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Tailler dans le muscle

Rendez-vous Boucherie Les Apaches, dans le 20e arrondissement de Paris


Tailler dans le muscle
Vincent Deniau © Hannah Assouline

Dans un environnement hostile, les viandards peuvent compter sur une poignée d’excellents bouchers. Vincent Deniau, qui a troqué son maillot de champion de rugby pour un tablier de louchébem, et François Guillemin sont de ceux-là.


Nous autres mangeurs de viande aurions grand tort d’ignorer certains arguments avancés par les adeptes les plus éclairés du végétarisme. Je retiens notamment celui-ci : lorsque nos premiers ancêtres sont apparus (il y a deux ou trois millions d’années), ils n’étaient évidemment pas armés pour chasser le mammouth ou l’auroch : c’étaient des singes supérieurs dont les dents et les intestins étaient adaptés à une alimentation non carnée à base de fruits et de miel sauvage. Ils ne vivaient que de cueillette. Pour traverser les âges glaciaires, ils durent trouver une nourriture plus riche et apprendre à chasser et à pêcher. Il y a un siècle, toutefois, les biologistes ont découvert qu’à l’instar de celui de nos lointains aïeux végétariens, notre foie ne possède pas l’enzyme (l’uricase) qui permet aux autres mammifères carnivores de dégrader et de transformer l’acide urique provenant de la viande. Nous sommes donc incapables de nous débarrasser de l’acide urique ! Quand celui-ci s’accumule, il provoque des maladies – dont la fameuse goutte (bien connue des viandards) qui est un dépôt douloureux d’urates dans nos articulations. La conclusion s’impose donc d’elle-même : nous ne sommes pas faits physiologiquement pour manger de la viande tous les jours ! Celle-ci doit demeurer un mets d’exception, presque sacré, comme c’était le cas dans l’Antiquité où la vie de l’animal jouissait d’une aura telle que sa viande était offerte en sacrifice aux dieux…

Le désir de viande n’en est pas moins un désir archaïque inscrit dans les replis les plus obscurs de notre cerveau néanderthalien.

Au quotidien, nous voici donc pris en étau entre ce désir profond qui nous taraude et la déception gustative sur laquelle il débouche généralement, les viandes d’élevage ayant pour la plupart perdu toute saveur, tout parfum et toute jutosité, loin des divins herbages de la Lozère et de l’Aubrac. Conscients du problème, de plus en plus de chefs s’efforcent d’inventer une nouvelle cuisine à base de légumes frais et secs, d’algues, de poissons sauvages et d’épices… L’essai est louable – mais pas convaincant.

Alors que je mâchais dernièrement un triste rumsteck, il m’est soudain venu un souvenir d’enfance. Dans les années 1970, mes parents ont acheté une grange dans les collines du Dauphiné. Nous avons été immédiatement adoptés par les voisins paysans qui habitaient une antique ferme avec son tas de fumier, son foin sous les toits, ses vaches, ses chèvres, ses poules et ses lapins. Ils m’ont appris à traire les vaches et à récolter les pommes de terre… Leur cuisine était en terre battue. Le poêle à bois était allumé toute la journée. Il n’y avait ni frigo ni télévision. Rien de tout cela ne nous étonnait, c’étaient des paysans comme il y en avait partout en France ! Ils parlaient à leurs bêtes un langage connu d’eux seuls, chaque vache, chaque chèvre, avait son petit nom. Le cochon quant à lui vivait pépère, jusqu’au jour où il était tué sur place en famille. Aujourd’hui, les fermiers n’ont plus le droit de tuer leurs bêtes qu’ils doivent amener à l’abattoir. Durant le transport, le stress augmente le pH des viandes et diminue leur rétention d’eau, elles deviennent sèches et collantes.

Avec le recul, je mesure à quel point cette relation quotidienne et affective entre l’homme et l’animal était essentielle.

Sur le moment, mes parents et moi n’avons pas vu que l’événement le plus important du siècle était en train de se produire sous nos yeux : la fin de l’agriculture paysanne telle qu’elle existait depuis dix mille ans. Les choses les plus décisives passent ainsi toujours inaperçues. Pourtant, si nos paysans disparaissent, qu’adviendra-t-il de la gastronomie française ? Sans eux, elle n’est plus qu’une coquille vide. Mais ce problème hautement culturel ne semble pas avoir effleuré le cerveau de nos gouvernants (et encore moins celui de Sandrine Rousseau).

En attendant, les amoureux de la bonne viande n’ont pas d’autre choix que de faire confiance à une poignée de bouchers passionnés sachant sélectionner eux-mêmes leurs bêtes au plus près de leur terroir d’origine. C’est le cas de Vincent Deniau, dont la boucherie de quartier, située au cœur du 20e arrondissement, est un petit bijou.

Comment un petit-fils de ministre et d’académicien (Jean-François Deniau), élevé à l’École alsacienne, a-t-il fait pour devenir un virtuose de la découpe, en chambre froide, dès cinq heures du matin ? Du reste, le parcours de Vincent est d’autant plus hors norme qu’il avait commencé une carrière de rugbyman professionnel (dans les clubs de Dax et de Clermont-Ferrand), ce qui lui a valu de jouer dans l’équipe de France de rugby à sept. « J’ai été très marqué par mon grand-père, Jean-François Deniau, qui était un homme de la terre, amoureux du vin, mais aussi un grand navigateur : nous partions ensemble plusieurs semaines sur son bateau à voile, il m’a appris à faire face et à maîtriser ma peur. »

Déçu par le monde du rugby, Vincent découvre un jour celui de la boucherie, une corporation ancestrale où la transmission est essentielle. « On a froid, on dort peu, on se coupe… c’est pourquoi on peine à trouver des apprentis. Mais c’est un métier manuel dans le sens le plus noble du terme : à partir d’une carcasse, on désosse, on sépare les muscles, on nettoie (il y a 50 % de déchets !), on met en scène les plus beaux morceaux de viande avec une technique que n’atteindra jamais la machine. »

Vincent a fait le tour de France des petits éleveurs et des abattoirs municipaux. Il a ainsi sélectionné les plus belles bêtes, comme cet admirable cochon des Landes élevé en plein air dont la côte surprend par sa finesse et son petit goût de noisette… Pour le bœuf, il ne sélectionne que les races rustiques et privilégie les veaux nés au début du printemps, au moment où les vaches disposent d’un fourrage de qualité susceptible de leur donner un lait riche et abondant… « Mon métier consiste aussi à valoriser les parties les moins nobles : les gens ne connaissent que l’onglet alors que le paleron, la langue de chat, le nerveux, le merlan, le dessus de tranche, la fausse araignée et le rond de tranche grasse donnent d’excellents biftecks ! »

Boucherie Les Apaches
21, rue des Gâtines, 75020 Paris
Tél. : 01 46 36 33 33

Boucherie Les Apaches, Paris 20ème
Octobre 2025 – #138

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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