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Albert Cossery, ou l’art de passer à côté de ses responsabilités

Le désœuvrement dans la littérature (5)


Albert Cossery, ou l’art de passer à côté de ses responsabilités
Albert Cossery dans les jardins du Luxembourg 05/07/2003 00477082_000005

Nous poursuivons notre flânerie estivale dans les méandres de la littérature du désœuvrement. Baudelaire écrivait: « Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux ». Le romancier Albert Cossery était tout à fait d’accord avec lui!


S’il y a bien un romancier qui fait un avec le désœuvrement, c’est Albert Cossery. Sa vie et son œuvre sont placées sous cette lumière persistante, dont l’origine provient sans doute de son ascendance égyptienne. Sa légende est connue. Une existence au cœur de Saint-Germain-des-Prés, dans un hôtel de la rue de Seine, les ballades chaque jour jusqu’au Café de Flore pour boire un café et admirer les jolies femmes. Et puis quelques livres écrits à la paresseuse, avec pour cadre un Moyen-Orient fantasmatique, rempli de personnages jeunes et désœuvrés, attirés par une seule subversion, celle de s’amuser en suivant tranquillement le cours de la vie et en essayant de ne jamais travailler, afin de ne pas contribuer à l’imposture générale.

Retour au pays

Dans Un complot de saltimbanques, roman paru en 1975, tous les éléments sont rassemblés pour magnifier l’art de passer à côté des responsabilités. Teymour vient de demeurer six ans à l’étranger pour soi-disant étudier et obtenir un diplôme de chimiste. Il a dû revenir d’urgence au pays, son père le menaçant de lui couper les vivres. Il est assis à la terrasse d’un café, et se désespère d’avoir quitté des contrées civilisées dans lesquelles on ne s’ennuie jamais. « Toute son attitude, note Cossery, exprimait le désœuvrement, le vide morbide, la désolation… » Son père lui a réservé un poste d’ingénieur dans la raffinerie de sucre proche. Il ne s’en remet pas. Il ressemble, comme l’écrit Cossery, « à quelque monarque déchu, victime d’une trahison universelle… » Pendant tout ce temps passé dans des pays lointains, Teymour n’a pas étudié quoi que ce soit. Pour lui, « c’était perdre son temps et sa jeunesse que d’étudier toutes ces matières insanes destinées à faire de lui un fonctionnaire ». Avant de revenir au pays, il a acheté à prix d’or un faux diplôme, pour le montrer à son père.

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Mener une vie oisive est suspect

Nous faisons ensuite la connaissance de Medhat, ami d’enfance de Teymour, qui accueille ce dernier avec franchise, comme s’il l’avait quitté la veille. Medhat est une espèce de sage, bien que marié à une très jeune femme et travaillant de temps en temps dans un journal local. Cossery trace de lui un portrait moral très significatif, qu’il convient de citer ici : « N’ayant aucune ambition d’ordre matériel, narguant l’argent et les honneurs, il s’était arrangé pour mener une existence à peu de frais, mais riche de loisirs, lui permettant d’approcher la connaissance intime de la ville ». Un tel mode de vie paraît évidemment suspect, et la police le surveille, le soupçonnant de vouloir fomenter un complot politique contre les autorités. Les conspirateurs, c’est bien connu, sont souvent des oisifs. Le chef de la police, Hallali, qui passe son temps à lire les écrits révolutionnaires ou les essais de sociologie, en est convaincu. Le cas de Teymour lui paraît également douteux : « Je suis convaincu, affirme Hallali, que ce Teymour est porteur de nouvelles directives pour ses camarades ». Et il ajoute ceci, à propos du même Teymour qui n’en peut mais : « Qui me dit qu’il n’est pas là pour fabriquer des bombes […] N’oublie pas que c’est un ingénieur chimiste ». Eh oui, avec un faux diplôme…

Une critique de l’Occident laborieux

Les protagonistes des romans de Cossery sont toujours porteurs d’une certaine innocence. Leur paresse est un réflexe animal. Le péché originel, ils ne connaissent pas. Ils ne comprennent pas pourquoi la société voudrait les transformer en esclaves. Pour Cossery, la civilisation moderne est l’exact opposé du désœuvrement. Seul le désœuvrement, pour lui, serait authentique. Il fait par exemple dire à Medhat :  « Depuis toujours le destin besogneux de l’homme l’empêche de rêver à un idéal qui ne soit pas matériel… » Ces considérations forment, sous la plume de Cossery, une critique implacable de l’Occident. Teymour en prend peu à peu conscience. Non, il ne travaillera pas dans la raffinerie de sucre, « ni nulle part ailleurs ». Sa philosophie se construit sur le non-travail. Cossery nous dit : « Et il se demandait à quoi il était redevable de cette perception aiguë qui l’avait amené à savoir le sens véritable de la vie ». Question en effet essentielle.

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Un complot de saltimbanques ressemble à un conte philosophique de Voltaire. Il dégonfle les baudruches. Il est même porteur d’une éthique qu’il faut prendre au sérieux. Les arguments ne manquent pas, ils sont plaisants et d’un grand bon sens. Le désœuvrement, pensait Cossery, est une idée éternelle et bienfaisante. Elle seule rendrait les hommes heureux.

Albert Cossery,Un complot de saltimbanque. Éd. Robert Laffont, 1975. Le roman est disponible actuellement aux éditions Joëlle Losfeld/Gallimard, soit séparément dans la collection « Arcanes » (1999, 13 €), soit dans les Œuvres complètes, tome 1 (2005, 25 €).

Un complot de saltimbanques

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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