Dialoguer avec Poutine


Dialoguer avec Poutine

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Vladimir Poutine n’est pas un démocrate, et un certain nombre de journalistes russes ont payé de leur vie cette vérité. C’est un homme capable de cynisme, jouant de la brutalité comme du populisme, et dénué d’empathie, à l’image de Sergueï Lavrov, son formidable ministre des Affaires étrangères. Vladimir Poutine est un homme dangereux, très loin de l’image de l’ancien officier du KGB au front bas que l’on nous sort à toute occasion ; un joueur d’échecs doublé d’un judoka, c’est-à-dire un redoutable tacticien, et un opportuniste déterminé. Le dirigeant du plus vaste pays du monde, qui n’hésite pas à passer à l’acte quand il le juge opportun.

Toutes ces évidences devraient nous pousser à chercher à comprendre les racines de la crise en Ukraine. Parce qu’il s’agit d’une crise grave, une crise devenue une guerre aux portes de l’Europe, une guerre tectonique, et qu’on ne peut faire face à un danger tectonique à l’aide d’idées reçues, de préjugés au rabais, ou de peur refoulée.

L’’attitude occidentale face à la Russie dans la crise ukrainienne manifeste un mélange de peur refoulée et de sidération.  La détestation unanime de Poutine, le rejet de sa personne comme de la moindre de ses décisions, surgissent de la peur qu’il nous inspire, peur que nous ne lui pardonnons pas. Parce que la Russie, qui reste, bien qu’on ait voulu l’oublier, une grande puissance militaire, passe à l’acte. Pas au loin, en Asie centrale ou en Afrique, mais tout près, en Géorgie en 2008, en Crimée puis dans le Donbass en 2014, et demain… Et cela nous sidère, nous qui avions prévu de ne plus connaître le danger, la menace, la brutalité des armes, la violence du monde. Nous l’avions prévu, nous faisions depuis si longtemps comme si la guerre, la vraie, celle qui peut nous atteindre, n’existait plus, et nous avions pris l’habitude de nous payer de mots puis, quand elle s’approchait, de la contenir dans un enclos de barbarie gardé par des casques bleus, comme pendant la longue guerre en ex-Yougoslavie. Mais la guerre en ex-Yougoslavie n’impliquait sur le terrain aucune grande puissance militaire en tant que telle… Et voilà que ce que nous n’avions pas prévu vient s’inviter à nouveau dans notre histoire.

Nous voilà donc sidérés et apeurés, et nous avons cherché à rejeter cette peur en rejetant en bloc les motivations de ceux (et surtout de celui), qui sont passés à l’acte. La peur n’est pas illégitime, mais elle doit nous servir. À aiguiser notre lucidité, d’abord. Pour comprendre ce qui se passe réellement. Pour ne pas subir le conflit et ses conséquences. Poutine est devenu, dans l’esprit de beaucoup de commentateurs, l’arbre qui cache la forêt. Mais derrière Poutine, c’est la Russie que nous devons percevoir (85% de l’opinion publique russe lui est favorable, selon un sondage de février 2015 auprès des Russes), dans ses sentiments (eh oui, les sentiments ont leur importance en géopolitique), ses raisons et ses intentions. Quels sont-ils ?

En premier lieu, l’attachement viscéral, historique, culturel, à l’Ukraine.  La nation russe s’est construite, dès le 9ème siècle, autour de Kiev, là où les Slaves de l’Est se rassemblent dans un état appelé Rus, autour de leur premier prince. Depuis l’Ukraine (qui signifie « marche ») a toujours été un « vassal naturel » des empires russe et soviétique. Les Russes vivent toute velléité de faire basculer l’Ukraine dans l’Union Européenne, ou, pire, l’OTAN, comme un arrachement et une injure insupportables. On peut contester ce sentiment, mais l’ignorer (ou feindre de l’ignorer) est une erreur et une faute, car il est réel, partagé par la majorité de l’opinion publique russe, bien au-delà de la personne de Poutine.

L’envers de cet attachement est la mémoire de la Seconde guerre mondiale. Les Russes n’ont pas la mémoire courte. Eux n’ont pas oublié de quel côté s’étaient placés beaucoup d’Ukrainiens. Disons-le simplement : du côté nazi. Il y a des raisons historiques à cela (notamment les famines organisées par les pouvoirs soviétiques), et il est exact que la propagande russe a surjoué la présentation des révoltés de Maïdan comme une armée de néo-nazis. Tous ceux qui ont affronté alors les forces de sécurité à Maïdan n’étaient pas des néo-nazis, et de nombreux démocrates ukrainiens ont pris des risques là-bas. Mais les partis néo-nazis ukrainiens, et en particulier « Svoboda » ont joué un rôle moteur et décisif dans la « révolution » de Maïdan. Les médias occidentaux n’ont pas tellement montré leurs brassards dont l’emblème hésite entre l’insigne SS et une svastika relookée… Cela aurait dû  interroger ceux qui voulaient à tout prix que l’Ukraine se précipite vers l’Union européenne, sur la question de savoir si nous sommes vraiment sûrs que la majorité de l’opinion publique ukrainienne partage le cœur de valeurs humanistes censé constituer le fondement moral de cette Union. Rappelons, pour mémoire, que c’est en Ukraine que le nombre de victimes de la « Shoah par balles » est le plus élevé. Près d’un million et demi d’hommes, femmes et enfants qui ont été fusillés et enfouis dans des fosses, partout sous le sol ukrainien, avec le concours de supplétifs ukrainiens, et l’assistance de la population ukrainienne. Or, il n’y a en Ukraine aucun travail de mémoire véritable sur cet épisode de l’histoire assez récente du pays. Ni les autorités, ni l’opinion publique, ne semblent accorder d’importance aux événements monstrueux qui s’y sont déroulés. Le seul monument existant à ce jour du massacre de 34 000 hommes, femmes et enfants en deux jours les 29 et 30 septembre 1941 au ravin de Babi Yar, à la sortie de Kiev, ne mentionne même plus, à ce jour, que ces victimes ont été assassinées pour le seul fait d’être juives.  Les Russes, qui ne sont pas exempts, loin de là, d’antisémitisme actif, n’ont pas oublié qu’ils trouvèrent des Ukrainiens en face d’eux, à Stalingrad et ailleurs, quand ils combattaient les nazis. Nous devons nous aussi retrouver la mémoire pour comprendre ce qu’ont vu les Russes au moment de Maïdan quand ils ont regardé certains brassards ukrainiens.

Ayons aussi à l’esprit l’importance historique et stratégique de la Crimée, dont le référendum d’autodétermination de mars 2014, aboutissant à la réunification avec la Russie, n’est pas reconnu par la communauté internationale. La Crimée a été conquise par la Russie en 1774 sur les Tatars. Si ce n’est pas une terre russe depuis les temps immémoriaux, c’est un symbole d’une l’histoire impériale, renforcée par la farouche résistance soviétique lors du siège de Sébastopol du 30 octobre 1941 au 4 juillet 1942. Et ce d’autant plus que c’est à Yalta, sur la côte sud-est de la Crimée, que Staline partagea le monde avec Roosevelt et Churchill, en février 1945. Sébastopol, par ailleurs, qui abrite la flotte de la mer noire et détermine ainsi l’accès aux mers chaudes par le Bosphore de la Russie, ne peut pas être perdu, ou simplement vulnérabilisé. Tout pays a ses impératifs géostratégiques. Refuser de le comprendre relève de la mauvaise foi, qui n’est efficace en géopolitique qu’à très court terme.

La mémoire du Kosovo et de sa déclaration unilatérale d’indépendance du 17 février 2008, soutenue et préparée par les grands pays européens et les Etats-Unis, et validée par les Nations Unies. Barak Obama a eu beau déclarer que le Kosovo et la Crimée n’ont rien à voir, le fait est… que si. Et les Russes n’ont, encore une fois, ni oublié, ni pardonné. Souvenons-nous de la déclaration de Dmitri Rogozine, représentant de la Russie auprès de l’Otan, qui avait menacé, après la déclaration d’indépendance du Kosovo et sa reconnaissance par plusieurs pays européens : « Si aujourd’hui l’Union européenne adopte une position unie (sur la reconnaissance du Kosovo) ou si l’Otan dépasse son mandat au Kosovo, ces organisations vont défier l’Onu et nous allons alors, nous aussi, partir du fait que nous devons utiliser une force brutale qu’on appelle une force armée, pour qu’on nous respecte ».

Il faut ajouter ensuite la cohérence à la lucidité. Et les commentateurs occidentaux ont pêché par incohérence sur l’affaire de la Crimée. Viktor Ianoukovitch n’est plus le président légitime, avait-on dit. Fort bien, pourquoi pas, l’homme était une caricature d’autocrate corrompu et répressif. Mais il était le dirigeant légitime, du point de vue constitutionnel, de l’Ukraine. On pouvait choisir de dire que la constitutionnalité n’était plus la source essentielle, au regard des évènements, de la légitimité en Ukraine. Mais alors, elle ne l’était plus non plus en Crimée, partie de l’Ukraine, et l’on ne pouvait y refuser à sa population en majorité russophone le référendum sur le rattachement à la Russie, au seul prétexte qu’il était inconstitutionnel. C’était tout simplement incohérent. Par ailleurs, la majorité de nos intellectuels et commentateurs des affaires du monde soutiennent, depuis des décennies, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.  Alors pourquoi pas en Crimée ? En vérité, nous ne nous sommes plus souciés de cohérence, parce que la détestation de Poutine, qui nous fait peur (avec juste raison) nous pousse à chercher, inconsciemment à le « faire disparaître » en rejetant tout ce qui apparaît comme venant de sa décision. Mais les Russes, eux, sont cohérents, et Poutine ne va pas disparaître rapidement.

Il restait enfin, s’agissant des décideurs politiques français, à être conséquents. Après de longues hésitations où l’on a visiblement espéré pouvoir ménager la chèvre et le chou, il faut reconnaître que cela a été, à minima, fait. Plus question, quel qu’en soit le coût financier et social, d’honorer l’accord franco-russe signé en 2011 (après l’invasion russe de la Géorgie…), prévoyant la vente à la Russie de deux BPC (bâtiment de projection et de commandement) de la classe Mistral. La vente de ces bâtiments aurait renforcé les capacités de projection de la Russie, et elle impliquait par ailleurs le transfert de certaines technologies militaires sophistiquées… Cela laissera plus à penser aux Russes que nos déclarations, et nos gesticulations aériennes de 2014 en Pologne et dans les pays baltes (envoi de Rafale et de Mirage 2000 pour « patrouiller »). Patrouiller quoi, d’ailleurs ? Qui a pu croire que nous allions engager l’aviation russe pour la Crimée ou l’Ukraine, laquelle n’est pas membre de l’Otan, et donc pas liée à nous par le pacte de défense mutuelle ?

Alors que la situation dans l’est de l’Ukraine, s’aggrave de nouveau, avec des affrontements à l’arme lourde et des dizaines de morts qui désagrègent un peu plus l’accord de cessez-le feu de Minsk, il faut cesser de se payer de mots. Entre la sidération et la gesticulation, il reste une troisième voie : comprendre ce que ressentent, pensent et veulent les Russes sur l’affaire ukrainienne. Y répondre clairement, sans préjugés ni caricature, en leur signifiant que nous comprenons leur position, même si nous la contestons. Leur dire que nous estimons qu’ils sont dangereux, quelles que soient leurs raisons, ce qui ne fait pas d’eux nos ennemis, mais une menace pour aujourd’hui et demain que nous ne pouvons éluder. Ce pourquoi nous sommes déterminés à leur parler, les yeux dans les yeux.

Entrer, au moment même où les armes recommencent à parler sur le terrain et à provoquer des morts, dans un dialogue lucide qui sera difficile, tout en leur démontrant, comme sur l’affaire des « Mistral », que nous sommes, nous aussi, calmement déterminés, cohérents, et conséquents.

*Photo : Alexei Nikolsky/AP/SIPA. AP21736305_000001.



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