme un « petit frère » dévoyé. Le sentiment qui met ces jeunes en mouvement, ce n’est pas d’abord la haine, mais l’enthousiasme. Leur arme absolue, c’est l’espoir. Pour avoir des conséquences sanglantes, cette espérance ne mérite pas moins d’être prise au sérieux. Et on ne pourra rien y comprendre en escamotant la puissance propre à la religion.[/access]

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Février 2016 #32

Article extrait du Magazine Causeur



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