Le monde d’hier


Le monde d’hier

attentats de Paris Le monde d'hier Stefan Sweig

Les grands prêtres de l’éternel retour des années trente devraient laisser tomber leurs analogies simplistes pour se consacrer au moins à quelques grands textes qui éclairent notre époque plus sûrement que tous les rapprochements simplistes. Parmi ces œuvres, il y a Le Monde d’hier, de Stefan Zweig, sans doute la plus belle chose qu’un Autrichien ait pu écrire sur le destin de Vienne au xxe siècle, sans doute aussi le portrait le plus lucide qu’un Européen ait pu dresser de sa civilisation s’abîmant dans le chaos. Quand Zweig revient en Autriche en 1937, c’est pour dire adieu à ses proches et à ses amis qu’il tente de prévenir du danger hitlérien. En vain. Zweig ne sera resté que deux jours dans sa ville natale et en la quittant, il écrit : « Et à l’instant où le train passait la frontière, je savais comme Loth, le patriache de la Bible, que derrière moi tout était cendre et poussière, un passé pétrifié en sel amer. » L’aveuglement que Zweig a trouvé dans la Vienne qui se prépare à l’Anschluss est celui d’une société bercée par l’illusion de la sécurité, indifférente au danger qui est à ses portes, comme elle l’était déjà à la veille de la Première Guerre mondiale : « Personne ne croyait à des guerres, des révolutions et à des bouleversements. Tout événement extrême, toute violence paraissaient presque impossibles dans cette ère de raison. » Par deux fois, Zweig a vu son monde basculer tragiquement et irrévocablement dans le passé pour devenir le monde d’hier.

Nous avons plus de chance que les Autrichiens de 1914 ou de 1937. Après les tueries de janvier 2015, le carnage du vendredi 13 novembre nous a mis brutalement en face de la réalité et fait prendre conscience que nous avions changé d’ère et sans doute aussi un peu d’âme. Du monde d’avant, nous apercevons encore les contours, mais ceux-ci s’effacent d’autant plus rapidement que les événements nous imposent de penser à une autre allure.[access capability= »lire_inedits »] Le monde dans lequel nous vivions encore hier a échappé aux tragédies qui abattirent celui de Zweig, mais son évolution prend de vitesse tous ceux qui, à l’image des amis de Zweig, s’abîment complaisamment dans la contemplation d’un passé simplifié. La brutalité des attaques du 13 novembre, onze mois après les attentats de l’Hyper Casher et de Charlie Hebdo, leur aura peut-être révélé qu’on ne goûte jamais deux fois le même menu au banquet de l’Histoire, même si le plat est toujours amer.

Le monde d’hier, c’est celui de Thibaut Pézérat qui, dans Marianne, n’attend pas plus tard que le 14 novembre pour s’insurger contre la récupération des attentats et démontrer en quelque sorte que l’État islamique fait le jeu du Front national. Le monde d’hier, ce sont les députés de l’Assemblée qui se comportent comme des collégiens durant le Congrès, enchaînant les selfies devant la cour du château de Versailles. Le monde d’hier, c’est celui du NPA qui affirme dans un communiqué le 14 novembre que « cette barbarie abjecte en plein Paris répond à la violence tout aussi aveugle et encore plus meurtrière des bombardements perpétrés par l’aviation française en Syrie », et c’est aussi celui du collectif Ensemble (FdG) qui exhorte « plus que jamais » à « combattre tous les amalgames » et appelle « à un rassemblement unitaire et populaire pour la solidarité, l’accueil des migrant(e)s et réfugié(e)s, l’égalité, la justice sociale et la démocratie ». Des déclarations comme celles-ci, nous en avons lu, vu des centaines, jusqu’au paroxysme de l’absurdité. On les découvre aujourd’hui avec indifférence, comme on lit un édito vieux de deux ans pour passer le temps dans une salle d’attente. En quelques heures, la folie meurtrière des islamistes a non seulement arraché la vie à 130 personnes mais elle a balayé tout ce verbiage fatigué.

Les actes et les discours politiques n’échappent pas non plus à cette brusque tabula rasa. Il y a quelques semaines encore, l’Élysée comme le Quai d’Orsay répétaient à l’envi que la COP21 serait la nouvelle apothéose de la diplomatie française. La France, à nouveau investie d’une mission universelle, devait ouvrir la voie au développement durable et à des jours meilleurs. Ce n’était pas un sommet diplomatique qu’attendaient François Hollande et Laurent Fabius, mais une épiphanie. Nous étions encore dans la logique que « l’esprit Charlie » avait plus encouragée que chassée. Intercalée entre la Coupe du monde de rugby et l’Euro 2016, la COP21 s’annonçait comme un événement aussi festif que politique. L’Éducation nationale mobilisait écoliers, collégiens et lycéens pour interpeller tous azimuts, avec l’appui des grands médias pour faire parler « les jeunes que l’on n’entend jamais »[1. Libération. 8 novembre 2015]. Vendredi 13 novembre, certains se sont fait entendre à coups de bombes et de kalachnikovs pour tuer d’autres gens du même âge. Et dans le métro, quelques jours après les tueries, l’affiche appelant à la grande marche pour le climat du 29 novembre 2015 a l’air d’une mauvaise blague. L’esthétisme coloré, criard, résume à lui seul nos années Muray et la niaiserie irréelle de cette figure de manga peinturlurée de cœurs, de rose et de vert, aux grands yeux vides et brillants comme des billes d’enfants ajoute une note subtilement angoissante à l’atmosphère d’un quai de métro où les gens se regardent avec méfiance.

De même que le « pas d’amalgames » est entré au cimetière des éléments de langage, la COP21 a dégringolé du podium des grandes causes nationales. La négociation est maintenue mais il n’est plus question désormais d’y adjoindre de grands happenings, au grand désarroi de certains qui ne peuvent admettre que l’actualité ait pu aussi cruellement leur voler leur heure de gloire. « On ne va pas se faire museler ni par Daech ni par le gouvernement », s’insurge ainsi Txetx Etcheverry, responsable de l’ONG d’Alternatiba. Maxime Combes, économiste et membre d’Attac, prévient, sur le site Politis.fr : « Nous ne respecterons pas l’interdiction de manifester », et suggère quelques actions d’éclat, telles que l’occupation de supermarchés aux quatre coins du pays. On imagine comment policiers et gendarmes, passablement épuisés, accueilleront de telles occasions de faire des heures supplémentaires.

Paradoxalement, la COP21, qui n’avait pas d’objectif plus ambitieux que celui de verdir légèrement notre modèle de développement, pourrait devenir un événement politique. Car entre deux portes, on évoquera sans doute autant l’urgence sécuritaire que l’urgence climatique, et certainement aussi d’autres urgences diplomatiques. On peut penser qu’en devenant la cible numéro un du terrorisme de l’État islamique, la France a en quelque sorte été sommée de reprendre un rôle politique en Europe, que le leadership allemand lui avait confisqué. On a constaté, dans les jours qui ont suivi les attaques, la tonalité nouvelle du discours de François Hollande et entendu quelques déclarations qui traduisent aussi une évolution certaine du discours tenu à ses partenaires européens. Voilà que Manuel Valls reconnaît sans plus de complexes que les objectifs budgétaires sont dépassés, tandis que François Hollande affirme sans ambages que « le pacte de sécurité l’emporte sur le pacte de stabilité » et appelle ses voisins européens à plus de solidarité. Comme on a pu le constater au cours des derniers conflits engageant la France, le soutien militaire européen reste des plus modestes, la solidarité se manifestera donc plutôt par une plus grande tolérance budgétaire de la part de Bruxelles vis-à-vis de la France. Il serait bien sûr hasardeux d’affirmer que les attentats du 13 novembre nous ont replacés dans un cadre schmittien obligeant le politique à reprendre le pas sur l’économique. Force est de constater que la France est en première ligne face au danger islamiste et qu’elle est, de très loin, le pays européen qui assume aujourd’hui la plus grande part de l’effort militaire imposé par cette lutte. Cela peut donner, notamment vis-à-vis d’une Angela Merkel malmenée par la crise des réfugiés, une assise plus grande à François Hollande qui, après avoir rencontré successivement Obama et Poutine, reçoit du 30 novembre au 11 décembre 195 chefs d’État et responsables politiques dans le cadre devenu ô combien symbolique du Bourget. Il reste à espérer que les circonstances dicteront à ce sommet des décisions pour la marche du monde. Du monde tel qu’il est, bien sûr. Pas du monde d’hier.[/access]

*Photo : © Citizenside.com.

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Décembre 2015 #30

Article extrait du Magazine Causeur



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