Chine : ambition totalitaire et accidents industriels


Chine : ambition totalitaire et accidents industriels

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Si les dirigeants chinois ont renoncé depuis la mort de Mao en 1976 au projet révolutionnaire consistant à refonder définitivement ou périodiquement la société, ils continuent à accaparer le pouvoir en tentant de contrôler globalement et au jour le jour non seulement l’activité économique, source de prospérité et de fierté nationale, mais aussi les pensées et même les âmes d’un peuple ardent au travail, remuant et désormais assez libre de ses mouvements, pour anticiper et empêcher chez eux toute velléité de s’organiser, de réagir collectivement aux difficultés qu’ils rencontrent dans leurs vies, voire de surveiller et de contrôler ceux qui les gouvernent.

Les grèves, les manifestations, les protestations individuelles et collectives sont en fait innombrables dans le pays. À chaque fois, les dirigeants dépêchent sur les lieux un dignitaire du Parti chargé de limoger ou de poursuivre pour incompétence ou « corruption » des responsables locaux. L’essentiel est de garder l’initiative et le pouvoir de décider, d’orienter, de nommer ou de démettre, et d’éviter que le mécontentement des habitants lésés ou injustement traités ne débouche sur la constitution d’une organisation, si petite et si faible soit-elle, qui vienne concurrencer la seule organisation, à la fois toute-puissante et faible parce qu’illégitime, autorisée dans l’ensemble du pays. Car il ne s’agit plus seulement de conquérir et de garder le pouvoir, comme le recommandait Machiavel, mais de le garder pour toujours,  au nom d’une idéologie qui, tout en affirmant que le peuple est enfin maître, justifie l’Organisation qui se substitue au peuple.

Quand le pouvoir à vocation totalitaire s’incarne dans la personne d’un seul homme, sa limite est naturelle: c’est la santé et la durée de vie de cet homme, que la maladie et la mort viennent un jour rappeler à l’ordre.

Dans le cas d’un pouvoir collectif, comme l’actuel Comité permanent du Bureau politique, composé de sept hommes (même si Xi Jinping y a acquis une prépondérance croissante, actuellement incontestée), le projet totalitaire, qui vise à contrôler le temps de l’Histoire, à être lui-même l’Histoire, à déjouer la possibilité d’événements qui le remettent en cause, rencontre sa limite dans la survenue des accidents, les simples et imprévisibles accidents, qu’ils tiennent à la négligence et à l’imprévoyance des hommes, ou à l’action de forces naturelles et du hasard, qui par définition échappe au contrôle. Le temps alors affirme son pouvoir, surtout sous un régime qui veut à la fois développer les possibilités techniques contemporaines de communication, et ne pas se laisser déborder par elles.

Il y a bien sûr eu souvent, sous des régimes totalitaires ou autoritaires, des accidents imprévus, des catastrophes, ou des révoltes, y compris dans les camps, comme celles dont Soljenitsyne a fait état longuement dans le tome 3 de L’Archipel du Goulag, trop peu lu hélas. On boucle la zone, on envoie l’armée, on négocie avec les meneurs, puis on écrase la révolte en s’assurant qu’elle n’est pas connue à l’extérieur. Ou on minimise le désastre, et on interdit que son ampleur soit connue. Car si la population et le monde extérieur étaient informés de l’ampleur des faits et du désarroi des autorités, la mainmise du pouvoir sur la société, et sa supposée maîtrise du réel, seraient gravement mises en cause. La question qui lui est posée alors est: quelles informations communiquer, laisser circuler, être objets de réflexion et de revendications? Question particulièrement délicate à l’heure des réseaux sociaux, des photos et vidéos prises par des portables, des messages électroniques, de leur diffusion quasi instantanée sur la Toile.

Un cas d’école à cet égard, que les dirigeants chinois ne peuvent oublier ni ignorer à l’occasion de la catastrophe de l’explosion de Tianjin, est celui de l’explosion du réacteur nucléaire de Tchernobyl, alors en Ukraine soviétique, en avril 1986, avant l’invention de l’omni-communication mondiale et instantanée. Le contexte politique et technologique était certes fort différent, mais le rapport du pouvoir et de la société était fondamentalement le même.

Pour Gorbatchev, alors secrétaire général du Parti, la catastrophe constitue la première mise en œuvre de la politique de glasnost’ (« transparence ») présentée au cours du XXVIIe congrès en février-mars de la même année, qui a rencontré de fortes oppositions. Dans son esprit, l’accident constitue « un nouvel argument fort en faveur de réformes profondes. » Après une période d’hésitation et de conflits internes à la direction, l’ampleur de la catastrophe est reconnue. C’est une étape essentielle dans le processus qui conduira en 1989 à la chute du mur de Berlin, puis à la fin de l’URSS elle-même et de la domination du communisme en Europe centrale et orientale. On comprend que les dirigeants chinois, qui n’ont pas oublié non plus la visite de Gorbatchev à Pékin en mai 1989, juste avant Tian’anmen, veuillent éviter à tout prix une telle évolution.

Leurs premières réactions montrent que s’ils ne peuvent dissimuler les faits et leur gravité, désormais connus de tous, leur souci est de contrôler la diffusion des informations et des réactions souvent véhémentes voire violentes des populations concernées. Grâce au site américain China Digital Times, soutenu par l’Université de Berkeley et bloqué en Chine (et relayé en France en particulier par le site Rue89, animé par Pierre Haski), et qui dispose d’informateurs sur place, on a pu connaître dès le 15 août les instructions données par la censure chinoise aux médias et aux responsables des sites internet et des réseaux sociaux chinois, qui opèrent comme des relais de la censure, sous peine de voir leurs opérations bloquées. Par exemple cette instruction:  » Les sites web ne sont pas autorisés à recueillir directement des informations sur l’accident, et lorsqu’ils publient les informations, ne peuvent pas ajouter de commentaires individuels sans autorisation. Ne pas faire de retransmissions en direct. » Le département de la propagande de la ville de Tianjin a donné de son côté les instructions suivantes : « Les responsables et journalistes des stations de télévision locale, de radio, de journaux et d’unités de travail médiatique de la ville, y compris les présentateurs, ne doivent absolument pas poster d’informations sur Weibo [l’équivalent chinois de Twitter] ou sur WeChat [équivalent de WhatsApp] à propos des explosions. »

Enfin (je cite Rue89), le Bureau de la propagande internet d’une province dont le nom a été omis par China Digital Times afin de protéger sa source, a émis les instructions suivantes : « Priorité absolue : dépublier toutes les images et les informations sur les explosions de la zone économique de Tenggu, à Tianjin, des titres et des recommandations. Nettoyer les posts. Ne pas publier d’articles n’émanant pas de Xinhua [l’agence de presse officielle]. Si de tels articles ont été publiés, merci de les placer très loin. »

Grâce à un mélange de surveillance incessante et de menaces (des peines de prison sont prévues pour qui diffuse des « rumeurs »), le pouvoir s’applique ainsi à limiter sévèrement la possibilité qu’ont les Chinois de s’informer, et surtout de se constituer en un « public » ou en une « opinion publique ». L’enjeu de cette course de vitesse entre les dirigeants et des citoyens dont bon nombre sont ingénieux et déterminés à savoir et faire savoir, est considérable et dépasse le cadre déjà gigantesque de la Chine. La technologie de l’information, désormais si rapide et maniable, peut-elle être contrôlée par un pouvoir décidé à maintenir son hégémonie tout en profitant du développement des techniques? Un pouvoir peut-il durablement s’approprier les informations et le savoir?

La vie continue, malgré le malheur des accidents et des injustices et de la mort, nous le savons. Mais ce qui est menacé et même interdit par les gouvernants chinois, c’est la possibilité d’enquêter et de réfléchir sur les causes des négligences coupables, pour éventuellement empêcher que de pareilles catastrophes se reproduisent, et pour contrôler ceux qui contrôlent, opposer des pouvoirs citoyens au pouvoir central qui couvre les potentats locaux. « Revenir sur ce qui s’est passé » (fansi), voilà ce qui se trouve interdit et effacé dans la Chine d’aujourd’hui.

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*Photo: Sipa. Numéro de reportage : SIPAUSA31357777_000029.



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est auteur de L'âme bridée. essai sur la Chine aujourd'hui (Le Bruit du temps, 2014) et d'une préface à la réédition de Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur L'Archipel du Goulag (Belin/poche, 2015).

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