Dans la diaspora juive, beaucoup ont désormais honte d’Israël, cet État juif qui se défend, qui porte les armes, qui assume la brutalité du réel. Ne souhaitant pas y être assimilés, ils peuvent verser dans l’antisionisme le plus dur. Analyse sociologique.
Il n’est pas du tout étonnant – et il serait même naïf de s’en étonner – que tant de Juifs en Occident, en Europe comme aux États-Unis, et même en Israël, ne se contentent pas de critiquer Israël, mais relayent comme des évidences les mensonges produits par la propagande islamiste ou relayés par l’activisme anti-israélien.
On peut bien sûr convoquer les explications habituelles : les analyses religieuses, les interprétations psychanalytiques, la vieille catégorie de la haine de soi, le tropisme vers les dominés, l’idéalisation de la figure de l’opprimé… Ces modèles d’intelligibilité existent, ils ont leur part de vérité, mais ils ne suffisent pas.
Ils laissent dans l’ombre l’essentiel.
Une clef de lecture souvent négligée : la position sociale
En réalité, il s’agit selon moi beaucoup moins de psychologie culturelle ou de survivances théologiques que d’une chose plus prosaïque : une logique de classe sociale.
La plupart de ces Juifs occidentaux appartiennent à une bourgeoisie cultivée, insérée dans les professions intellectuelles, universitaires, artistiques ou médico-sociales. Une bourgeoisie aisée mais inquiète, libérale mais fragile, progressiste mais saturée de culpabilité historique. Elle ne vit ni la menace physique, ni la proximité du conflit, ni l’expérience de l’insécurité quotidienne que connaissent les Israéliens. Elle vit dans ce monde protégé où le réel n’entre presque jamais sans avoir été filtré, médiatisé, interprété.
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Ce n’est pas un hasard si ces Juifs occidentaux s’informent beaucoup — mais dans des sources qu’ils choisissent soigneusement. Ils lisent, ils comparent, ils se sentent éclairés, mais leur éclairage repose souvent sur un écosystème médiatique homogène, produit par leur propre milieu. Ils rejettent instinctivement tout ce qui serait perçu comme « extrême », à commencer par les droites traditionnelles israélienne ou française — droites qu’ils réduisent souvent à des caricatures commodes afin de préserver la tranquillité morale de leur positionnement.
Honte sociale et quête d’innocence
Car c’est ici que se niche le ressort déterminant : une honte sociale, diffuse mais structurante.
Dans un Occident où la misère a acquis une dimension quasi sacrée, où la souffrance est devenue un critère moral, ces bourgeois cultivés portent en eux une gêne profonde d’appartenir au camp des privilégiés. Ils rêvent d’être du côté des humiliés et des offensés, comme si la misère seule ouvrait à la vérité du monde. Ils veulent participer symboliquement au drame humain, non pas depuis la place que leur confère leur histoire, mais depuis une place imaginaire qui les absout de leurs propres avantages.
Dans cette logique, les Palestiniens deviennent la figure parfaite : les « plus misérables des misérables », incarnation de la victime absolue. Face à eux, Israël — l’État juif, fort, armé, souverain — représente tout ce qu’il leur répugne d’être. Le Juif occidental ne veut pas être associé à la force ; il veut être associé à la souffrance, comme si sa propre légitimité morale dépendait de sa capacité à s’identifier aux plus vulnérables.
Ainsi s’opère un mécanisme paradoxal : en soutenant la cause palestinienne, ces Juifs occidentaux ne prennent pas tant position dans un conflit géopolitique qu’ils tentent de résoudre une tension interne à leur identité de classe.
Le refus d’être assimilé à la puissance
Il faut comprendre ce qui se joue ici : Israël représente l’inverse exact de l’image de soi que beaucoup de Juifs occidentaux veulent donner au monde.
Israël incarne :
• la souveraineté assumée,
• la force militaire,
• la détermination stratégique,
• l’affirmation identitaire,
• la décision politique en situation de danger.
Autant de réalités vécues par ces Juifs occidentaux comme des formes choquantes d’excès, comme si l’existence même d’un État juif combattant menaçait l’image morale qu’ils veulent projeter : celle d’un Juif universaliste, pacifique, généreux, appartenant aux forces douces du bien social.
Beaucoup d’entre eux ressentent presque une honte de cet État juif qui se défend, qui porte les armes, qui assume la brutalité du réel. Ils ne veulent pas être assimilés à cette puissance. Ils préfèrent l’image du Juif diasporique, discret, moral, souffrant — figure d’ailleurs infiniment plus confortable dans la culture occidentale contemporaine.
L’expression politique d’une classe
Il n’est donc pas surprenant que ces Juifs, en Amérique, aient voté pour l’actuel maire de New York, selon une orientation politique qui traduit moins un programme qu’un ethos : un désir de respectabilité progressiste, un rejet viscéral de toute figure associée à la fermeté ou à la défense identitaire.
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De même, en France, les intellectuels parisiens qui critiquent systématiquement Israël, qui ironisent sur Netanyahou, qui s’indignent de la guerre à Gaza sans jamais analyser la logique militaire du Hamas, sont les représentants fidèles de ce milieu. Ils ne parlent pas en tant que Juifs. Ils parlent en tant que bourgeois cultivés occidentaux, façonnés par un imaginaire de la tolérance illimitée, de la compassion sélective et de la bonne conscience morale.
Une contradiction fondamentale
Au fond, leur position repose sur une contradiction que la pensée contemporaine a du mal à affronter : ils se sentent obligés de défendre des victimes imaginaires pour ne pas avoir à regarder en face la réalité des victimes réelles. Ils préfèrent l’abstraction réconfortante – le Palestinien déshistoricisé, réduit à une pure souffrance – à la complexité du réel : les choix stratégiques d’Israël, les logiques de guerre asymétrique, la responsabilité du Hamas, la réalité des sociétés du Moyen-Orient.
La critique d’Israël, chez eux, n’est pas un geste politique : c’est un rituel social, un signe d’appartenance à un monde où la vertu s’exhibe et s’atteste par la dénonciation des puissants – quitte à transformer les faits pour que la morale ne soit jamais en défaut.
Ce mécanisme d’auto-distanciation morale explique aussi les profondes dissensions actuelles au sein de la communauté juive mondiale, fracturée entre ceux qui assument la souveraineté israélienne et ceux qui s’en protègent. Il éclaire également le déchirement de la société israélienne elle-même, où une partie de l’élite culturelle et urbaine rejette la posture de puissance nécessaire à la survie du pays, au nom du même imaginaire universaliste qui façonne les Juifs occidentaux.
L’aveuglement comme confort
Ainsi s’explique la facilité avec laquelle ces Juifs occidentaux relaient, parfois sans s’en rendre compte, les narratifs islamistes ou les accusations infondées de génocide : non par adhésion idéologique, mais par fidélité à un imaginaire social qui les rassure sur leur propre innocence.
Le ressort n’est ni religieux, ni psychologique avant tout. Il est social, moral et symbolique. Ils ont besoin que le monde se simplifie pour pouvoir s’y sentir bons.
Dans un monde où le réel devient complexe, conflictuel, tragique, Israël leur renvoie une image du Juif fort, politique, affrontant le danger — image qu’ils ne veulent pas assumer. Alors ils se défendent de cette image en attaquant Israël, et en se rangeant du côté des victimes imaginaires qui leur permettent de sauver leur place dans l’ordre moral des sociétés occidentales. Ce n’est pas Israël qu’ils accusent : c’est leur propre difficulté à affronter le réel.
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