Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
Lorsque j’ai annoncé à ma Sauvageonne adorée que j’allais consacrer ma chronique aux chats de ma vie, elle a, tout de go, réagi : « Pourquoi tu ne prends pas en photo mon chat, vieux Yak ? J’espère que tu vas en parler. » Elle s’est munie de son téléphone portable et a commencé à réaliser des portraits de Pollux, un chartreux bien qu’elle maintienne qu’il ne s’agit pas d’un chartreux car, fait-elle remarquer non sans à-propos, il est détenteur d’une minuscule cravate de poils blancs sur son jabot gris bleu. Elle a raison mais je n’en démords pas : Pollux est un chartreux, peut-être non reconnu par le Livre officiel des origines félines (LOOF), certes, mais un chartreux quand-même. L’idée d’écrire, ce jour, sur les chats de ma vie m’est venue alors que je baguenaudais sur l’allée bitumée qui mène à son immeuble ; je venais de croiser deux félins : un noir et blanc, au regard de défoncé à l’herbe colombienne qui se faisait dorer au soleil d’octobre, confortablement installé sur une douce souche ; un tigré allongé dans l’herbe, détenteur d’une allure lointaine et détachée. Peu à peu, les chats de ma vie remontaient le col de ma mémoire. La première se prénommait Grisette ; je devais être âgé de trois ou quatre ans. C’était une petite chatte tigrée, paisible et douce. Mes parents en étaient fous. Et puis, un peu plus tard, il y a eu Sophie, tigrée elle aussi. Elle plaisait beaucoup aux matous du quartier. Elle ne cessait de nous donner des chatons que ma mère tentait, tant bien que mal, de placer auprès de voisins. Un jour, à la faveur d’un nouvel accouchement, il fut décidé qu’on en garderait deux. Deux mâles. Nous les prénommâmes Boudou et Budard. J’entends encore la voix de ma mère qui les appelait pour la pâtée : « Sophie, Boudou, Budard ! Sophie, Boudou, Budard ! » Nous avions aussi adopté un canard de Pékin, surnommé Justin. Ils mangeaient tous ensemble, dans la même gamelle. Budard adorait entourer le cou de l’emplumé avec sa longue queue. Nous les observions, mon frère et moi, attendris par ce geste singulier et amical. A cette époque, trois chats sans queue, une mère et ses deux fils, certainement de race Manx, de l’île de Man, firent leur apparition dans notre jardin. Quelqu’un les avait-il abandonnés devant notre domicile ? S’étaient-ils perdus par une nuit de brouillard ? (Le brouillard de Tergnier, la ville de mon enfance, est l’un des plus denses d’Europe. A côté, celui de Londres, n’est que brume minuscule.) On avait appelé la maman « la chatte noire » – tout simplement – et la tribu « les sans queues ». Pourquoi aller chercher mimi à quatorze heures ? Les sans queues n’avaient pas le droit d’entrer dans la maison afin de ne pas déranger Sophie, Boudou, Budard. Mais ma mère, pleine de compassion féline, les nourrissait. Parmi les nombreux chats errants qui nous rendaient visite, il y avait Le Lynx, un vieux matou grisonnant dont Sophie était follement amoureuse, et un autre, borgne, qui avait été baptisé Le Pen. Un bagarreur, une terreur. Même Budard, pourtant adepte de la boxe française et de la savate, ne s’y frottait pas. Les années passèrent ; il y a eu d’autres chats dont, Gustave, dit Gus, un matou castré paresseux et zen ; pacifiste comme Jean Giono, il refusait les combats de rues, détournait le regard, haussait les épaules devant les poilus abrutis et belliqueux qui crachaient et juraient ; devant l’inertie bienveillante de Gus, ils finissaient par se calmer. Et Gus partait faire une sieste dans les plants de pommes de terre en roulant des épaules. Une manière de force tranquille. Imperturbable. Gus n’avait qu’un défaut : il était voleur. Dès que nous avions le dos tourné, il montait sur la table et se servait. Il était tellement gentil que nous ne parvenions pas à le sermonner. Dernièrement, il y eut Wifi, charmant et d’humeur égale, qui mourut vraisemblablement empoisonné. Il est enterré dans mon jardin. Et aujourd’hui, la petite Kali, venue de Lille, toute mignonne mais emmerdeuse à ses heures car elle n’en fait qu’à sa tête. Et bien sûr, Pollux, le chartreux, oui le chartreux quoi qu’en dise ma Sauvageonne adorée.



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