Juppé: du neuf avec du vieux


Juppé: du neuf avec du vieux
Alain Juppé dans son bureau de l'Hôtel de ville de Paris, en mars 1986 (Photo : GEORGES BENDRIHEM)
Alain Juppé dans son bureau de l'Hôtel de ville de Paris, mars 1986 (Photo : GEORGES BENDRIHEM)

La vérité sort parfois de la bouche des grands enfants. Pour avoir pas mal bourlingué idéologiquement, de Mao Tsé-toung à Jean-Paul II, Philippe Sollers, 79 ans, fait souvent sourire quand il intervient sur le terrain politique. Mais sa récente analyse de la « Juppémania » mérite d’être prise en considération : « Ce n’est pas Juppé que les Français veulent élire, c’est le savoir-vivre bordelais. »[1. Le Point du 14 avril 2016.]

En l’occurrence, le camarade Sollers sait de quoi il parle : s’il ne se sent pas très français, il se revendique 100 % bordelais. « La nation ne me parle pas du tout. C’est creux. Je suis de Bordeaux », va-t-il jusqu’à clamer. Tout en soulignant combien sa ville hante notre histoire depuis la Révolution : « Il y a un parti, le mien, appelé les Girondins, dont les représentants ont été guillotinés. Pourtant quand l’Hexagone s’effondre en tant que nation, où va-t-on ? À Bordeaux ! 1870, 1914, 1940… Et aujourd’hui… tout le monde espère voir Alain Juppé à l’Élysée. »[access capability= »lire_inedits »] Encore Sollers a-t-il omis de placer sa tirade sous le signe de Montaigne et de Montesquieu, Girondins avant l’heure…

Son diagnostic est juste : Juppé n’est pas un nom, mais un prête-nom. Les Français ne plébiscitent pas l’homme ni le leader national mais le maire de Bordeaux. Signe que Paris est en crise, prisonnière d’un modèle jacobin qui s’en remet trop à l’État. Ce n’est pas « au secours, Juppé revient ! » que devraient clamer ceux, nombreux parmi mes amis de Causeur, que sa vogue inquiète. Mais plutôt : « Au secours, les Girondins reviennent ! » Car « le savoir-faire bordelais » vanté par l’auteur de Femmes s’apparente pour les tenants d’une République une et indivisible à une bouillie locale, davantage connue pour protéger les plantes que pour soigner les ankyloses d’une société fourbue.

Observons les ravages du microclimat girondin sur le chouchou des sondages. Jeune député de Paris dans les années 1980, Alain Juppé a innové. Au contraire de son principal rival de l’époque, Philippe Séguin, et contre toute la tradition gaulliste, il n’a pas hésité à s’affirmer de droite. Premier ministre dans les années 1990, Juppé s’est proclamé « droit dans ses bottes » face à la contestation de la rue. Et voilà Juppé-le Bordelais posant sans cravate, col ouvert, en couverture des Inrockuptibles. Et le voilà rangé parmi les centristes parce qu’il entretient les meilleures relations avec François Bayrou, le maire de Pau, la deuxième ville d’Aquitaine. C’est vrai : Bordeaux a changé Juppé. Là-bas, il s’est radicalisé… à la mode du Sud-Ouest : il est devenu quelque peu rad-soc. C’est encore plus vrai : la bordure atlantique reste assez largement à l’écart des tensions qui traversent le reste de l’Hexagone, en particulier celles liées à l’islamisme radical. Contre Alain Finkielkraut, Juppé s’est fait ainsi le chantre de « l’identité heureuse ». Est-ce à dire qu’il serait disqualifié pour affronter des temps crispés, pour ne pas dire davantage ? Serait-il devenu une sorte de Bisounours ?

Alain Juppé est porteur d’une grande coalition à l’allemande

Pour répondre à ces appréhensions légitimes, il faut donc comprendre la nature du « savoir-faire bordelais » vanté par Sollers. Alain Juppé préfère pour sa part parler d’« esprit bordelais[2. Le Point du 1er janvier 2015.] ». Il le définit ainsi : « Pas d’éclats de voix, une écoute apaisée et beaucoup de respect mutuel. » Naturellement, on peut ricaner. Plus cucul, tu meurs ? C’est ignorer le grand mal dont souffre le système politique français : être incapable de dégager des consensus même quand l’accord est quasi général. D’où cette inaptitude chronique depuis trois quinquennats à mettre les pendules dela France à l’heure de la mondialisation. Inaptitude qui est l’un des principaux moteurs de l’ascension du FN.

Les Français le sentent confusément : Alain Juppé est porteur d’une grande coalition à l’allemande, qui réunirait la quasi-totalité des Républicains et des centristes ainsi que les sociaux-démocrates du PS, Manuel Valls et Emmanuel Macron. C’est cette coalition qu’ils appellent de leurs vœux, comme nous avons tenté de le montrer avec Daniel Cohn-Bendit dans un livre récent[3. Et si on arrêtait les conneries, Fayard, 2016.]. Les commentateurs politiques soulignent l’ascension de Jean-Luc Mélenchon depuis quelques semaines. Mais le candidat potentiel qui profite le plus du rejet de François Hollande s’appelle Alain Juppé : selon l’Ifop[4. Sondage Ifop réalisé du 12 au 14 avril 2016.], près d’un quart des électeurs socialistes sont prêts à voter pour lui dès le premier tour !

À 70 ans, Juppé présente paradoxalement la seule offre politique vraiment nouvelle. À droite, le candidat du « renouveau », Bruno Le Maire, fait figure en regard d’animal préhistorique : il en est encore à affirmer que, lui président, tous les problèmes de la France seraient réglés en un éclair. Parce qu’il aurait « des couilles », comme il le glisse volontiers. C’est ne rien comprendre aux raisons de l’aboulie qui frappe les présidents français. S’ils ne font que bricoler, sur tous les plans, ce n’est pas à cause d’un déficit de testostérone. Mais parce qu’ils ont une conscience aiguë de la fragilité de leur pouvoir : ils disposent d’une majorité au Parlement, pas dans le pays.

Combien pèsent aujourd’hui les Républicains comme les socialistes ? Moins d’un quart des suffrages. C’est cela que Juppé a intégré : pour réformer un pays aussi rétif au changement, il faut s’appuyer sur un socle plus solide. Beaucoup craignent qu’un gouvernement droite-gauche soit condamné à l’immobilisme. C’est au contraire la seule façon de sortir de l’immobilisme. Pas même sûr qu’une équipe à la bordelaise soit bord…élique : un peu partout en Europe, il existe des gouvernements de coalition, au fonctionnement au moins aussi harmonieux que nos gouvernements monocolores.

Quant à la crainte de l’angélisme, elle est largement infondée. Seul un pack gouvernemental réellement majoritaire serait en mesure de résister aux minorités agissantes de tout poil. Une potion bordelaise n’aurait rien de miraculeux. Juppé lui-même ne surfera peut-être pas longtemps sur la vague : la primaire de la droite peut réserver des surprises. Dans l’hypothèse où Hollande devrait renoncer à se représenter, la gauche se trouvera peut-être un cheval plus convaincant. Mais à un an de la présidentielle, les Français envoient à travers Juppé un message clair aux partis de gouvernement : entendez-vous ! Face à la montée du FN, vous représentez la seule majorité possible. La seule majorité en mesure de sortir la France de sa dépression nerveuse.[/access]

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de notre dossier « Juppé : le pire d’entre nous ? »

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Juin 2016 - #36

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste, auteur des Beaufs de gauche et de La Gauche et la préférence immigrée.

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