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L’Homme en veille: sur l’abdication cognitive à l’ère de l’IA


L’Homme en veille: sur l’abdication cognitive à l’ère de l’IA
© Yassine Mahjoub/SIPA

L’homme moderne a déjà renoncé à l’effort physique. Renoncera-t-il demain à l’effort mental ? Entre fascination technologique, passivité cognitive et fantasme d’auto-amélioration, ce texte interroge les soubassements idéologiques du nouvel ordre technologique qui s’installe.


En février 2025, une étude conjointe de Microsoft Research et de l’Université Carnegie-Mellon a révélé un phénomène que beaucoup constatent intuitivement : lorsque des travailleurs en cols blancs utilisent une IA générative, 68% déclarent réduire spontanément leur effort cognitif et près d’un sur deux affirme moins vérifier les informations produites. Plus frappant encore, les participants les plus confiants dans la machine sont aussi ceux qui déclaraient avoir fourni le moins d’effort critique lorsqu’ils l’utilisaient. L’IA grand public ne se contente donc pas de produire du contenu : elle transforme notre rapport à l’effort mental et à la vérification, et installe peu à peu un réflexe de délégation.

« Demande à ChatGPT »

En moins de deux ans, les IA génératives sont passées de curiosité à réflexe quotidien : 600 millions de personnes les utilisent chaque jour au fil de multiples sessions dont la durée moyenne atteint désormais quatorze minutes par jour. Ce rythme d’adoption signe la marque d’une accoutumance croissante qui, par son ampleur, alimente directement ces systèmes : plus nous les sollicitons, plus ils se perfectionnent, créant ainsi une dynamique où l’usage massif devient le principal carburant de leur montée en puissance.

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Si l’usage des IA se développe si rapidement, au point qu’on leur cède chaque jour davantage de terrain, c’est d’abord parce qu’il repose sur une confiance quasi instinctive qui progressivement évolue vers une forme de passivité, proche – pour beaucoup – d’une démission intérieure à bas bruit. Face à l’efficacité presque surnaturelle de ces outils, nous acceptons de réduire progressivement l’effort critique et mental qui constituait hier encore le fondement de notre autonomie intellectuelle. Ces renoncements du quotidien deviennent ainsi la condition même du développement de dispositifs techniques toujours plus puissants.

Pire, à mesure que la technologie se renforce, nous intériorisons l’idée que nous ne sommes plus vraiment à la hauteur, que la machine ne fait pas seulement mieux : elle sait mieux. Un glissement insidieux ouvrant la voie à une défiance généralisée envers la condition humaine, érigeant la technologie en réponse miraculeuse à nos imperfections et qui nous pousse dans les bras des idéologies techno-solutionnistes les plus caricaturales, dont le fondement est précisément la faillibilité humaine et son nécessaire dépassement.

De la démission à la soumission

À bien des égards, ces néo-idéologies reposent en effet sur l’idée que l’Homme, dans sa forme actuelle, est une entrave à son propre accomplissement, et que seule une amélioration radicale pourrait lui permettre de se réaliser pleinement. Ses fragilités – peurs, erreurs de jugement etc. – tout comme les travers collectifs – corruption, inégalités économiques etc. – deviennent autant de raisons pour justifier le recours massif à la technologie afin de les dépasser. Cette perception de l’Homme n’est évidemment pas nouvelle. Elle rejoint une critique ancienne que l’on retrouve déjà chez les Épicuriens et les Stoïciens, pour qui les passions humaines étaient sources de malheur. Mais là où ces écoles prônaient une libération par des moyens intérieurs – la vertu, la modération, la maîtrise de soi –, nos gourous contemporains proposent une voie radicalement différente : supplanter notre nature au travers de dispositifs technologiques exogènes. Une défiance envers la nature humaine qui se révèle également dans l’essor des technologies financières récentes – notamment celle du Bitcoin. C’est en partie dans la critique adressée aux monnaies traditionnelles – politiques économiques contestées, retour de l’inflation etc. – que prend racine l’essor des monnaies virtuelles, lesquelles s’érigent en réponses absolues à ces imperfections. Leur code devient la promesse d’une justice pure, d’une équité inaltérable.

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Or, derrière cette prétendue pureté du code informatique se cache peut-être un phénomène plus profond : le retour du sacré sous forme technologique. Ce qui jadis relevait des religions et des croyances collectives se déplace désormais vers les algorithmes, les codes, les systèmes décentralisés. La technologie n’est plus un simple outil ; elle devient un Ordre Supérieur, un principe directeur au service d’une nouvelle foi, où le jugement humain passe au second plan. L’écran devient Oracle : on pose une question, on reçoit une réponse, on s’y conforme. Qui ose encore remettre en cause les itinéraires proposés par une application telle que Waze – si chère au philosophe Éric Sadin ? Combien d’utilisateurs de X (ex-Twitter) s’en remettent déjà à l’IA de Grok pour vérifier la véracité d’une information ?

Vers un grand remplacement ?

La possibilité d’un « grand remplacement » prend dès lors une dimension inédite : peut-être moins celle des peuples que celle de l’Homme, remplacé par les systèmes démiurgiques qu’il aura lui-même conçus. Et ce basculement ne serait pas imposé par une quelconque force extérieure, mais procéderait plutôt d’une démission intérieure : un renoncement volontaire des individus à prendre en main leur destin. Plutôt que de s’élever et se perfectionner, beaucoup semblent prêts à s’en remettre aux machines, une tentation que l’on voit poindre notamment chez les plus jeunes. L’IA, les algorithmes – et demain les robots domestiques – deviennent de facto les substituts de l’effort humain dans bien des domaines.

Après s’être affranchi du travail physique, le monde développé est-il en train de basculer vers la fin de l’effort mental ? Faudra‑t‑il bientôt entretenir son intellect comme on entretient son corps, à coups d’exercices ciblés sur des applications de “fitness cognitif” ? Devra‑t‑on s’abonner à des programmes spécialisés pour éviter la dégénérescence neuronale provoquée par l’inactivité cérébrale ? Ou bien la marche sera‑t‑elle trop haute, et certains préféreront-ils directement une puce Neuralink pour doper artificiellement leurs capacités ?

Les signaux sont déjà là : plusieurs études montrent une baisse constante du vocabulaire actif moyen chez les adultes, reflet d’une érosion lente de la richesse cognitive. Si nous avons su déléguer nos muscles aux machines, rien n’empêche que nous finissions par faire de même avec nos synapses. Dès lors, ce qui subsistera de l’expérience humaine sera un corps assisté et un esprit externalisé. Les techno-utopies californiennes, loin d’incarner une émancipation, deviendraient alors l’ultime asservissement : celui que nos renoncements quotidiens auront rendu possible.



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