L’anaphore, ultime avatar du politique


L’anaphore, ultime avatar du politique

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On se rappelle les imprécations de Camille, dans Horace :

« Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore ! »

Autant de coups de marteau dans la tête de son frère Horace, Romain unidimensionnel s’il en fut, qui choisit non sans raison de tuer sa sœur pour la faire taire…
C’est la solution à laquelle je pense chaque fois que j’entends une anaphore politique. Et par les temps qui courent, l’anaphore est devenue l’ultime forme du creux, le degré zéro du raisonnement, la figure fondamentale du rien à dire : comme je n’ai aucun argument, je prends un mot (deux, à la rigueur — ce qui amena Hollande à raccourcir un « Quand je serai président » en un curieux et asyntaxique « Moi, Président » et je le répète ad libitum ou presque, en espérant que ce matraquage fera croire à l’auditeur qu’il y avait du sens dans ce martelage.
Le mal vient de plus loin. Rappelez-vous Zola et son « J’accuse » : l’éloquence politique use de l’anaphore depuis belle lurette. À l’oreille, c’est d’ailleurs à Zola, plus qu’à Hollande, que Valls a tout récemment emprunté son « J’assume ».
C’est une figure de fin de discours. Rappelez-vous Sarkozy dans les dernières envolées de son discours de Bercy, en 2007. Guaino, cette année-là, a d’ailleurs usé et abusé de l’anaphore — cela permet de collecter non les arguments, mais la clientèle, dont chaque segment peut prendre pour lui tel ou tel coup de marteau de la série.

Variante : vous reprenez le terme fondamental par un pronom. Hollande nous a fait ça (les sources concordantes attribuent à l’homme aux pompes bien cirées, Aquilino Morelle, la trouvaille de cette série-là) avec « mon adversaire, mon véritable adversaire », réduit à un « il » anonyme (comme une société de même style), finalement glosé par « le monde de la finance », qui vient en apothéose de la série. On a commencé au marteau, on finit à la masse — et les applaudissements de crépiter. À qui prendra une minute pour écouter cette belle envolée, je recommande, à l’extrême fin, le regard qu’Aurélie Filipetti (ENS et agrégation de Lettres) jette à Laurent Fabius (ENS et agrégation de Lettres) : entre amateurs de belles-lettres, on ne saurait être complices en rhétorique avec plus d’éloquence muette.
François Hollande, qui de discours en discours semble se pasticher lui-même, a excité la verve des rhéteurs — les vrais. Voyez par exemple. Et ce n’est pas bien que l’on se moque d’un chef d’Etat — cela signifie en clair que c’est de cet Etat que l’on se moque.
Tiens, un chiasme. C’est moins fréquent…

Ce que montre particulièrement cette surabondance d’anaphores, c’est le vide du discours politique. Quand on n’a rien à dire, on fait du bruit — et l’anaphore est une figure qui fait du bruit, elle n’est même là que pour ça, c’est parce qu’il en avait mal à la tête qu’Horace tire son épée pour faire taire sa frangine.
C’est le problème avec les figures du discours. Un jour, quelqu’un — bien oublié —inventa tel ou tel trope, puis quelqu’un d’autre le reprit, jusqu’à popularisation, jusqu’à saturation. On a cessé de comparer les jeunes filles aux roses peu après Ronsard (1500 ans après Ovide, qui avait déjà donné sans être forcément le premier) qui avait épuisé le sujet — il faudra attendre Françoise Hardy pour qu’on ose à nouveau la métaphore. On ne saurait s’en emparer aujourd’hui sans passer pour un ringard total — ou un plaisantin tenté par la parodie.

La politique en est là : faute de fond, elle en est à outrer ses formes. De « J’accuse » à « J’assume », on frise le pastiche, et il faut être inculte comme le sont en général les journalistes pour s’en repaître…

Ou plutôt, cet inlassable assénement de l’anaphore (qui est en soi figure de ressassement) témoigne de la vacuité du discours politique en ces temps de société du spectacle — et d’un spectacle sans exigence. L’anaphore, c’est de l’esthétique TF1. Si César, qui ne parlait pas mal, ou Jaurès, qui se débrouillait aussi, avaient été aussi nuls, on n’aurait même pas pris la peine de les faire taire.
Et nous, nous les supportons ?

Nous sommes bien cons bons.

*Photo : LCHAM/SIPA. 00681769_000010.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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