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Matisse, le grand malentendu

Entretien avec Stéphane Guégan


Matisse, le grand malentendu
Stéphane Guégan © Hannah Assouline

Dans Matisse sans frontières, Stéphane Guégan rétablit quelques vérités sur un peintre dont l’œuvre a été instrumentalisée par l’histoire de l’art. Réduire ce génie français au « bonheur de vivre », au « décoratif » et le considérer comme un précurseur de l’art abstrait américain est une erreur.


Causeur. Le titre de votre livre, Matisse sans frontières, a de quoi surprendre. D’autant que votre propos est de rapatrier Matisse dans le génie français. Alors pourquoi ce titre ? Concession à l’esprit du temps, ruse éditoriale ?

Stéphane Guégan. Ce titre est en effet à double sens. Il tient du leurre et d’une vérité mal comprise. Loin de moi l’intention d’expliquer la grandeur de Matisse uniquement par l’intérêt sincère et continu qu’il a porté aux arts extra-occidentaux, comme la vulgate matissienne nous y invite. Malgré ce qu’il doit aux traditions étrangères à la sienne, Matisse sait d’où il vient, et se réclame sans cesse de « la civilisation », c’est son mot, qui le précède et dont il procède. Il a pu collectionner les estampes du Japon, les icônes russes, les miniatures persanes, l’art musulman, la statuaire d’Afrique noire ou les tissus tahitiens. Mais l’y réduire, c’est le trahir. Son attention aux différences ne l’empêche pas de cultiver la sienne, laquelle appelle une autre approche de son musée imaginaire. Mon livre s’y emploie contre l’amnésie volontaire de certains commentateurs, voire l’ignorance d’autres filiations, de Chardin à Manet, d’Ingres à Delacroix et Courbet. Son testament, l’immense Tristesse du roi, repose sur une relecture de Gustave Moreau et de Rembrandt, et peut-être d’un des poèmes des Fleurs du mal. Quant à la chapelle des dominicaines de Vence, elle est hantée par Giotto et Mantegna, qu’il a découverts sur place. Car, si l’on revient à mon titre, Matisse est le plus voyageur des grands peintres français de son temps. Son horizon n’a cessé de se déplacer et, comme il le dit, de l’enrichir. Il croyait aux vertus de ces changements pour nourrir son imagination.

Ce faisant, vous rompez avec l’idée du peintre qui s’est imposée en France et aux États-Unis depuis sa mort en 1954 : Matisse, jusqu’alors incarnation du génie français, n’a plus été accepté et admiré que comme précurseur de l’art abstrait, de Jackson Pollock à Ellsworth Kelly. Votre livre s’ouvre sur le rappel de ce basculement dans l’écriture de l’histoire de l’art, rappel capital, car c’est un des aspects peu considérés du vaste mouvement de mise en accusation de la France, de cette tyrannie de la pénitence qu’inaugurent les intellectuels français et dont le wokisme n’est que la queue de comète.

Vous avez raison, cette américanisation de Matisse mériterait un livre critique, d’autant plus qu’elle repose sur une interprétation « abstraite » de son œuvre, bien française au départ, si l’on pense à ce qu’un Maurice Denis ou un Jacques Rivière écrivent de son anti-empirisme entre 1905 et 1910. Il appartenait aux Américains de radicaliser ce point de vue à des fins propres, établir une généalogie du Moderne qui menait à New York et s’y installait… J’ajoute que ce transfert outre-Atlantique a été rendu possible par une autre coupure. En raison de son extrême économie de moyens, on estime, de son vivant, que Matisse tient pour accessoire ou secondaire le sujet en peinture. Au mépris de l’évidence et de ses multiples déclarations, il est rapidement instrumentalisé par les partisans de la peinture pure. Plus il souligne la fonction expressive de sa peinture, et sa volonté de traduire les idées et les sensations inhérentes à ce qu’il nomme son « sentiment de la vie », plus certains ramènent son art à de simples considérations de forme, rythme ou espace, comme si l’image était indifférente à ce qu’elle montre, et son art démissionnaire face au réel. Matisse n’a jamais couru après l’autonomie picturale qu’on lui prête. Mon livre est né du refus d’adhérer à ce poncif contre lequel il a lui-même protesté.

Cela vous a aussi poussé à examiner, plus qu’il n’est d’usage – et cela donne à Matisse une profondeur remarquable –, ses principaux livres illustrés.

Les auteurs qu’il a lus et élus, Charles d’Orléans, Ronsard, Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire, Montherlant, dessinent les contours d’une culture vitale et, pendant l’Occupation, d’une fierté, comme l’a noté Aragon à chaud. Mais il y a plus, c’est le soin avec lequel s’épousent chez lui le texte et l’illustration, à distance de la banale transposition. De même que l’art fait chair, à l’écoute du réel, il fait sens. Loin de libérer sa peinture de tout lien au monde, il en préserve l’exigence en l’appuyant à tout un héritage. On préfère souvent oublier qu’il a déjà 31 ans en 1900, et qu’intellectuellement il s’est bâti au xixe siècle. Ses premiers maîtres, Bouguereau et Moreau, ont largement pesé sur sa conception de la peinture et sur la rivalité fraternelle qu’elle maintient avec la chose écrite. Barthes, en 1955, dissociait la légende de Matisse, qui n’aurait été que lignes et couleurs heureuses, de sa réalité occultée. J’ai voulu m’y frotter et reconduire le peintre, et le lecteur, à sa véritable ambition figurative.

Barthes étrille deux rengaines de l’histoire de l’art, Matisse comme peintre du « bonheur de vivre » et Matisse comme maître du « décoratif ». Sa conclusion n’a pas pris une ride : « Je regrette pour Matisse que l’allure décorative de sa peinture, son ethos plus ensoleillé que solaire aient pu alimenter le mythe lénifiant du bonheur de vivre, si cher, comme par extraordinaire, à Match et à Réalités où l’on n’a guère l’habitude de réveiller les hommes de leur sommeil prudent. » Vous montrez que cet interdit dont est frappée la quête du bonheur à partir de 1945 a eu pour conséquence d’occulter des pans entiers de l’œuvre de Matisse.

« Il y a une honte à être heureux à la vue de certaines misères », disait La Bruyère, qui ne confondait pas, lui, l’art et le comportement social. N’oublions pas le puritanisme qui fonde nombre d’avant-gardes du xxe siècle. L’art légitime ne saurait être d’assouvissement. Toute image suspecte de suggérer ou de véhiculer le plaisir des sens est à proscrire. L’hypothèque absurde qui pèse sur la période dite « niçoise » de Matisse, soit les années 1917-1930, vient de là. En outre, et j’y insiste à dessein, Matisse n’a rien à envier à Picasso dans le domaine de l’éros, bien que le sien se plie davantage aux frissons de l’approche, qui rappellent son ami Bonnard. On comprend que le décoratif matissien puisse être perçu de façons antithétiques. Ainsi signifie-t-il une forme d’hédonisme trop plaisant, trop complaisant, chez ses détracteurs, ou le comble de l’abstraction chez ses défenseurs formalistes. Matisse s’est souvent expliqué là-dessus. Ses Notes d’un peintre, en 1908, associent le décoratif à l’idée que le tableau, « condensation de sensations », se présente comme un tout où rien n’est laissé au hasard : « La composition est l’art d’arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments. » Ce même texte parle enfin du « sentiment pour ainsi dire religieux » qu’il possède de « la vie ». Mon livre y a trouvé une autre de ses raisons d’être. Structuré très tôt par la culture judéo-chrétienne, Matisse tient pour sacré l’acte figuratif en soi. Toute mon analyse du décor de Vence et des femmes sans visage qui émaillent l’œuvre en découle. C’est peut-être le plus baudelairien de nos grands peintres.

Vous soulignez aussi les conséquences des deux guerres mondiales sur son existence et sa production. De même, vous montrez les effets de la maladie à laquelle il oppose un vitalisme intérieur et un humour indétrônable. Bref, il éprouve dans sa chair que la vie n’est pas douce, mais il sait aussi qu’elle peut être adoucie et que la peinture possède cette vertu. Ce prétendu abstrait fut un amoureux du monde, comme aurait dit Hannah Arendt. Il n’est pas le peintre de l’introspection, il est le peintre de l’amor mundi ; il aime ce monde, don de Dieu pour qui croit au Ciel, don de la nature pour qui ne croit pas, et qui comme tout don, tout présent mérite notre gratitude. Je force peut-être le trait, à moins que cet esprit que je lui prête explique la joie qu’il a eue de se voir confier la chapelle de Vence ?

La commande intervient dans le climat poisseux de l’après-guerre et occupe le peintre plus de trois ans. L’exégèse dominante y voit le triomphe de l’extrême décantation formelle, propre au dernier Matisse, celui des papiers découpés. Ma lecture diffère en ce qu’elle embrasse la dimension liturgique de la chapelle du Rosaire et le dialogue réglé entre ce qui échappe ou non à la représentation humaine. Matisse ne traite pas les vitraux et le chemin de Croix sur le même mode. Qu’il ait organisé le dernier acte de la Passion autour de la Sainte Face jette une lumière sur l’ensemble de l’œuvre. Nos plus grands artistes, et je pense à Poussin, Delacroix et Manet, ont partagé son sentiment religieux de la vie.

Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 2025. 224 pages

Matisse sans frontières

Price: 45,00 €

5 used & new available from 34,95 €

Décembre 2025 – #140

Article extrait du Magazine Causeur




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est docteur en philosophie. Derniers essais: Libérons-nous du féminisme! (2018), Le Crépuscule des idoles progressistes (2017) Dernier ouvrage paru : Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Éditions de l’Observatoire, 2024.

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