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De Medellín à Sydney

La chronique géopolitique de Richard Prasquier


De Medellín à Sydney
Le Premier ministre australien Anthony Albanese rencontre Ahmed al Ahmed à l'hopital, qui avait désarmé l'un des assaillants de l'attaque terroriste de dimanche dernier, Sydney, le 16 décembre 2025 © Australian Prime Minister Office/AP/SIPA

« Globalize the Intifada » : ce n’est pas Bondi Beach qui a changé le monde, c’est le monde qui a rendu Bondi possible…


De Medellín, où nous nous trouvons avec une grande partie de la famille la plus proche – France, Israël, États-Unis – pour célébrer la joie du mariage de l’un de nos fils, j’avais la ferme intention de ne pas écrire ma chronique hebdomadaire. Je voulais être présent pour ma famille et sortir du prisme de notre actualité afin de découvrir la Colombie, ce grand pays latino-américain qui, dans le grand public, n’évoque en général que le mot « cocaïne ».

Mais l’allumage du premier soir de Hanouka avait lieu ici presque vingt-quatre heures après celui de Sydney. Chacun connaissait les nouvelles, et il ne suffisait pas de rappeler la symbolique de la lumière, le miracle de la fiole et les exploits des Maccabées contre les troupes d’Antiochos, ce roi séleucide qui porte le même nom que la grande province colombienne d’Antioquia, dont Medellín est la capitale.

L’actualité s’imposait massivement

Beaucoup de lecteurs de cette chronique ont suivi le massacre de Bondi avec une plus grande minutie que moi. Beaucoup, comme moi, n’en ont probablement pas été surpris. La haine contre les Juifs est devenue dans le monde une addiction puissante, et c’est peut-être de trafic de drogue qu’on devrait accuser ceux qui, tel Anthony Albanese, le Premier ministre australien, l’ont laissée se développer impunément !

J’ai un souvenir très fort d’un voyage effectué il y a une dizaine d’années, à la demande du Keren Hayessod, auprès de la communauté juive australienne. Il s’agissait de leur expliquer la situation en France et la réémergence violente d’un antisémitisme que certains Juifs australiens, originaires d’Europe centrale, avaient fui après la guerre pour s’éloigner le plus loin possible de ses sources. Ils n’arrivaient pas à comprendre ce qui se passait en France. Les Juifs australiens semblaient incarner la synthèse même d’un judaïsme assumé, d’un sionisme sans équivoque et d’une intégration parfaite dans un pays qui était, sur la scène internationale, l’un des plus fermes soutiens d’Israël.

Le libéral John Howard, le travailliste Kevin Rudd, la travailliste Julia Gillard, le libéral Tony Abbott, le libéral Malcolm Turnbull, le libéral Scott Morrison : ce sont les Premiers ministres australiens de 1996 à 2022. Ils ont tous, de façon variable mais pour certains très explicite, été des alliés en lesquels Israël avait toute confiance. Tous, fait unique dans le monde, ont signé au lendemain du 7 octobre un communiqué appelant à lutter contre l’antisémitisme.

En mai 2022, le parti travailliste a remporté les élections législatives aux dépens de la coalition libérale nationale, avec un programme axé sur le climat et le coût de la vie. Son chef, Anthony Albanese (aucun lien familial avec la sinistre Francesca), appartenant à l’aile gauche du parti, est devenu Premier ministre. Il a immédiatement infléchi l’orientation pro-israélienne de son prédécesseur Scott Morrison et, après octobre 2023, sans manifester lui-même de débordements antisémites à la Corbyn, a favorisé dans son pays ce que la sociologue Eva Illouz a appelé une « haine vertueuse » contre Israël.

Dans ce pays que j’avais trouvé exemplaire quelques années auparavant, les manifestations antisémites ont commencé immédiatement après le 7 octobre, alors que l’armée israélienne n’avait pas encore mis un pied à Gaza. Le 9 octobre 2023, une manifestation à Sydney fait entendre des slogans tels que « Fuck the Jews » et « Globalize the Intifada », devenu le maître mot de la situation actuelle dans le monde.

Ensuite, les actes antisémites explosent : attaques contre des lieux juifs, harcèlements, discours de haine sur les campus. Les Juifs se plaignent de la surdité du gouvernement et d’une protection policière insuffisante. Invitée elle aussi par la communauté juive d’Australie, la journaliste britannique Melanie Phillips, pourtant habituée à Londres aux manifestations contre Israël, est stupéfaite de rencontrer une communauté vivant en état de siège.

Y a-t-il chez les jeunes Australiens — car, comme partout, l’élément générationnel est prédominant — un ethos particulier qui facilite cette dérive ? Peut-être. Dans ce pays immense, sans voisins hostiles, éloigné géographiquement des conflits du monde, l’histoire et ses leçons ne sont pas aussi présentes que la nature omniprésente. Anthony Albanese et le parti travailliste sont arrivés au pouvoir en 2022 à la suite des « élections du climat », où la mauvaise gestion des incendies massifs par le gouvernement de Scott Morrison (un grand ami d’Israël) a joué un rôle central.

Les clones de Greta Thunberg abondent en Australie, et on ne peut que se demander pourquoi l’alliance entre les objectifs sociaux des travaillistes et les objectifs climatiques des écologistes produit presque immanquablement en Occident une profonde détestation d’Israël. Comme si, dans le combat pour la nature, l’incarnation de l’ennemi par des firmes internationales n’était pas assez mobilisatrice et qu’il faille se fabriquer un épouvantail plus prestigieux. Au bourreau fantasmé fait face la victime sacralisée. Les Juifs sont là pour endosser le premier rôle, qu’ils connaissent de longue date, cette fois-ci sous l’avatar sioniste, qui ne supprime d’ailleurs pas les précédents déguisements. Les Palestiniens jouent le second rôle, soutenus par une propagande distillée, entre autres, par les canaux qataris — l’État le moins écologique de la planète. Il y a de plus en Australie, dans la défense des Palestiniens, comme une façon de se dédouaner d’une mauvaise conscience à propos des peuples aborigènes.

Leçon australienne

Mais la vraie leçon australienne est qu’il suffit d’un changement de majorité, d’une inflexion politique provoquée par des événements n’ayant rien à voir avec la situation en Israël, pour que s’ouvre la boîte de Pandore et saute le verrou qui maintenait l’antisémitisme à distance…

L’indolence — pour ne pas dire plus — de M. Albanese à l’égard de la flambée antisémite qui parcourt son pays depuis plus de deux ans est un fait indiscutable, et il porte une très lourde responsabilité dans le déclenchement de cette haine. La reconnaissance de la Palestine par le gouvernement australien est-elle pour autant le déclencheur de la tuerie de Bondi ? Évidemment non, quoi qu’en dise Benjamin Netanyahou pour des raisons purement politiques. Messieurs Akram, père et fils, se moquaient de cette reconnaissance. Ils ont tiré dans une foule parce qu’ils savaient qu’ils y tueraient beaucoup de Juifs.

Les nouveaux nazis de l’islamisme radical, qui ont assassiné entre autres Alex Kleytman, un homme de 87 ans ayant survécu à la Shoah en Pologne — glaçant symbole de l’évolution du monde —, se souciaient moins des gesticulations politiciennes que des carences sécuritaires, indiscutables, dont M. Albanese est in fine le responsable ultime.

Ce qui m’a frappé, et qu’Yves Mamou a parfaitement analysé, c’est que l’origine islamiste du massacre de Juifs a été tue aussi longtemps que possible par de nombreux organes de presse (toujours les mêmes…). On a su très vite que l’homme d’un immense courage qui a désarmé l’un des tueurs était musulman. Il avait devant lui le spectacle de la commémoration et savait forcément que les cibles étaient des Juifs. Nous lui devons une immense reconnaissance. Je suis heureux que cet homme soit musulman, car c’est un signe d’espoir pour notre commune humanité.

Mais si les tueurs s’étaient échappés, j’imagine la marée de commentaires qui auraient présenté le massacre comme l’œuvre de nazis, contre lesquels un musulman se serait levé pour sauver des Juifs. On a appris plus tard que parmi les victimes se trouvaient aussi Boris et Sofia Gourman, un couple héroïque de Juifs d’origine russe qui, malgré un âge dépassant la soixantaine, ont tenté de désarmer un terroriste et furent abattus par lui.

DR.

Ce que cet épisode tragique nous confirme — ceux qui ont réfléchi aux Justes parmi les Nations le savent —, c’est qu’il faut toujours dire « des » et jamais « les » en parlant des hommes. Il n’en est pas de même pour les idées. Certaines peuvent être critiquées, mais le nazisme et l’islamisme radical ne relèvent pas du débat d’interprétation et doivent être combattus par tous les moyens. Mettre le sionisme, mouvement de libération nationale des Juifs, dans la même catégorie relève d’une manipulation machiavélique ou d’une ignorance abyssale.

Des vidéos confirment que Naveed Akram, le terroriste survivant, présenté comme un jeune homme discret et timide, fuyant la politique, était en réalité un militant islamiste actif. J’ignore s’il était, avec son père, manipulé par une puissance étrangère ou s’ils ont décidé eux-mêmes de tuer des Juifs pour aller plus vite au paradis, ou pour donner l’exemple en vue de massacres généralisés.

Grande fut la tentation d’attribuer de tels actes à des « loups solitaires » dont il devenait tentant de dire qu’ils n’avaient « rien à voir avec l’islam ». Ce type d’analyse, qui paraît aujourd’hui un peu daté, a encore été mobilisé pour les derniers assassinats islamistes en France. Les liens entre les assassins de Bondi et Daech ont été dénoncés par les autorités australiennes elles-mêmes, une façon aussi de restreindre la réprobation à une entité unanimement considérée en Occident comme un ennemi à abattre, et peut-être de dérouler le tapis, par contraste, sous des mouvements aux conséquences analogues mais à la férocité idéologique moins explicite, tels les Frères musulmans dans toutes leurs variantes. Quant à l’intervention d’États eux-mêmes, on a déjà oublié que l’Iran est un grand responsable d’attentats, dont certains furent particulièrement sanglants.

Pas optimiste

Ce massacre ouvrira-t-il les yeux sur la dangerosité du terrorisme islamique et sur la nécessité de le combattre sans réserve ? Les exemples passés n’incitent pas à l’optimisme. Au-delà des paroles martiales, l’histoire des cinquante dernières années est remplie de compromissions et de lâchetés, dont la première fut peut-être la mise à l’abri d’Abou Daoud, le planificateur des attentats de Munich, que la France de Giscard refusa d’extrader vers l’Allemagne en 1977.

Il est vraisemblable que la tuerie de Bondi engendrera chez nos concitoyens un sentiment d’écœurement. Certains tenteront de le dissoudre dans une réprobation généralisée, naïve ou complaisante, de tous les actes « racistes ». D’autres, plus rares, le glorifieront de façon plus ou moins codée, ou en attribueront la responsabilité aux « sionistes » eux-mêmes. Nous connaissons tout cela depuis les attentats du 11-Septembre, et un nouveau Thierry Meyssan est peut-être déjà en train d’écrire le livre qui en fera l’idole de ceux qui ne « s’en laissent pas compter ».

Mais le risque essentiel est peut-être ailleurs. Lorsqu’une organisation ou un État est à l’œuvre dans des attentats de cette nature, son objectif principal est de faire peur à l’ensemble de la population. Or si la peur est parfois mauvaise conseillère lorsqu’elle entraîne des réactions extrêmes, elle l’est souvent de façon plus insidieuse lorsqu’elle conduit au silence, qui peut devenir une forme de collusion.

Lorsque, à Medellín, j’ai visité le mémorial aux victimes de la Violencia, cette période de vingt ans qui fit de cette ville la plus dangereuse du monde jusqu’à la mort de Pablo Escobar en 1993, j’ai été effaré par le nombre et la variété des lieux d’attentats. Pourquoi faire exploser, de façon apparemment aveugle, des pharmacies, des écoles ou des clubs de sport ? Parce que les gangs savaient que, lorsqu’une personne avait publiquement émis des critiques contre eux, même au cours d’une conversation banale, il fallait frapper de manière diffuse les lieux publics fréquentés par cette personne ou sa famille.

Le but n’était pas de punir, mais de prévenir. Il s’agissait de désigner la personne critique comme responsable, en fin de compte, de l’attentat frappant d’autres personnes qui « n’y étaient pour rien ». Raymond Barre avait parlé de « Français innocents ». Ce fut sans doute un lapsus, mais un lapsus lourd de sens.

C’est là le sens profond de l’expression « généraliser l’Intifada ». Aucun Juif n’est innocent puisqu’il est supposé soutenir Israël. Et bientôt, chaque non-Juif prenant la défense des Juifs sera à son tour présumé coupable et, au mieux, mis à l’index. Le mécanisme a été appliqué dans bien des pays, et pas seulement contre les Juifs. Les régimes totalitaires en ont fait un outil de répression aussi invisible qu’efficace, qui a conduit des familles à se désagréger par peur d’être considérées comme complices. Nous voyons peut-être aujourd’hui, chez nous, les linéaments de cette stratégie dans la hantise de certains de ne pas être perçus comme trop proches des sionistes réprouvés.



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est président d'honneur du CRIF.

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