Ukraine : le vrai enjeu politique des européennes


Ukraine : le vrai enjeu politique des européennes

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La guerre en Ukraine − il faut bien l’appeler par son nom −, au moment des élections au Parlement européen, a au moins le mérite de clarifier l’enjeu politique de ces élections. Elle donne une substance et une urgence à un vote hier encore noyé dans la brume de la mécanique aveugle d’une « construction européenne » avançant par inertie, telle un train sans conducteur, et du discours lénifiant d’autorités nationales et européennes désemparées face à une crise économique et monétaire qui n’en finit pas d’être toujours devant nous, malgré les annonces consolatoires du retour de la croissance et les plans à répétition. Malheureusement, le débat sur le sens, pour l’Europe, de la crise ukrainienne, aujourd’hui très clair et très vif en Allemagne, est brouillé en France. Les alliances et les clivages ne sont pas toujours là où on les attend. Quel est l’enjeu, et pourquoi est-il obscurci chez nous ?

C’est peut-être la première fois depuis 1979 que ces élections ne sont pas de simples sondages nationaux grandeur nature − au détriment de l’élection d’une assemblée aux fonctions incertaines −, et que le vote des citoyens sera l’occasion et le moyen de répondre à une question politique. Cette question, c’est celle des frontières de l’Europe et de ses relations avec ses voisins, de sa place dans le monde réel, qui est celui des frontières, des conflits, des zones d’influences, des intérêts de puissances. L’UE vit depuis longtemps sous l’idée que l’Histoire est terminée, en tout cas pour elle, qu’elle n’a plus qu’à se préoccuper de sa politique monétaire et de la taille des mailles des filets pour la pêche au hareng et, à la rigueur, de la concurrence de la Chine et des pays émergents, qui n’est d’ailleurs pas un vrai problème en vertu du libre-échangisme. Pour Bruxelles, le monde n’est composé que de candidats futurs à l’intégration et de gens qui vivent sur d’autres planètes, très loin.

Voici que l’Histoire et la politique se rappellent brutalement à la conscience européenne, avec la révolution ukrainienne, l’intervention militaire de moins en moins camouflée de la Russie en Ukraine, et la stratégie anti-européenne (« eurasiatique ») de Vladimir Poutine qui est apparue au grand jour à cette occasion.

La Russie selon Poutine, celle qui se rebaptise sans honte « URSS 2.0 », ne veut pas d’une Ukraine libre et souveraine pour les mêmes raisons qu’elle ne veut pas non plus d’une Union européenne capable de parler au monde et à ses voisins d’une seule voix. Que ce soit pour vendre du gaz et sa révolution conservatrice comme alternative au soi-disant « chaos » des démocraties libérales, la Russie préfère avoir affaire à des pays divisés et, de ce fait, affaiblis. Pour l’idéologie tchékiste[1. C’est Vladimir Poutine lui-même qui entend restaurer ce mot, du nom de la Tcheka, la police secrète créée par Lénine, l’ancêtre, donc, du KGB et du FSB. Il n’est donc plus une expression dévalorisante ou infamante. Au contraire, il signifie le retour aux sources du soviétisme et la glorification des « services » qui sont, dans sa vision du monde, la colonne vertébrale et le cerveau du gouvernement.] rouge-brune qui règne à Moscou, l’ennemi, c’est la souveraineté des nations. L’empire ne connaît pas de frontières, il ne veut avoir que des vassaux, complètement asservis comme l’Arménie ou le Belarus ou, à défaut, dépendants par la peur de la guerre et le chantage énergétique. L’Europe va-t-elle se laisser faire ou saura-t-elle arrêter ce projet impérial sans frontières et ramener la Russie dans le concert européen ?  Cette Russie européenne, à laquelle on a pu croire en 1991, elle n’existe plus par la volonté de l’« URSS 2.0 », un mot qui est à lui seul un déni de réalité. Le refus de reconnaître les crimes du soviétisme, et le fait que son échec n’est dû qu’à lui-même et non à quelque complot de l’Occident, a entraîné la Russie dans ce qu’il faut bien reconnaître comme un nouveau fascisme. Un fascisme de papier certes, vu le délabrement économique et démographique de la Russie, mais dont on aurait tort de sous-estimer le pouvoir de nuisance : si Poutine parvenait à déstabiliser l’Ukraine, l’effet domino serait immédiat, à commencer par la Hongrie, sympathique « État-membre » gouverné avec le soutien et l’influence de néo-nazis, et qui ne pense qu’à annexer des territoires au détriment d’autres États-membres (Slovaquie, Roumanie).

Nous sommes donc revenus brutalement dans l’Histoire, et l’Europe face à un destin. Pourtant, les clivages et l’offre politiques ne se présentent pas de façon limpide en raison d’ambiguïtés et d’alliances de revers inattendues. Partons du cas du favori annoncé de ces élections en France et dans plusieurs pays : l’extrême droite anti-européenne. Seul celui qui ne veut pas voir peut ignorer l’alliance entre les extrêmes droites et la Russie. Toutes les extrêmes droites : les anti-européens, mais aussi les fanatiques de l’Europe des régions contre les nations, le FN, le VPÖ autrichien, mais aussi les néo-nazis de Jobbik en Hongrie et d’Aube dorée en Grèce. Ces derniers ont dénoncé les partis nationalistes ukrainiens, Svoboda et Secteur droit, au motif qu’ils « travaillent pour les juifs ». La légitimité et le caractère démocratique de l’annexion de la Crimée par la Russie ont été certifiés sur place par une délégation d’« observateurs » où figuraient le FN, le VPÖ, divers groupuscules anti-européens polonais, irlandais, finlandais, sous la houlette de l’« Observatoire eurasien de la démocratie et des élections » fondé pour l’occasion par le néo-nazi belge Luc Michel, un soutien de toujours de Poutine. La troupe était complétée par Die Linke, l’équivalent allemand du Parti de gauche, guère embarrassée de cohabiter pour l’occasion avec le NPD. L’annexion de la Crimée a reçu également le soutien des communistes grecs et italiens (alors que Syriza, le nouveau parti de gauche radicale en Grèce, est du côté de la révolution ukrainienne). La Ligue du Nord et le Vlaamsblok n’en pensent pas moins, tout en évitant une compromission par trop visible avec la Russie. Cette coalition n’est pas folklorique, ce n’est pas un point de détail de l’histoire européenne. Qu’ils soient des groupuscules de la fachosphère, des régionalistes européens propres sur eux, tous également hostiles à l’État-nation ou, au contraire, des partis de l’extrême-droite de gouvernement, eux farouchement nationalistes et étatistes, du moins en parole, ou encore des communistes à l’ancienne (Il Manifesto, le PKE), tous les membres de cette coalition ont en commun la détestation de la révolution ukrainienne et une fascination pour l’alternative anti-européenne et autoritaire incarnée par Poutine[2. Et accessoirement adversaire du christianisme occidental, qui n’est pour eux qu’une hérésie par rapport à la vraie religion (orthodoxe), une hérésie directement responsable du déclin des valeurs. Il est assez cocasse, à cet égard, que les cathos intégristes se rangent parmi les compagnons de route les plus zélés de l’empire, notamment les dirigeants de la « Manif pour tous » après l’éviction de Frigide Barjot.].

D’où ce paradoxe que les supplétifs naturels de l’entreprise russe pour détruire l’UE et vassaliser les nations européennes sont rejoints par des gens qui devraient s’y opposer de toutes leurs forces : les nationalistes xénophobes autarciques du FN, mais aussi, hélas, la plupart des souverainistes. Eux défendent une Europe différente, une Europe des nations plutôt qu’une bureaucratie centralisée prospérant sur l’affaiblissement des gouvernements nationaux, un ensemble régional renforçant son modèle social et ses projets industriels plutôt qu’un espace libre-échangiste sans frontières. Cette tradition politique est forte en France de l’héritage gaulliste et un Jacques Delors n’en était pas si éloigné, au fond, avec sa vision d’une Europe comme « fédération d’États-nations ». Elle représente toujours une sensibilité importante à droite et à gauche, qui s’est exprimée par le non au référendum sur le Traité constitutionnel européen en 2005. On peut apprécier diversement la pertinence et le réalisme de cette tradition, mais elle fait gravement fausse route aujourd’hui : les souverainistes se sont tiré une balle dans le pied en prenant le parti de la Russie, c’est-à-dire de l’empire contre les nations. Ils ne voient pas la différence entre la Russie et l’URSS (ici l’« URSS 2.0 ») : ils ne voient pas à qui ils ont affaire. Habiles géopoliticiens − oui, l’Europe ne doit pas se livrer pieds et poings liés au TAFTA −, ils semblent oublier la morale politique, qui nous invite à soutenir une véritable révolution de la liberté. D’où la grande confusion et la désespérance du débat politique français, qui contraste avec la netteté du débat allemand. L’Allemagne est plus attirée encore par les sirènes russes, en raison de sa proximité géographique et de sa forte dépendance énergétique mais, au moins, les choses sont claires. Les politiques et les éditorialistes choisissent leur camp. Le ministre des Finances, Wolfgang Schaüble, a comparé « l’aide fraternelle » à la russe au raisonnement hitlérien en vertu duquel toute région germanophone était ipso facto un territoire du Reich ; l’éditorialiste du Spiegel Jan Fleischhauer affirme que les dernières déclarations de Poutine lors de son show télévisé ne sont pas « légèrement » mais « parfaitement fascistes », tandis que Jakob Augstein, pacifiste et pro-russe, écrit dans le même journal que « si l’avenir de l’Ukraine, c’est la désintégration, l’Occident ne doit pas chercher à l’empêcher »[3. Jan Flieschauer et Jakob Augstein, Spiegel Online, 1er mai 2014.]. Bref, les Allemands ont Schaüble et Schröder, pendant que nous devons nous contenter des approximations pacifistes d’Edgar Morin, désolant reflet des confusions françaises.

On peut contester la comparaison entre les annexions nazies et l’annexion de la Crimée et demain peut-être de l’Est et du Sud de l’Ukraine, mais justifier, comme le fait Morin, l’agression russe en Ukraine au motif que « l’Allemagne voulait conquérir, la Russie veut récupérer » (Le Monde, 3 mai 2014), cela ne va pas. Entre l’alliance ouverte des rouges-bruns, de la partie de la gauche radicale qui confond Marx et la théorie du complot (du Manifesto à Berruyer) et de l’extrême droite soi-disant nationale avec le Kremlin, les atermoiements mi-chèvre mi-chou de Guaino à Chevènement, et l’Europe de la BCE, les citoyens français vont avoir bien du mal à s’orienter. Le parti de l’abstention risque d’arriver en tête.

*Photo : AP21498659_000025.



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enseigne la science politique à l’Université Paris II Panthéon-Assas.

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