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Revivre après l’inaction la plus totale

Le désœuvrement dans la littérature (3)


Revivre après l’inaction la plus totale
Nicole Garcia et Jean-Pierre Bacri, "Kennedy et moi", film de Sam Karmann, sorti en 1999 © Sipa

Jean-Paul Dubois publiait en 1996 Kennedy et moi


Jean-Paul Dubois, prix Goncourt 2019, est un romancier qui aime décrire des situations inconfortables, avec tout ce que cela nécessite de transgression sociale pour ses personnages. Dans Kennedy et moi (1996), il met en scène un écrivain raté, Simon Polaris, réduit au silence littéraire, et en prise avec le reste du monde qu’il n’a de cesse de défier à coups d’éclat provocateurs. Ce misanthrope, dans l’acception la plus classique du terme, n’en finit pas non plus de faire le dos rond contre toutes les agressions extérieures, et, de ce fait, se replie sur lui-même jusqu’au point de non-retour, sombrant dans un désœuvrement maladif. Ce roman a été adapté au cinéma en 1998 par Sam Karmann, avec Jean-Pierre Bacri, excellent dans le rôle de l’écrivain-ours, et Nicole Garcia dans celui de sa femme, par qui arrivera peut-être la rédemption.

« Hier, j’ai acheté un revolver… »

Tout commence en somme par l’achat d’un revolver, preuve que quelque chose ne va pas bien. « Hier, j’ai acheté un revolver… » C’est la première et dernière phrase du livre de Dubois, qui rappelle plus ou moins l’incipit de L’Étranger de Camus : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Même sentiment de déréliction accaparant un personnage angoissé, qui perd ses repères et éprouve une immense « lassitude », comme le dit le texte. Simon Polaris revient chez lui avec l’arme, la range dans un tiroir, et se sent étrangement soulagé. Pourtant, sa situation demeure problématique. Sa femme Anna le trompe avec un collègue médecin. Ses enfants le méprisent, et des problèmes de dents viennent l’assaillir. Polaris devient une sorte de Job moderne, immobile et vociférateur.

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Polaris ne fait rien de ses journées. « Il écoute, nous raconte Jean-Paul Dubois, le chuintement des canalisations. Le bourdonnement de l’Océan. Le raclement de ses doigts sur sa peau mal rasée. » Ou encore : « Il marche à l’étage, va et vient comme un prisonnier dans sa cellule. » Le bilan global de sa vie le déprime : « Depuis mon adolescence, je n’ai rien accompli d’utile ni de probant… » On lui a appris que c’était répréhensible. Seule tentative d’émerger, Polaris poursuit des séances de psychanalyse avec un praticien nommé Victor Kuriakhine. Bien sûr, il n’y croit pas vraiment et, d’ailleurs, il décide bientôt d’arrêter, notamment parce qu’il n’a plus assez d’argent. 

La montre du président Kennedy

Au cours de leur dernière conversation, Kuriakhine raconte incidemment à Polaris l’histoire de la montre Hamilton qu’il garde soigneusement dans la poche de son pantalon. C’est une pièce historique, qu’il a achetée à Phoenix lors d’un congrès de psychiatrie, lui dit-il. « La montre que le président Kennedy portait au poignet quand il a été assassiné à Dallas. » Avec l’inscription suivante « J.F.K., Brookline, 1962. » Cette histoire fascine complètement Polaris. Il va faire une fixation sur cette montre, et n’aura plus qu’une obsession, se l’approprier : « cet objet me revient de droit, estime-t-il. Victor n’a été qu’un porteur parmi les autres, le dernier commissionnaire du destin ». C’est comme si Kennedy lui avait transmis cette montre Hamilton, pour que lui, Polaris, entre enfin dans l’histoire, c’est-à-dire, toute proportion gardée, dans la vraie vie, si l’on peut traduire ainsi sa pensée. Grâce à cette montre, qui lui échoie, après tant de propriétaires successifs, Polaris pourra « redémarrer quelque chose ». Pour parvenir à ses fins, il utilise son revolver, dont il ne s’est pas servi pour se tuer ou pour éliminer l’amant de sa femme. Il se rend chez le psychiatre, le menace avec l’arme et lui intime de lui remettre la montre. Celui-ci ne peut qu’obtempérer, lâchant simplement cet avertissement : « Maintenant, il vous faudra vivre avec le doute, monsieur Polaris […] ce doute qui vous fera vous demander si cette Hamilton a bien appartenu à Kennedy… »

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Une renaissance ?

Par la suite, Polaris se réconcilie progressivement avec sa femme, qu’il regrette d’avoir délaissée. Il s’aperçoit qu’elle était, comme lui, en manque d’amour, malgré un amant qu’elle finit par trouver ridicule. Polaris décide aussi, de manière inattendue, de réaménager la cave de leur maison, pour y installer son bureau. Cette descente dans les profondeurs de la caverne lui permettra, pense-t-il, de faire le point sur lui-même plus facilement. « Je veux croire que ma vie repartira de ce sous-sol », proclame Polaris avec foi. Cette parenthèse d’inaction absolue qu’il vient de vivre, il voudrait la voir déboucher sur une renaissance. Cela seul aurait un sens, pressent-il. Il a tout remis à plat, c’est le cas de le dire. Il a pris des risques. Il a traversé une crise existentielle grave, il aurait pu décider de se supprimer. Il en sort indemne et libre. Après avoir dépouillé le vieil homme, il a désormais le droit, pense-t-il, d’espérer en l’avenir, de tenter sa chance. C’est un droit toujours chèrement acquis.

Jean-Paul Dubois, Kennedy et moi. Éd. Du Seuil, 1996. Disponible en poche dans la collection « Points ».

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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