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Tunisie : la révolution des Œillères


Tunisie : la révolution des Œillères
photo : Ignacio Munguia
photo : Ignacio Munguia

Que se passe-t-il en Tunisie ? Nos commentateurs, unanimes ou presque, ont tous la réponse : c’est la révolution ! Exactement comme chez nous, en 1789, et aussi comme au Portugal en 1975, avec la révolution des Œillets. C’est sur ce modèle qu’on lui a tout de suite trouvé un gentil nom, à cette révolution tunisienne, pour être bien sûr que les gentils vont gagner, comme chez nous : la révolution du Jasmin. Notre époque situe la morale (et l’analyse) au niveau de l’odorat : on reconnaît la néo-réaction à la sempiternelle odeur nauséabonde qui la précède, et on reconnaît le nouveau Bien au parfum qu’il dégage : celui du jasmin.[access capability= »lire_inedits »] C’est ce qui s’appelle avoir du pif ! Une révolution du Jasmin, ça se sent que c’est bien ! Le problème, bien sûr, c’est qu’on ne sait pas grand-chose. Le lyrisme débridé ne change rien à l’affaire. Qui peut savoir aujourd’hui ce que sera la Tunisie dans un an ou deux ? Une démocratie laïque? C’est peut-être probable, si je puis dire, et bien sûr souhaitable. Un autre régime laïque autoritaire ? C’est possible. Une démocratie dominée par un régime islamiste ? Qui peut l’exclure aujourd’hui ?

J’ai appris dans les médias qu’essentialiser les religions ou les civilisations était un péché capital contre la rigueur journalistico-scientifique. Or voici qu’aujourd’hui, on essentialise grave : la révolution en Tunisie aujourd’hui, c’est forcément comme chez nous il y a plus de deux siècles ! En nommant ce qui s’est passé « révolution », on fait rentrer ces événements dans une case bien rassurante : le mot, c’est la chose, et c’est même la même chose. C’est forcément la fin de l’obscurantisme sous toutes ses formes, religieuses ou autres, et les Tunisiens seront bientôt exactement comme nous ! C’est même eux qui vont nous donner des leçons de démocratie. Il n’y a qu’à voir comment nos gouvernants se sont comportés : c’est indigne ! Alors indignons-nous ! Ça conserve, paraît-il.

MAM n’a rien vu, mais nous nous ne l’avons pas entendue

Pour ma part, je suis frappé par l’absence de réflexion sur les formes spécifiques que prend cette révolution. On veut vibrer à l’unisson des Tunisiens, mais j’ai bien peur qu’à force d’être sur vibreur, on n’entende rien de ce qui se passe là-bas. Notre ministre des Affaires étrangères se fait vertement tancer parce qu’elle n’a rien vu venir, et parce qu’elle n’a pas su assez vite hurler avec les loups, mais sommes-nous vraiment sûrs d’être plus lucides qu’elle ? De ce point de vue, notre incapacité à entendre ce qu’elle a effectivement dit est assez troublante. Il n’était certes pas politiquement habile de proposer nos services à Ben Ali juste avant sa chute. Mais arrêtons de vociférer notre indignation un instant et écoutons-la. Au moment où elle parle, MAM ne semble guère préoccupée par la survie du régime tunisien. La fuite de Ben Ali a pris tout le monde ou presque par surprise. Michelle Alliot-Marie propose l’expertise française en matière sécuritaire au moment où la répression en Tunisie fait des dizaines de morts, sur lesquels je trouve que l’on passe un peu vite. Depuis à peu près Malik Oussekine en 1987, grâce à des techniques élaborées sur le long terme (le peuple français a, depuis 1789, souvent eu tendance à vouloir rejouer le match) la police française n’a tué personne lors de manifestations de masse, ce qui est tout de même assez remarquable. C’est de cette expertise dont parle notre ministre. Elle propose benoîtement (et un peu tard) d’aider à sauver des vies au moment où, à Paris, le lyrisme révolutionnaire qui s’empare des rédactions écrase tout sur son passage.

Lyrisme révolutionnaire contre esprit critique

Pourtant, en Occident, nous sommes (étions ? peut-être, si l’on met en lien notre indifférence aux morts tunisiens et les débats actuels sur la légalisation de l’euthanasie) remarquablement attachés à la protection de la vie humaine. Que deux gamins meurent tragiquement alors qu’ils sont poursuivis par la police, voilà que cela justifie des émeutes pendant des semaines. Mais lorsqu’il s’agit de la Tunisie, il semble que cet attachement se relâche quelque peu. Je n’ai ainsi guère trouvé d’analyse sur ces horribles suicides par le feu qui se sont multipliés ces dernières semaines dans les pays arabes. Suicides que la presse unanime a décidé d’appeler « immolation », d’un mot tiré du vocabulaire religieux, ce qui est assez paradoxal dans un contexte qui se veut parfaitement laïque. Mais au fond, le vocabulaire religieux est assez révélateur, il me semble. Du lyrisme qui se dégage de cette révolution du Jasmin peut naître, en effet, l’hypothèse selon laquelle nous nous situerions, ici, dans un contexte religieux. La « révolution », c’est notre mythologie fondatrice à nous. Du point de vue des poètes parisiens de la révolution tunisienne, ces suicides ne sont que le révélateur d’un mal-être qui justifie tout. Ils n’existent pas en eux-mêmes et renvoient à la violence première qui a été faite au peuple.

Cette volonté de justifier ces morts, de leur donner un sens qui occulte leur forme spécifique procède d’une vision lyrique, religieuse, de l’événement qui paralyse l’esprit critique. Pour la tradition catholique, celui qui se donne la mort est un meurtrier : il n’est pas le grand prêtre ou le héros d’une nouvelle religion civique. S’infliger (ou infliger) la mort pour obtenir un effet politique sur ce monde-ci, c’est ce que le christianisme avait progressivement rendu impossible depuis la Passion du Christ. « Ce n’est pas le sacrifice que je veux, c’est la miséricorde. » Avec la multiplication des attentats-suicides, ces dernières décennies, et celle, récente, de ces suicides révolutionnaires, deux actes dont les similitudes mériteraient peut-être d’être explorées, il semble que l’on assiste à l’émergence de phénomènes politiques qui se situent clairement hors de notre tradition politique[1. On trouvera bien sûr un ou deux contre-exemples dans l’Histoire, mais ils sont très limités et, surtout, n’ont jamais eu les effets politiques qu’a eu le « sacrifice » du « martyr » Mohamed Bouazizi (Paix à son âme)]. Je m’étonne que tous nos spécialistes de la « diversité culturelle » ne soient pas plus sensibles à cette « différence ». C’est qu’ils vivent la révolution du Jasmin toutes narines ouvertes, mais équipés d’œillères.[/access]

Février 2011 · N°32

Article extrait du Magazine Causeur



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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